Imágenes de páginas
PDF
EPUB

parer sa bévue le mit en très-mauvaise humeur contre les tritons, comme il paraît par une de ses lettres. Chapelain le prit en amitié, lui offrit ses avis et ses services, et, non content de les lui offrir, parla de lui et de son oncle si avantageusement à M. Colbert, que ce ministre lui envoya cent louis de la part du roi, et peu après le fit mettre sur l'état pour une pension de six cents livres en qualité d'homme de lettres. Les honneurs soutiennent les arts. Quel sujet d'émulation pour un jeune homme, très-inconnu au public et à la cour, de recevoir de la part du roi et de son ministre une bourse de cent louis! Et quelle gloire pour le ministre qui sait découvrir les talents qui ne commencent qu'à naître, et qui ne connaît pas encore celui même qui les possède!

Il composa en ce même temps un sonnet qui, quoique fort innocent, lui attira, aussi bien que son ode, de vives réprimandes de Port-Royal, où l'on craignait beaucoup pour lui sa passion démesurée pour les vers. On eût mieux aimé qu'il se fût appliqué à l'étude de la jurisprudence, pour se rendre capable d'être avocat, ou que du moins il eût voulu consentir à accepter quelqu'un de ces emplois qui, sans conduire à la fortune', procurent une aisance de la vie capable de consoler de l'ennui de cette espèce de travail, et de la dépendance, plus ennuyeuse encore que le travail. Il ne voulait point entendre parler d'occupations contraires au génie des muses; il n'aimait que les vers, et craignait en même temps les réprimandes de Port-Royal. Cette crainte était cause qu'il n'osait montrer ses vers à personne, et qu'il écrivait à un ami : « Ne pouvant vous « consulter, j'étais prêt à consulter, comme Malherbe, une << vieille servante qui est chez nous, si je ne m'étais aperçu « qu'elle est janséniste comme son maître, et qu'elle pourrait « me déceler, ce qui serait ma ruine entière, vu que je reçois « tous les jours lettres sur lettres, ou plutôt excommunica«tions sur excommunications à cause de mon triste sonnet'. >>

Ce n'est pas ce sonnet, comme le croit Louis Racine, qui attira à son père les réprimandes de Port-Royal, mais bien un sonnet composé à la louange du cardinal Mazarin, à l'occasion de la paix des Pyrénées. Voyez

Voici ce triste sonnet; il le fit pour célébrer la naissance d'un enfant de madame Vitart, sa tante:

Il est temps que la nuit termine sa carrière :
Un astre tout nouveau vient de naître en ces lieux;
Déjà tout l'horizon s'aperçoit de ses feux,

Il échauffe déjà dans sa pointe première.

Et toi, fille du jour, qui nais devant ton père,
Belle Aurore, rougis, ou te cache à nos yeux :
Cette nuit un soleil est descendu des cieux,
Dont le nouvel éclat efface ta lumière.

Toi qui dans ton matin parais déjà si grand,
Bel astre, puisses-tu n'avoir point de couchant!
Sois toujours en beautés une aurore naissante.

A ceux de qui tu sors puisses-tu ressembler!
Sois digne de Daphnis et digne d'Aramanthe:
Pour être sans égal, il les faut égaler.

Ce sonnet, dont il était sans doute très-content à cause de la chute, et à cause de ce vers, Fille du jour, qui nais devant ton père, prouve, ainsi que les strophes des odes que j'ai rapportées, qu'il aimait alors ces faux brillants, dont il a été depuis si grand ennemi. Les principes du bon goût, qu'il avait pris dans la lecture des anciens et dans les leçons de PortRoyal, ne l'empêchaient pas, dans le feu de sa première jeunesse, de s'écarter de la nature, dont il s'écarte encore dans plusieurs vers de la Thébaïde. Boileau sut l'y ramener.

