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un esprit formé par de pareilles lectures devient capable de tout.

Je m'aperçois qu'à la tête d'un Mémoire historique, je vous parle trop longtemps: le cœur m'a emporté; et, pour vous en expliquer les sentiments, j'ai profité de la plus favorable occasion que jamais père ait trouvée.

La Vie de mon père qui se trouve à la tête de la dernière édition de ses œuvres, faite à Paris en 1736, ne mérite aucune attention, parce que celui qui s'est donné la peine de la faire ne s'est pas donné celle de consulter la famille '. Au lieu d'une Vie ou d'un Éloge historique, on ne trouve, dans l'Histoire de l'Académie Française, qu'une lettre de M. de Valincour, qu'il appelle lui-même un amas informe d'anecdotes cousues bout à bout et sans ordre. Elle est fort peu exacte, parce qu'il l'écrivait à la hâte, en faisant valoir à M. l'abbé d'Olivet, qui la lui demandait, la complaisance qu'il avait d'interrompre ses occupations pour le contenter; et il appelle corvée ce qui pouvait être pour lui un agréable devoir de l'amitié, et même de la reconnaissance. Personne n'était plus en état que lui de faire une Vie exacte d'un ami qu'il avait fréquenté si longtemps; au lieu que les autres qui en ont voulu parler ne l'ont point du tout connu. Je ne l'ai pas connu moi-même; mais je ne dirai rien que sur le rapport de mon frère aîné, ou d'anciens amis, que j'ai souvent interrogés. J'ai aussi quelquefois interrogé l'illustre compagnon de sa vie et de ses travaux, et Boileau a bien voulu m'apprendre quelques partieularités. Comme ils ont dans tous les temps partagé entre eux les faveurs des Muses et de la cour, où, appelés d'abord comme poëtes, ils surent se faire plus estimer encore par leurs mœurs que par les agréments de leur esprit, je ne séparerai point dans ces Mémoires deux amis que

Le peu qu'en a écrit M. Perrault dans ses Hommes Illustres est vrai, parce qu'il consulta la famille, et, par la même raison, l'article du Supplément de Moréri, 1735, est exact; mais le P. Niceron et les auteurs de l'Histoire des Théâtres n'ont fait que compiler la Vie qui est à la tête de l'édition de 1736, ou la lettre de M. de Valincour, les notes de Brossette, et le Bolacana, recueil très-peu sûr en plusieurs endroits. J'aurai occasion d'en parler dans la suite. (L. R.)

la mort seule a pu séparer. Pour ne point répéter cependant sur Boileau ce que ses commentateurs en ont dit, je ne rapporterai que ce qu'ils ont ignoré, ou ce qu'ils n'ont pas su exactement. La vie de deux hommes de lettres, et de deux hommes aussi simples dans leur conduite, ne peut fournir des faits nombreux et importants; mais comme le public est toujours curieux de connaître le caractère des auteurs dont il aime les ouvrages, et que de petits détails le font souvent connaître, je serai fidèle à rapporter les plus petites choses.

Ne pouvant me dispenser de rappeler au moins en peu de mots l'histoire des pièces de théâtre de mon père, je diviserai cet ouvrage en deux parties. Dans la première, je parlerai du poëte, en évitant, autant qu'il me sera possible, de redire ce qui se trouve déjà imprimé en plusieurs endroits. Dans la seconde, le poëte ayant renoncé aux vers, auxquels il ne retourna que sur la fin de ses jours et comme malgré lui, je n'aurai presque à parler que de la manière dont il a vécu à la cour, dans sa famille et avec ses amis. Je ne dois jamais louer le poëte ni ses ouvrages : le public en est juge. S'il m'arrive cependant de louer en lui plus que ses mœurs, et si je l'approuve en tout, j'espère que je serai moi-même approuvé; et que, quand même j'oublierais quelquefois la précision du style historique, mes fautes seront ou louées ou du moins excusées, parce que je dois être, plus justement encore que Tacite écrivant la vie de son beau-père, professione pietatis aut laudatus aut excusatus.

PREMIÈRE PARTIE.

Les Racine, originaires de La Ferté-Milon, petite ville du Valois, y sont connus depuis longtemps, comme il paraît par quelques tombes qui y subsistent encore dans la grande église, et entre autres par celle-ci :

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Cy gissent honorables personnes, Jean Racine, receveur pour le roi « notre sire et la reine, tant du domaine et duché de Valois que des gre«niers à sel de La Ferté-Milon et Crespy en Valois, mort en 1593, et dame Anne Gosset, sa femme. »

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Je crois pouvoir, sans soupçon de vanité, remonter jusqu'aux aïeux que me fait connaître la charge de contrôleur du petit grenier à sel de La Ferté-Milon. La charge de receveur du domaine et du duché de Valois, que possédait Jean Racine, mort en 1593, ayant été supprimée, Jean Racine, son fils, prit celle de contrôleur du grenier à sel de La Ferté-Milon, et épousa Marie Desmoulins, qui eut deux sœurs religieuses à PortRoyal-des-Champs. De ce mariage naquit Agnès Racine, et Jean Racine, qui posséda la même charge, et épousa en 1638 Jeanne Sconin, fille de Pierre Sconin, procureur du roi des eaux et forêts de Villers-Coterets. Leur union ne dura pas longtemps. La femme mourut le 24 janvier 1641, et le mari le 6 février 1643. Ils laissèrent deux enfants : Jean Racine, mon père, né le 21 décembre 1639, et une fille qui a vécu à La Ferté-Milon jusqu'à l'âge de quatre-vingt-douze ans. Ces deux jeunes orphelins furent élevés par leur grand-père Sconin. Les grandes fêtes de l'année, ce bon homme traitait toute sa famille, qui était fort nombreuse, tant enfants que petits-enfants. Mon père disait qu'il était comme les autres invité à ce repàs, mais qu'à peine on daignait le regarder. Après la mort de Pierre Sconin, arrivée en 1650, Marie Desmoulins, qui, étant demeurée

RACINE.

