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REVUE

DE

PHILOLOGIE

DE

LITTÉRATURE ET D'HISTOIRE ANCIENNES

SUR LE SENS DE L'EXCLAMATION MALUM

La revue The american Journal of Philology (July, 1882), dans un article signé E. P. Morris, qu'on vient seulement de nous communiquer, conteste le sens que nous avons attribué à l'exclamation malum! Ce qui donne surtout de l'intérêt à cet article, c'est qu'on y trouve cités un assez grand nombre de textes qui nous avaient échappé. Notre devoir est de les faire connaître. Nous voyons d'ailleurs, non sans quelque plaisir, que ces textes, qui n'avaient pu servir à former notre opinion, puisque nous les ignorions, loin d'infirmer notre interprétation, ne font que la corroborer.

Nous disions dans notre premier article que l'exclamation malum ! n'est pas un cri d'impatience quelconque, qu'elle tombe toujours sur une chose absurde, inepte, sur une grande ou petite folie, que chez les auteurs graves le sens du mot est expressément défini par les mots qui l'entourent et qui lui servent de commentaire. Quand ces auteurs n'ont rien à ménager, par exemple dans une pensée philosophique qui s'adresse à tout le monde et ne peut blesser personne, ou bien dans une invective contre un adversaire, ils placent à côté de malum! le mot amentia; quand il leur importe d'être plus réservés, ils emploient le mot ratio (mala); quand ils doivent être plus réservés encore, ils se contentent du seul mot malum! dont le sens est pour eux assez clair et qu'ils mettent

1. Voir Revue de Philologie, janvier 1879, p. 19-25.

REVUE DE PHILOLOGIE : Janvier 1883.

VII. 1.

d'ailleurs chaque fois en lumière, en construisant leur phrase de façon à faire ressortir par la rencontre de mots plus ou moins incompatibles ce qu'il y a d'illogique dans la conduite qu'ils blâment et qui provoque l'exclamation. Les deux nouveaux passages de Cicéron que nous oppose M. Morris sont précisément de ceux qui confirment le mieux notre thèse. Dans la première Philippique (ch. 6), Cicéron dit au sénat : « quaenam, malum, est ista voluntaria servitus?» (Il faut penser ici à la force qu'avait pour les Romains le mot servitus.) Le simple rapprochement des deux derniers mots montre bien quel est le sentiment de l'orateur : Une servitude volontaire est une absurdité inouïe, et les mots hurlent. comme on dit, de se rencontrer. Ailleurs, sur un autre ton, dans une lettre à Atticus (1. Ix, 18,), Cicéron, parlant de sa conduite politique future, laisse entendre qu'il va prendre un parti tardif et ajoute « Tu vas me dire que ce parti est insensé; tu, malum, inquies, actum ne agas. Vouloir faire une chose qui est déjà faite est une ineptie. Le choc de ces mots actum ne agas, produit encore une de ces étincelles qui font sauter aux yeux la folie.

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A la liste incomplète que nous avions donnée des passages de Plaute, mais qui nous paraissait suffire, M. Morris ajoute de nouveaux exemples que nous devons aussi signaler. Bien qu'on nous les objecte, ils sont favorables à notre interprétation: Un cuisinier étranger a été installé, pour préparer un repas de noces, dans la cuisine d'Euclion absent. Celui-ci survient et s'écrie: « Que vienstu faire ici? La cuisine. Comment, chez moi ! que t'importe à toi que je mange cuit ou cru? es-tu mon tuteur? Quid tu, malum, curas utrum crudumve an coctum edim, nisi tu mihi es tutor? » Aux yeux d'Euclion cette tranquille invasion de la cuisine par un étranger est un acte inexplicable de folie (Aulul. 1, 2, 15). Il serait trop long de transcrire ici et de commenter tous ces passages de Plaute; il nous faudrait chaque fois raconter une scène. Qu'il nous suffise de dire que malum tombe sur un projet absurde, Casina III, 3, 45; sur une proposition impossible, Bacchis iv, 4, 45; sur une idée saugrenue, Curcul. IV, 2, 33; sur des paroles incompréhensibles et ridicules, Trucul. iv, 3, 27; sur un reproche insensé ou qu'on feint de trouver tel, Mercat. 1, 2, 73; sur un sot conseil, Trucul. 11, 6,20; sur une inexplicable conduite, Mil.glor. II, 5, 36; sur un projet déraisonnable, Stich. IV, 2, 17. Il est clair que dans la comédie l'exclamation portera quelquefois sur de petites sottises, sur un homme qui court sans qu'on sache pourquoi, Rudens 11, 6, 8; sur un garçon qui devrait courir et qui flâne, Pseud. 1, 3, 14. Il faut alors comprendre et traduire : y a-t-il du bon sens à courir; à flâner ainsi? Sans doute dans ces derniers cas on pourrait ne voir

qu'un cri d'impatience, si le sens général du mot malum n'était pas d'avance défini par tant d'autres passages et si déjà il n'était acquis.

