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n'en fallait aux premiers inventeurs pour porter l'un ou l'autre au point où ils l'ont laissé.

Un fait assez singulier, c'est que dans le privilège d'Andromaque on donne à Racine le titre de prieur de l'Epinay mais il n'en jouit pas longtemps; le bénéfice lui fut disputé, et il n'en retira pour tout qu'un procès que lui ni ses juges n'entendirent jamais, comme il le dit dans la préface des Plaideurs, dont ce procès fut en partie le prétexte.

Britannicus suivit de près Andromaque mais sa destinée ne fut pas aussi heureuse. Soit que les amis de Corneille, trop exclusifs, sans doute, et par une suite de cette intolérance qui domine plus ou moins dans toutes les opinions, quel qu'en soit l'objet, aient étouffé par leurs critiques malignes et insidieuses la voix presque toujours faible et timide de la louange; soit plutôt que les beautés dont la pièce de Racine étincelle eussent un caractère trop sévère, trop antique pour le temps où elle parut, et qu'il en soit en littérature comme en politique, où, même pour les meilleures choses, il est nécessaire que les esprits soient préparés; il est certain qu'on ne sentit pas d'abord le mérite de Britannicus. Cette pièce, un des plus estimables ouvrages de Racine, «où l'on trouve, dit Voltaire, toute l'énergie de Tacite exprimée dans des vers dignes de Virgile, » fut reçue très froidement, et ne réussit même que dans un temps où ce succès trop attendu devait peu le flatter, et ne pouvait presque rien ajouter à sa réputation.

Il avoue dans sa préface, avec cette ardeur et cetle modestie qu'on ne trouve que dans les hommes d'un talent supérieur, qu'il doit beaucoup à Tacite, qu'il appelle même le plus grand peintre de l'antiquité. On voit avec plaisir un juge aussi éclairé, et d'un goût aussi correct, aussi pur que Racine, rendre cette justice à Tacite. Mais ce qui fait seul l'éloge de cet excellent historien, c'est que partout où Racine s'est proposé de l'imiter, il est resté au dessous de lui, et que ces imitations, souvent aussi heureuses que le génie si différent des deux langues le com

porte, et qu'une traduction en vers le permet, sont peut-être les plus beaux endroits de Britannicus, où, comme Racine le remarque, « il n'y a presque pas un trait éclatant dent Tacite ne lui ait donné l'idée. »

Je n'entrerai dans aucun détail sur les autres pièces de Racine: il suffit d'observer en général qu'elles eurent le sort de tous les bons ouvrages, c'est à dire qu'elles furent critiquées avec autant de fiel que d'ignorance par les Zoïles du temps, et justement admirées des vrais connaisseurs, les seuls hommes dont le suffrage entraîne tôt ou tard celui de la nation; et dont la voix se fasse entendre dans l'avenir.

Après avoir donné en six ans cinq tragédies, dont la plus faible est écrite avec une élégance, un charme qui fait presque disparaître ou pardonner la langueur et la monotonie du seul sentiment qui y règne, Racine renonça à la poésie, et termina en 1677 sa carrière dramatique par la tragédie de Phèdre. Il avait pour cette pièce de prédilection fondée sur d'assez fortes raisons: il disait même que s'il avait produit quelque chose de parfait, c'était Phèdre. Pour moi, il me semble que cette perfection qu'il cherchait, et dont personne n'a plus approché que lui, se trouve d'une manière plus sensible et plus frappante dans Iphigénie, quoique le caractère de Phèdre, que Voltaire appelle « le chef-d'œuvre de l'esprit humain, et le modèle éternel, mais inimitable, de quiconque voudra jamais écrire en vers, »> soit incontestablement le plus tragique et le plus sublime qu'il y ait au théâtre.

Racine fut reçu à l'Académie française en 1673, et y remplaça La Mothe Le Vayer. Quelques années après il fut nommé avec Boileau historiographe du roi. M. de Valincourt prétend, avec beaucoup de vraisemblance, « qu'après avoir longtemps essayé ce travail, ils sentirent qu'il était tout à fait opposé à leur génie. » C'est que, pour bien écrire l'histoire, il ne suffit pas d'être bon poète, il faut un talent

peut-être aussi rare, et que le premier ne suppose pas, celui de bien écrire en prose; il faut de plus une grande connaissance des hommes qui ne s'acquiert point dans le silence de la retraite; une longue expérience que rien ne peut suppléer, et qui tient à un courant subtil des choses de la vie bien observées; un grand fonds d'idées, d'instruction, de raison, de philosophie, avantages qui se trouvent rarement réunis en un mot, il faut avoir le mérite de Tacite et de Voltaire, qui, dans deux genres très distincts, et en prenant chacun une route aussi diverse que le caractère de leur esprit et la nature des objets dont ils se sont occupés, ont laissé à la postérité les deux plus beaux modèles d'histoire qui existent dans aucune langue et chez aucun peuple; et les deux seuls entre lesquels il soit permis de balancer, et très difficile de choisir.