Il fut obligé d'aller passer quelque temps à Chevreuse, où M. Vitart, intendant de cette maison, et chargé de faire faire quelques réparations au château, l'envoya en lui donnant le soin de ces réparations. Il s'ennuya si fort de cette occupation et de ce séjour, qui lui parut une captivité, qu'il datait les lettres qu'il en écrivait, De Babylone. On en trouvera deux parmi celles de sa jeunesse.

la première lettre de Racine à l'abbé Le Vasseur : elle ne laisse aucun doute à ce sujet.

C'est une erreur. M. Vitart, intendant de la maison de Chevreuse, chez qui Racine fut employé pendant quelques années au sortir du collége, était son cousin, et non son oncle.

On songea enfin sérieusement à lui faire prendre un parti; et l'espérance d'un bénéfice le fit résoudre à aller en Languedoc, où il était à la fin de 1661, comme il paraît par la lettre qu'il écrivit à La Fontaine, et par celle-ci, datée du 17 janvier 1662, dans laquelle il écrit à M. Vitart : « Je passe mon << temps avec mon oncle, saint Thomas et Virgile. Je fais « force extraits de théologie, et quelques-uns de poésie. Mon <<< oncle de bons desseins pour moi, il m'a fait habiller de <«< noir depuis les pieds jusqu'à la tête : il espère me procurer << quelque chose. Ce sera alors que je tâcherai de payer mes « dettes. Je n'oublie point les obligations que je vous ai : j'en « rougis en vous écrivant : Erubuit puer, salva res est. Mais « cette sentence est bien fausse; mes affaires n'en vont pas << mieux. >>

Pour être au fait de cette lettre et de celles qu'on trouvera à la suite de ces Mémoires, il faut savoir qu'il avait été appelé en Languedoc par un oncle maternel, nommé le père Sconin, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, homme fort estimé dans cette congrégation, dont il avait été général, et qui avait beaucoup d'esprit. Comme il était inquiet et remuant, dès que le temps de son généralat fut expiré, pour s'en défaire on l'envoya à Uzès, où l'on avait joint pour lui le prieuré de Saint-Maximin à un canonicat de la cathédrale : il était outre cela official et grand-vicaire. Ce bon homme était tout disposé à résigner son bénéfice à son neveu; mais il fallait être régulier; et le neveu, qui aurait fort aimé le bénéfice, n'aimait point cette condition, à laquelle cependant la nécessité l'aurait fait consentir, si tous les obstacles qui survinrent ne lui eussent fait connaître qu'il n'était pas destiné à l'état ecclésiastique.

Par complaisance pour son oncle, il étudiait la théologie; et en lisant saint Thomas, il lisait aussi l'Arioste, qu'il cite souvent, avec tous les autres poëtes, dans ses premières lettres adressées à un jeune abbé Le Vasseur, qui n'avait pas plus de vocation que lui pour l'état ecclésiastique, dont il quitta l'habit dans la suite. Dans ces lettres, écrites en toute liberté, il rend compte à son ami de ses occupations et de ses sentiments,

et ne fait paraître de passion que pour l'étude et les vers. Sa mauvaise humeur contre les habitants d'Uzès, qu'il pousse un peu trop loin, semble venir de ce qu'il est dans un pays où il craint d'oublier la langue française, qu'il avait une extrême envie de bien posséder. Je juge de l'étude particulière qu'il en faisait, par des remarques écrites de sa main sur celles de Vaugelas, sur la traduction de Quinte-Curce, et sur quelques traductions de d'Ablancourt. On voit encore par ces lettres qu'il fuyait toute compagnie, et surtout celle des femmes, aimant mieux la compagnie des poëtes grecs. Son goût pour la tragédie lui en fit commencer une dont le sujet était Théagène et Chariclée. Il avait conçu dans son enfance une passion extraordinaire pour Héliodore : il admirait son style et l'artifice merveilleux avec lequel sa fable est conduite. Il abandonna enfin cette tragédie, dont il n'a rien laissé, ne trouvant pas vraisemblablement que des aventures romanesques méritassent d'être mises sur la scène tragique. Il retourna à Euripide, et y prit le sujet de la Thébaïde, qu'il avança beaucoup, en même temps qu'il s'appliquait à la théologie.

