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premières émanées de M. Tymms, diffèrent pour la forme de nos croix normandes. Les premières sont latines et les secondes sont grecques. Les nôtres rappellent beaucoup ces croix de consécration que l'on peignait sur les murs des églises depuis le x1o jusqu'au xvr° siècle. Celles de Lincoln et de Chichester reproduisent assez bien le plan d'une église avec ses transepts. Cependant celles d'Edmund's-Bury affectaient tout à la fois les types latins et grecs, car la troisième des croix communiquées par M. Tymms ressemble étonnamment à nos croix de Bouteilles; il s'ensuivrait de là que le type variait selon les temps et selon les lieux.

Nos croix de plomb ont, du reste, tous les caractères des croix de pierre de leur époque. Elles ressemblent à ces croix antéfixes que l'on trouve sur un grand nombre d'églises, notamment à Courcy (Calvados) et à Étretat (Seine-Inférieure). Elles rappellent encore mieux ces belles croix de cimetière du xe siècle, publiées par M. de Caumont, soit dans son Abécédaire d'archéologie1, soit dans sa Statistique monumentale2.

Notre contrée en possède aussi de semblables: la plus remarquable est celle du cimetière de Wanchy, et l'une des plus authentiques est la croix du carrefour d'Auberville-sur-Yères mentionnée par Eudes Rigaud dans le Registre de ses visites pastorales3. Enfin la vallée de l'Eaulne nous offre en ce genre des spécimens précieux dans les deux croix de pierre placées sur le chemin d'Envermeu à Bailly, et la vallée de Dieppe nous montre la croix de la Moinerie sur la route de Bouteilles à Arques.

Nous avons rencontré le type parfait de nos croix de Bouteilles sur un chapiteau roman de l'église de Saint-Marcouf, dans le département de la Manche. M. Théodose du Moncel, qui l'a dessinée, considère l'église comme appartenant au xr° siècle, ou tout au plus au commencement du xi1o.

Il y a plus, nos croix serviront peut-être à expliquer un usage conservé par les peintres et les verriers du moyen âge, et qui jusqu'ici n'avait pas été bien compris. M. Viollet-Leduc, aussi savant archéologue qu'il est habile architecte, a bien voulu nous dire que dans les peintures hautes du porche de Saint-Savin, en Poitou,

1 Abécédaire d'archéologie, 1" édition, p. 159.

Statistique monumentale du Calvados, t. II, p. 358.

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* Bulletin monumental, t. VIII, p. 23, planche de modillons, fig. 98.

on voyait figurer une croix comme les nôtres sur le suaire d'un mort. De plus, dans les vitraux de Bourges et de Chartres qui appartiennent à la fin du xi° siècle, on remarque les corps de plusieurs martyrs enveloppés de suaires, sur lesquels figure une de nos croix, soit sur la tête, soit sur la poitrine. Ici encore la coutume et l'époque concordent parfaitement avec nos découvertes, et l'archéologie vient apporter un argument de plus à nos démonstrations.

M. de Gerville cite deux faits qui tendraient à faire croire que ces croix étaient parfois placées dans les tombeaux en signe de pénitence. Il raconte que Pépin le Bref voulut être inhumé adens (la face contre terre) et une croix dessous sa figure pour expier les spoliations que son père avait commises contre les églises. En 1831, il vit à Couvert, près Bayeux, un squelette aussi couché adens, avec une croix au-dessous et une chaînette au cou1. Dans un article sur les inhumations au moyen âge, M. Ernest Feydeau raconte que Hugues Capet voulut être inhumé sous le porche de Saint-Denis, couché sur le ventre et une croix dessous la face2.

Pour nous, si l'on nous demande notre pensée sur l'intention de nos pères, nous dirons qu'il nous paraît que ces croix, comme les vases remplis d'eau bénite que l'on plaçait à leurs pieds, étaient un préservatif contre les obsessions et les possessions démoniaques, dont l'idée, venue des anciens, a traversé tout le moyen âge.

Ce qui nous confirme dans cette opinion, ce sont d'abord les croix d'Edmund's-Bury, mais surtout les textes très-précis de Durand, de Mende, qui, en matière de liturgie, est l'oracle de cette époque.

En parlant des vases à l'eau bénite que de son temps on plaçait dans les tombes, ce grand témoin du xır siècle s'explique clairement sur la question des possessions corporelles. Voici son texte : «Deindè (corpus) ponitur in speluncâ in quâ, in quibusdam locis, ponitur aqua benedicta et prunæ cum thure. Aqua benedicta ne dæmones, qui multùm eam timent, ad corpus accedant; solent namque desævire in corpora mortuorum, ut quod nequiverunt in vità saltem post mortem agant 3. »

Maintenant ces mêmes hommes regardaient aussi la croix comme

1 Mém. de la soc. des antiq. de l'Ouest, t. II, p. 195. Annales archéologiques, t. XV, p. 43., année 1855. 3 Rationale divin. offic., t. VII, p. 35, no 37.