Plusieurs anecdotes de la vie de Racine, ses épigrammes, et surtout la préface de la première édition de Britannicus, où il tourne finement en ridicule, mais avec une ironie très amère, la plupart des pièces de Corneille, décèlent en lui cet esprit caustique et ce caractère irascible qu'Horace attribue à tous les poètes qu'il appelle si plaisamment une race colère. La religion, vers laquelle Racine tourna d'assez bonne heure toutes ses pensées, avait modéré son penchant pour la raillerie; et, ce qui était peut-être plus difficile encore, parce que le sacrifice était plus grand et plus pénible pour l'amour-propre, elle avait éteint en lui la passion des vers et celle de la gloire, la plus forte de toutes dans les hommes que la nature a destinés à faire de grandes choses; mais elle n'avait pu affaiblir son talent pour la poésie. Douze années presque uniquement consacrées aux devoirs de la piété, dont le sentiment tranquille et doux était devenu un besoin pour lui et remplissait son ame tout entière, ne lui avaient fait rien perdre de ce génie heureux et facile qu'on remarque dans tous ses ouvrages: il suffit, pour s'en convaincre, de lire avec attention les deux dernières pièces qu'il fit, à la

sollicitation de madame de Maintenon, pour les demoiselles de Saint-Cyr.

Esther fut représentée par les jeunes pensionnaires de cette maison, que l'auteur avait formées à la déclamation. Madame de Sévigné fait mention, dans une de ses lettres, des applaudissements que reçut cette tragédie qu'elle appelle un Chef-d'œuvre de Racine. « Ce poète s'est surpassé, dit-elle; il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses; il est pour les choses saintes comme il était pour les profanes: tout est beau, tout est grand, tout est écrit avec dignité. »

On est d'abord un peu étonné de cette admiration exagérée que madame de Sévigné montre ici pour Esther, après avoir parlé si froidement, pour ne pas dire si dédaigneusement, d'Andromaque, de Britannicus, de Bajazet, de Phèdre, etc., pièces très supérieures à Esther. Mais lorsqu'on se rappelle que, fidèle à ce qu'elle appelait ses vieilles admirations, elle écrivait à sa fille que « Racine n'irait pas loin, et que le goût en passerait comme celui du café, »> on ne voit plus dans la critique comme dans l'éloge que le même défaut de tact et de jugement.

Quoique Esther offre de très beaux détails, soutenus de ce style enchanteur qui rend la lecture de Racine si délicieuse, il faut avouer que les applications particulières et malignes que les courtisans firent de plusieurs vers de cette tragédie à certains évènements du temps, contribuèrent beaucoup au grand succès qu'elle eut à la cour; mais le public, qui jugeait de la pièce en elle-même, et dans l'opinion duquel ces applications, bonnes ou mauvaises, ne pouvaient ajouter à l'ouvrage ni une beauté, ni un défaut, ne lui fut pas aussi favorable qu'on l'avait été à Versailles, et l'on convient généralement aujourd'hui que le public eut raison.

Deux ans après, Racine, flatté d'avoir réussi dans un genre dont il était l'inventeur, et qui, peut-être, avait senti renaître en lui le désir si naturel et si utile de la gloire, traita dans les mêmes vues le sujet

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d'Athalie. Mais le long silence qu'il s'était imposé, et qui aurait dû lui faire pardonner sa réputation, n'avait pu encore désarmer l'envie tous les ressorts les plus actifs, et dont l'effet est le plus sûr lorsqu'on veut nuire, furent mis en mouvement, et l'on parvint enfin à jeter dans l'esprit de madame de Maintenon des scrupules qui firent supprimer les spectacles de Saint-Cyr, et Athalie n'y fut point représentée. Racine la fit imprimer en 1691; mais elle trouva pen de lecteurs. On se persuada qu'une pièce faite pour les enfants n'était bonne que pour eux : et les gens du monde, qui craignent l'ennui autant que la douleur, et qui, moins par défaut de lumières que d'approbation, n'ont guère en général d'autres sentiments que ceux qu'on leur inspire, suivirent le torrent, et continuèrent à dépriser Athalie sans l'avoir lue.

Racine, étonné que le public reçût avec indifférence un ouvrage qui aurait suffi pour l'immortaliser, s'imagina qu'il avait manqué son sujet ; et il l'avouait sincèrement à Boileau, qui lui soutenait au contraire qu'Athalie était son chef-d'œuvre : « Je m'y connais, lui disait-il, et le public y reviendra. » La prédiction de Boileau s'est accomplie, mais si longtemps après la mort de Racine, que ce grand homme n'a pu ni jouir du succès de sa pièce, ni même le prévoir.

Cette nouvelle injustice du public, qui venait de commettre un second crime envers la poésie et le bon goût, détermina enfin Racine à ne plus s'occuper de vers et à renoncer pour jamais au théâtre. Il était né très sensible, et cette extrême mobilité d'ame qui donnait à la fortune et aux évènements tant de moyens divers de le tourmenter et de le rendre malheureux, devint en effet pour lui une source de peines. Quoique les applaudissements que j'ai reçus, disait-il, m'aient beaucoup flatté, la moindre critique, quelque mauvaise qu'elle ait été, m'a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m'ont fait de plaisir, » Un homme du

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