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SCENE VI.

CRÉON, ATTALE.

CREON.

L'intérêt des Thébains n'est pas ce qui vous touche.
Dédaigneuse princesse ; et cette ame farouche,
Qui semble me flatter après tant de mépris,
Songe moins à la paix qu'au retour de mon fils.
Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone
Aussi bien que mon cœur dédaignera le trône,
Nous verrons, quand les dieux m'auront fait votreroi,
Si ce fils bienheureux l'emportera sur moi.

ATTALE.

Et qui n'admirerait un changement si rare?
Créon même, Créon pour la paix se déclare!

CRÉON.

Tu crois donc que la paix est l'objet de mes soins?

ATTALE.

Oui, je le crois, seigneur, quand j'y pensais le moins;
Et, voyant qu'en effet ce beau soin vous anime,
J'admire à tout moment cet effort magnanime
Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau.
Ménécée, en mourant, n'a rien fait de plus beau.
Et qui peut immoler sa haine à sa patrie.
Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie.

CREON.

Ah! sans doute, qui peut, d'un généreux effort
Aimer son ennemi peut bien aimer la mort.
Quoi ! je négligerais le soin de ma vengeance,
Et de mon ennemi je prendrais la défense !
De la mort de mon fils Polynice est l'auteur,
Et moi je deviendrais son lâche protecteur!
Quand je renoncerais à cette haine extrême,
Pourrais-je bien cesser d'aimer le diadème?
Non, non; tu me verras d'une constante ardeur
Haïr mes ennemis, et chérir ma grandeur.

Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères :
Je rougis d'obéir où régnèrent mes pères;
Je brûle de me voir au rang de mes aïeux,
Et je l'envisageai dès que j'ouvris les yeux.
Surtout depuis deux ans ce noble soin m'inspire;
Je ne fais point de pas qui ne tend à l'empire;
Des princes mes neveux j'entretiens la fureur,
Et mon ambition autorise la leur.
D'Étéocle d'abord j'appuyai l'injustice;
Je lui fis refuser le trône à Polynice.

Tu sais que je pensais dès lors à m'y placer;
Et je l'y mis, Attale, afin de l'en chasser.

ATTALE.

[charmes, Mais, seigneur, si la guerre eut pour vous tant de D'où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ? Et puisque leur discorde est l'objet de vos vœux, Pourquoi, par vos conseils, vont-ils se voir tous deux ? CREON.

Plus qu'à mes ennemis la guerre m'est mortelle,
Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle:
Il s'arme contre moi de mon propre dessein;
Il se sert de mon bras pour me percer le sein.
La guerre s'allumait lorsque, pour mon supplice,
Hémon m'abandonna pour servir Polynice:
Les deux frères par moi devinrent ennemis;
Et je devins Attale, ennemi de mon fils.
Enfin, ce même jour, je fais rompre la trève,
J'excite le soldat, tout le camp se soulève,
On se bat et voilà qu'un fils désespéré
Meurt, et rompt un combat que j'ai tant préparé.
Mais il me reste un fils; et je sens que je l'aime,
Tout rebelle qu'il est, et tout mon rival même.
Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis.
Il m'en coûterait trop s'il m'en coûtait deux fils.
Des deux princes, d'ailleurs, la haine est trop puissante:
Ne crois pas qu'à la paix jamais elle consente.
Moi-même je saurai si bien l'envenimer,

Qu'ils périront tous deux plutôt que de s'aimer.
Les autres ennemis n'ont que de courtes haines;
Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,

Cher Attale, il n'est rien qui puisse réunir
Ceux que des nœuds si forts n'ont pas su retenir :
L'on hait avec excès lorsque l'on hait un frère.
Mais leur éloignement ralentit leur colère :
Quelque haine qu'on ait contre un fier ennemi,
Quand il est loin de nous, on la perd à demi.
Ne t'étonne donc plus si je veux qu'ils se voient :
Je veux qu'en se voyant leurs fureurs se déploient;
Que, rappelant leur haine au lieu de la chasser,
Ils s'étouffent, Attale, en voulant s'embrasser.