Deux fois chez Plaute l'exclamation s'applique à des amoureux fous. Voici un barbon qui s'est assuré une maîtresse, mais qui, ridiculement pressé, voudrait devancer le moment de son bonheur; son esclave lui dit : « quid, malum, properas?» Le vieillard répond: ‹ amo. » Ce dernier mot a ici un sens très fort et signifie : c'est que je suis fou d'amour. L'esclave était en droit de dire à ce vieux fou : malum! Remarquons que l'esclave est fort désintéressé dans l'affaire, qu'il est un très complaisant complice, qu'il n'a pas ici la moindre impatience, et que l'exclamation ne peut porter que sur la folie de ce sénile empressement (Casina 11, 8, 36). — Ailleurs, un jeune amoureux est si fort en contemplation devant sa belle qu'il n'entend rien et ne répond pas à son esclave. Celui-ci qui, en esclave peu sentimental, ne comprend rien à une pareille extase, s'écrie: «Que fais-tu là comme un stupide ? quid hic, malum, obstupuisti?» Le jeune homme répond, comme tout à l'heure le vieillard: « sine amem, laisse-moi à mon cher délire. » Le cri de l'esclave et celui du jeune homme montrent également qu'il s'agit de folie (Poen. 1, 2, 49).

Il est des cas où malum! tombe sur la propre folie de celui qui parle et signifie alors: je deviens fou.» Quand un personnage est tout à coup dans une situation embarrassante, désespérée, que tous les moyens lui échappent, qu'il perd la tête, il s'écrie :.....

malum, quid machiner, quid comminiscar? maximas nugas ineptiasque incipisso: haereo.» (Capt. 11, 3,16.) C'est ainsi que Tranion, ne sachant comment se tirer d'un mauvais pas, s'écrie:

O dieux immortels, secourez-moi; dans quelle affaire me suis-je embarqué quid ego hodie negoti confeci, malum! » (Most. 11, 2,98). De même, chez Térence, Démée ne comprenant rien à son inexplicable malheur pousse ce cri: « Quid hoc, malum, infelicitatis! nequeo satis decernere. » Lui aussi se sent devenir fou (Adelph. IV, 2,5).

L'exclamation garde son sens précis même dans les jeux de mots et les plus mauvais quolibets d'esclaves. Un jeune homme, dans une partie de débauche, attablé avec un ami ivre et deux courtisanes, apprend l'arrivée subite de son père, et dans son trouble laisse échapper ces mots Où suis-je ? L'esclave bouffon feint de prendre cet où suis-je?» pour une question et répond : « Où tu es? tu es à table, nam quid tu, malum, me rogitas quid agas? adcubas! » C'est comme si l'esclave disait : Faut-il être fou pour demander où on est. (Most. II, 1,21.)

En résumé, huit passages de Cicéron, deux de Pline l'ancien, un de Tite-Live, un de Sénèque, un de Quinte Curce, un de Fronton, en tout quatorze passages d'auteurs sérieux (nous ne les choisissons pas à notre gré parmi d'autres, nous prenons tous ceux qui sont connus) s'accordent pour fixer le sens de l'exclamation, et le fixent d'une manière si claire et si uniforme que cette concordance exacte peut passer pour une curiosité de notre sujet. L'accord est d'autant plus remarquable que ces auteurs appar tiennent à des époques différentes et laisse ainsi supposer que le mot avait un sens bien ferme et bien reconnu. Le sens du mot étant ainsi nettement déterminé par les auteurs graves, on a le droit et même le strict devoir d'essayer cette interprétation sur les comédies de Plaute et de Térence. Nous croyons avoir montré que les comiques, eux aussi, sont d'accord entre eux et avec les orateurs, les historiens, les philosophes, en tenant compte sans doute des mille nuances et des fantasques légèretés du dialogue comique. Si on adopte le sens que nous proposons, on verra combien certaines répliques gagneront à être comprises ainsi. Au lieu ce ces interjections vagues, insipides, qui ressemblent à tant d'autres, on aura des cris nuancés, des jugements précis et fins sur la conduite, sur les paroles des interlocuteurs, et les jeux de scène paraîtront plus vrais et plus spirituels.

Si on veut voir jusqu'à quel point il importe de connaître le sens de l'exclamation, il suffit de parcourir çà et là les notes des divers commentateurs. Ils sentent tous d'instinct qu'il y a là une difficulté, sans voir où elle est. Les plus prudents se taisent, les plus consciencieux s'embarrassent dans des explications confuses, tantôt prenant l'exclamation pour un substantif, tantôt pensant qu'il s'agit, non de folie ou d'ineptie, mais de châtiment ou de menace, tantôt brouillant tout. De là des notes parfois bien étranges, même chez les plus savants, chez Victor Leclerc, par exemple (Lettres à Atticus, 1. 1x, 18), où la note est si singulière que, par respect pour cet illustre maître, nous n'insistons pas ; voyez aussi la note de Weissenborn sur Tite-Live (V, 54), à laquelle renvoie Kuehner, dans son excellente grammaire (t. I. $213), sans se douter qu'il recommande une visible erreur.

Pour faciliter le travail du lecteur qui voudrait se faire lui-même une opinion sur cette délicate question de langue, nous donnons ici la liste des passages appartenant aux auteurs sérieux, que nous avons d'abord cités à laquelle M. Morris a depuis ajouté un utile complément :

Cicéron, Verr. II, 1,20; pro Q. Roscio, 18; pro Scauro (voir Eugraphius, Ter. Heaut. IV, 3,38); Philipp. 1, 6 et x, 9; de off. II,

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