T. I.

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veuve, avait vécu avec lui, se retira à Port-Royal-des-Champs', où elle avait une fille religieuse, qui depuis en fut abbesse, et qui est connue sous le nom d'Agnès de Sainte-Thècle Racine.

Dans les premiers troubles qui agitèrent cette abbaye, quelques-uns de ces fameux solitaires, qui furent obligés d'en sortir pour un temps, se retirèrent à la chartreuse de Bourg-Fontaine, voisine de La Ferté-Milon : ce qui donna lieu à plusieurs personnes de La Ferté-Milon de les connaître, et de leur entendre parler de la vie qu'on menait à Port-Royal 2. Voilà quelle fut la cause que les deux sœurs et la fille de Marie Desmoulins s'y firent religieuses, qu'elle-même y passa les dernières années de sa vie, et que mon père y passa les premières années de la sienne.

Il fut d'abord envoyé pour apprendre le latin dans la ville de Beauvais, dont le collége était sous la direction de quelques ecclésiastiques de mérite et de savoir: il y apprit les premiers principes du latin. Ce fut alors que la guerre civile s'alluma à Paris, et se répandit dans toutes les provinces. Les écoliers s'en mêlèrent aussi, et prirent parti chacun suivant son inclination. Mon père fut obligé de se battre comme les autres, et reçut au front un coup de pierre, dont il a toujours porté la cicatrice audessus de l'œil gauche. Il disait que le principal de ce collége le montrait à tout le monde comme un brave; ce qu'il racontait en plaisantant. On verra dans une de ses lettres, écrite de l'armée à Boileau, qu'il ne vantait pas sa bravoure.

Il sortit de ce collége le 1er octobre 1655, et fut mis à PortRoyal, où il ne resta que trois ans, puisque je trouve qu'au mois d'octobre 1658 il fut envoyé à Paris pour faire sa philosophie au collège d'Harcourt, n'ayant encore que quatorze ans 3. On a

Elle mourut le 12 août 1662. Voyez le Nécrologe et les historiens de Port-Royal.

2 Lorsqu'en 1638 le cardinal de Richelieu eut fait arrêter l'abbé de SaintCyran, il envoya ordre à Antoine Le Maistre et à Le Maistre de Séricourt de quitter Port-Royal; et les deux frères allèrent chercher une retraite à La Ferté-Milon, chez madame Vitart, tante de Racine.

3 Il y a évidemment ici une erreur sur l'âge de Racine. était né en décembre 1639. Il sortit du collège de Beauvais, dit l'auteur des Mémoires,

peine à comprendre comment en trois ans il a pu faire à PortRoyal un progrès si rapide dans ses études. Je juge de ces progrès par les extraits qu'il faisait des auteurs grecs et latins qu'il lisait.

J'ai ces extraits écrits de sa main. Ses facultés, qui étaient fort médiocres, ne lui permettant pas d'acheter les belles éditions des auteurs grecs, il les lisait dans les éditions faites à Båle sans traduction latine. J'ai hérité de son Platon et de son Plutarque, dont les marges, chargées de ses apostilles, sont la preuve de l'attention avec laquelle il les lisait; et ces mêmes livres font connaître l'extrême attention qu'on avait à PortRoyal pour la pureté des mœurs, puisque dans ces éditions mêmes, quoique toutes grecques, les endroits un peu libres, ou pour mieux dire trop naïfs, qui se trouvent dans les narrations de Plutarque, historien d'ailleurs si grave, sont effacés avec un grand soin. On ne confiait pas à un jeune homme un livre tout gree sans précaution.

M. Le Maistre, qui trouva dans mon père une grande vivacité d'esprit avec une étonnante facilité pour apprendre, voulut conduire ses études, dans l'intention de le rendre capable d'être un jour avocat. Il le prit dans sa chambre, et avait tant de tendresse pour lui, qu'il ne l'appelait que son fils, comme on verra par ce billet, dont l'adresse est, Au petit Racine, et que je rapporte quoique fort simple, à cause de sa simplicité même. M. Le Maistre l'écrivit de Bourg-Fontaine, où il avait été obligé de se retirer :

« Mon fils, je vous prie de m'envoyer au plus tôt l'Apologie « des SS. PP., qui est à moi, et qui est de la première impres«sion. Elle est reliée en veau marbré, in-4°. J'ai reçu les cinq << volumes de mes Conciles, que vous aviez fort bien empaque«tés. Je vous en remercie. Mandez-moi si tous mes livres sont « bien arrangés sur des tablettes, et si mes onze volumes de saint Jean Chrysostome y sont; et voyez-les de temps en

en octobre 1655: il avait donc près de seize ans. Il resta ensuite trois ans à Port-Royal, et fut envoyé, en octobre 1658, au collège d'Harcourt à Paris. Il avait donc alors près de dix-neuf ans, et cependant il est dit dans ce paragraphe n'ayant encore que quatorze ans.

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