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un exorcisme puissant contre l'esprit malin; car le même Durand, de Mende, dit ailleurs: Verum enim verò animadverte quandocunque sepelitur christianus vel quocunque loco crucem capiti • ejus apponi debere ad signandum illum fuisse christianum; vel ob id etiam quod summopere diabolus signum hoc pertimescat et ad eum locum horreat accedere qui cruce est designatus 1. On pourrait peut-être dans ces paroles trouver la preuve et la raison de l'usage dont nous parlons. Toutefois, il est évident que c'était bien de cette même pensée qu'étaient pénétrés les Anglo-Normands d'Edmund's-Bury, lorsqu'ils écrivaient sur leurs croix de plomb: Crux Cri.(sti) pellit hostem. »

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Enfin il est un fait, pris dans les régions les plus hautes et les plus éclairées de la société du moyen âge, qui atteste parfaitement l'universalité de la coutume dont nous parlons, en France et dans toute la chrétienté. Le savant Mabillon raconte, dans ses Annales de l'ordre de saint Benoît, qu'après la mort d'Abeilard, arrivée en 1142, Héloïse écrivit à Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, pour obtenir de lui une formule d'absolution qu'elle pût déposer sur la tombe du célèbre théologien : « Ut aliud sibi sigillum, id est alteram epistołam sigillo obsignatam, mittat; quo in sigillo Magistri absolutio litteris apertis contineatur ut sepulcro ejus suspendatur 2. »

L'absolution fut gracieusement accordée, et voici en quels termes elle était conçue, toujours d'après Mabillon: «Absolutio «Petri Abaëlardi his verbis concepta est: Ego Petrus, Cluniacensis abbas, qui Petrum Abaëlardum in monachum Cluniacensem recepi, et corpus ejus furtim delatum Heloïsæ, abbatissæ, et monialibus Paracliti concessi, auctoritate omnipotentis Dei et omnium Sanctorum absolvo eum pro officio ab omnibus peccatis suis*. » Un vieil auteur bénédictin dit que cette absolution fut placée sur le corps d'Abeilard.

Après un fait aussi éclatant, nous n'avons plus rien à ajouter, si ce n'est que nos croix de Bouteilles sont l'expression populaire et le dernier reste de cette coutume complétement disparue. Ce mémoire se terminait ici quand j'ai reçu, par la bienveil

Rationale divin. offic., t. VII, p. 35, no 38.

Annales ord. Sancti Benedicti, t. VI, p. 356, édit., de Paris 1739.

'Les religieux de Saint-Marcel, où Abeilard avait terminé sa carrière, refusaient de livrer les restes de cet homme célèbre.

* Annales ord. Sancti Benedicti, t. VI, p. 356, édit. de Paris 1759.

lance du comité, une note de mon confrère M. Charma, de Caen, laquelle rentre parfaitement dans mon sujet. C'est un document liturgique emprunté à l'histoire monastique de l'Angleterre, à l'époque même de la domination normande. Cette pièce constate tout à la fois et le temps de la coutume religieuse dont je me suis fais l'historien, et sa communauté d'existence dans les deux contrées; il prouve aussi ce que nous avons dit en commençant, que la pratique de l'église orientale actuelle était celle de l'église latine au x1° siècle. Inutile de dire combien nous sommes heureux d'ajouter à notre notice cette citation précieuse :

«Dans les statuts de l'ordre de saint Benoît, revus par Lanfranc pour ses monastères de la Grande-Bretagne, je trouve, dit le savant professeur, de curieux détails sur les soins dont on devait y entourer les mourants et les morts. Lorsqu'un frère, atteint d'une maladie incurable, approche du terme fatal, le couvent tout entier se range devant sa couche. Le patient alors confesse ses fautes, et reçoit de tous l'absolution, qu'à son tour il leur donne: facta confessione absolvatur ab omnibus et ipse absolvat omnes; puis chacun dépose sur son front le baiser d'adieu. On lui administre ensuite, pour soutenir jusqu'au bout son courage, les derniers sacrements. La lutte suprême commence. Un lit de cendre, en forme de croix, est préparé, sur lequel on dépose le moribond. Prévenus à ce moment, les moines quittent tout, même le service divin, pour aller réciter, dans la chambre mortuaire, les prières des agonisants. L'âme a-t-elle abandonné le corps, il ne reste plus qu'à songer aux funérailles. Mais la dépouille mortelle ne sera pas confiée à la terre, sans qu'auparavant on n'ait placé sur la poitrine du mort, comme à une autre époque on mettait une pièce de monnaie dans sa bouche, son passe-port pour un meilleur monde, l'absolution écrite qui lui ouvrira le ciel : Absolutionem scriptam et a fratribus lectam super pectus ejus ponant1. »

1 Voyez Decreta divi Lanfranci pro ordine S. Benedicti, cap. XXIII, dans les Œuvres de Lanfranc, édit. d'Achery, in fol. Paris, 1648, p. 293. — Cf. Biographie de Lanfranc dans les Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, t. XVII, p. 496 et 518.

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La séance est ouverte à deux heures trois quarts, sous la présidence de M. Guigniaut.

Le procès-verbal de la séance extraordinaire du 22 avril est lu et adopté.

M. Jourdain informe la section de la nomination faite par M. le ministre d'une commission chargée de donner son avis sur les questions relatives à la transcription et à l'impression des textes qui doivent composer le Recueil des anciens poëtes de la France. Cette commission est composée d'un certain nombre de membres du comité et des principaux éditeurs qui doivent concourir à la publication.

Correspondance.

M. Amiel adresse deux nouveaux rapports sur les résultats des recherches qu'il a été chargé de faire pour le Recueil des poésies populaires.

M. de Baecker envoie la description d'un manuscrit qui paraît renfermer des poésies et quelques épîtres en prose de Guillaume de Machault. Le correspondant donne en même temps l'indication de ces diverses pièces, afin qu'on puisse vérifier si, dans le nombre, il s'en trouve d'inédites.

M. P. Paris est prié d'examiner ces deux communications.
M. Adolphe Dumas adresse un rapport sur une mission qui
Bulletin. II.

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