ATTALE.

Vous n'avez plus, seigneur, à craindre que vous-même: On porte ses remords avec le diadème.

CREON.

Quand on est sur le trône, on a bien d'autres soins :
Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.
Du plaisir de régner une ame possédée

De tout le temps passé détourne son idée;
Et de tout autre objet un esprit éloigné

Croit n'avoir point vécu tant qu'il n'a point régné.
Mais allons. Le remords n'est pas ce qui me touche,
Et je n'ai plus un cœur que le crime effarouche:
Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts;
Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE IV.

SCENE PREMIÈRE.

ÉTÉOCLE, CREON.

ÉTÉOCLE.

Oui, Créon, c'est ici qu'il doit bientôt se rendre ;
Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre.
Nous verrons ce qu'il veut ; mais je répondrais bien
Que par cette entrevue on n'avancera rien.

Je connais Polynice et son humeur altière :

Je sais bien que sa haine est encor tout entière;
Je ne crois pas qu'on puisse en arrêter le cours
Et, pour moi, je sens bien que je le hais toujours.

CREON.

Mais s'il vous cède enfin la grandeur souveraine,
Vous devez, ce me semble, apaiser votre haine.

ÉTÉOCLE.

Je ne sais si mon cœur s'apaisera jamais :
Ge n'est pas son orgueil, c'est lui seul que je hais.
Nous avons l'un et l'autre une haine obstinée;
Elle n'est pas, Créon, l'ouvrage d'une année;
Elle est née avec nous; et sa noire fureur,
Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur.
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance;
Que dis-je! nous l'étions avant notre naissance.
Triste et fatal effet d'un sang incestueux !
Pendant qu'un même sein nous renfermait tous deux,
Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l'origine.

Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,
Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
On dirait que le ciel, par un arrêt funeste,
Voulut de nos parents punir ainsi l'inceste;

Et que dans notre sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu'ont de plus noir et la haine et l'amour.
Et maintenant, Créon, que j'attends sa venue,
Ne crois pas que pour lui ma haine diminue;
Plus il approche, et plus il me semble odieux;
Et sans doute il faudra qu'elle éclate à ses yeux.
J'aurais même regret qu'il me quittât l'empire:
Il faut, il faut qu'il fuie, et non qu'il se retire.
Je ne veux pas, Créon, le haïr à moitié;

Et je crains son courroux moins que son amitié.
Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,
Que sa fureur au moins autorise la mienne;
Et, puisqu'enfin mon cœur ne saurait se trahir,
Je veux qu'il me déteste afin de le haïr.
Tu verras que sa rage est encore la même,

Et que toujours son cœur aspire au diademe;
Qu'il m'abhorre toujours, et veut toujours régner;
Et qu'on peut bien le vaincre, et non pas le gagner.
CREON.

Domptez-le donc, seigneur, s'il demeure inflexible.
Quelque fier qu'il puisse être, il n'est pas invincible.
Et, puisque la raison ne peut rien sur son cœur,
Eprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.
Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes,
Je serai le premier à reprendre les armes;
Et, si je demandais qu'on en rompît le cours,
Je demande encor plus que vous régniez toujours.
Que la guerre s'enflamme et jamais ne finisse,
S'il faut, avec la paix, recevoir Polynice.
Qu'on ne nous vienne plus vanter un bien si doux;
La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.
Tout le peuple Thébain vous parle par ma bouche;
Ne le soumettez pas à ce prince farouche:
Si la paix se peut faire, il la veut comme moi;
Surtout, si vous l'aimez, conservez-lui son roi.
Cependant écoutez le prince votre frère,
Et, s'il se peut, seigneur, cachez votre colère;
Feignez... Mais quelqu'un vient.

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