Quoique alors la plus petite chapelle lui parût une fortune, las enfin des incertitudes de son oncle, et des obstacles que faisait renaître continuellement un moine nommé dom Cosme, dont il se plaint beaucoup dans ses lettres, il revint à Paris, où il fit connaissance avec Molière, et acheva la Thébaïde.

Il donna d'abord son ode intitulée la Renommée aux Muses, et la porta à la cour, où il fallait qu'il eût quelques protecteurs, puisqu'il dit dans une de ses lettres: « La Renommée « a été assez heureuse; M. le comte de Saint-Aignan la trouve « fort belle je ne l'ai pas trouvé au lever du roi, mais j'y ai

'On croit cependant que ce fut à cette époque, et pendant son séjour dans cette délicieuse contrée, qu'il éprouva les premiers traits de cette passion dont il fut dans la suite un si habile peintre.

2 Il présenta cette tragédie à Molière, alors directeur du théâtre du Palais-Royal, et qui avait la réputation de bien accueillir les jeunes auteurs. Molière entrevit sans doute dans cette production, toute faible qu'elle était, le germe d'un heureux talent; il encouragea le jeune homme, loua ses dispositions; on assure même qu'il le secourut de sa bourse, et lui prêta cent louis, l'excitant à traiter le sujet de la Thébaïde, comme plus théâtral.

a trouvé Molière, à qui le roi a donné assez de louanges. J'en <«< ai été bien aise pour lui, et il a été bien aise aussi que « j'y fusse présent. » On peut juger par ces paroles que le jeune roi aimait déjà à voir les poëtes à sa cour. Il fit payer à mon père une gratification de six cents livres, pour lui donner le moyen de continuer son application aux belles-lettres, comme il est dit dans l'ordre signé par M. Colbert, le 26 août 1664.

La Thébaïde fut jouée la même année; et comme je ne trouve rien qui m'apprenne de quelle manière elle fut reçue, je n'en dirai rien davantage. Je ne dois parler ici qu'historiquement de ses tragédies, et presque tout ce que j'en puis dire d'historique se trouve ailleurs'. Je laisse aux auteurs de l'histoire du théâtre français le soin de recueillir ces particularités, dont plusieurs sont peu curieuses, et toutes fort incertaines, parce qu'il n'en a rien raconté dans sa famille; et je ne suis pas mieux instruit qu'un autre de ce temps de sa vie, dont il ne parlait jamais 2.

Le jeune Despréaux, qui n'avait que trois ans plus que lui, était connu de l'abbé Le Vasseur, qui lui porta l'ode de la Renommée, sur laquelle Despréaux fit des remarques qu'il mit

'Il est dit, dans le Nécrologe de Port-Royal, que, « lié avec les savants « solitaires qui habitaient le désert de Port-Royal, cette solitude lui fit pro«duire la Thébaïde. » Ces paroles, que les auteurs de l'Histoire des Théâtres rapportent avec surprise, ne prouvent que la simplicité de celui qui a écrit cet article, et qui, n'ayant jamais, selon les apparences, lu de tragédies, s'est imaginé, à cause de ce titre, la Thébaïde, que celle-ci avait quelque rapport à une solitude. Il se trompe aussi quand il dit que cette tragédie fut commencée à Port-Royal. (L. R.)

2 La Grange-Chancel disait avoir entendu dire à des amis particuliers de Racine que, pressé par le peu de temps que lui avait donné Molière pour composer cette pièce, il y avait fait entrer, sans presque aucun changement, deux récits entiers tirés de l'Antigone de Rotrou, jouée en 1638. Ces morceaux disparurent dans l'impression de la Thébaïde. Quelques commentateurs donnent un autre motif à l'insertion de ces morceaux. Ils disent que Racine n'avait traité le sujet de la Thébaïde qu'avec une extrême défiance, et que, tourmenté par la crainte qu'on ne l'accusât d'avoir voulu lutter contre Rotrou, il prit le parti de lui emprunter un récit qui passait alors pour un morceau inimitable. On peut voir ce récit dans l'Antigone de Rotrou, acte III, scène n.

« AnteriorContinuar »