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HERMIONE.

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice,

J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice,
Et que, voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu'un conquérant s'abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse?
Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter;
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
Quoi! sans que ni serment ni devoir vous retienne,
Rechercher une Grecque, amant d'une Troyenne;
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
De la fille d'Hélène à la veuve d'Hector;
Couronner tour à tour l'esclave et la princesse
Immoler Troie aux Grecs, au fils d'Hector la Grèce !
Tout cela part d'un cœur toujours maître de soi,
D'un héros qui n'est point esclave de sa foi.
Pour plaire à votre épouse, il vous faudrait peut-être
Prodiguer les doux noms de parjure et de traître
Vous venież de mon front observer la pâleur,
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.
Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie1;
Mais, seigneur, en un jour ce serait trop de joie;

y occupent. S'ils doivent être détestés et punis, ils peuvent être décidément méchants; s'ils ne doivent être que tolérés ou plaints, il suffit que leurs actions aient des motifs plausibles, qui fondent avec vraisemblance le mélange du bien et du mal. La conduite de Pyrrhus envers Hermione et Andromaque est de cette espèce. Son mariage avec Hermione avait été arrêté par ses ambassadeurs; mais il prétexte qu'un engagement politique ne saurait contraindre ses inclinations; il convient de ses torts devant Hermione; mais il avoue aussi qu'il n'est pas en lui de pouvoir aimer une autre femme qu'Andromaque. C'en est assez pour excuser sa faute. (L.)

I VAR.

Votre grand cœur, sans doute, attend après mes pleurs,
Pour aller dans ses bras jouir de mes douleurs ;
Chargé de tant d'honneur, il veut qu'on le revoie, etc.

RACINE.

T. I.

28

Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,
Ne vous suffit-il pas de ceux que
vous portez?
Du vieux père d'Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de sang que l'âge avait glacé;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée':
De votre propre main Polyxène égorgée

Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous:
Que peut-on refuser à ces généreux coups?

PYRRHUS.

Madame, je sais trop à quels excès de rage
La vengeance d'Hélène emporta mon courage':
Je puis me plaindre à vous du sang que j'ai versé ;
Mais enfin je consens d'oublier le passé.

Je rends grâces au ciel que votre indifférence
De mes heureux soupirs m'apprenne l'innocence.
Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,
Devait mieux vous connaître et mieux s'examiner.
Mes remords vous faisaient une injure mortelle ;

1

Je ne connais rien de plus original et de plus énergique en alliance de mots et en images que Troie ardente, plongée dans des ruisseaux de sang: observez ici combien l'inversion ajoute à l'effet, et combien, malgré la beauté de l'expression, le dernier hémistiche perdrait à devenir le premier. (L.)

2 VAR. L'ardeur de vous venger emporta mon courage.

Cette réponse est fine sans être subtile, et oppose fort à propos reproche à reproche. On a vu d'ailleurs comment l'amour est d'un moment à l'autre, dans la bouche d'Hermione, ou le panégyriste le plus flatteur, ou le détracteur le plus emporté ; et pourtant il s'agit du même homme. Telle est la passion : quel coup de pinceau, dans ce genre, que ce dernier trait de l'éloge que tout à l'heure Hermione faisait de Pyrrhus! Intrépide, et partout suivi de la victoire,

Charmant, fidèle enfin... rien ne manque à sa gloire.

Fidèle enfin, voilà pourquoi rien ne manque à sa gloire. Il n'est pas donné à l'amour de parler et de penser autrement que dans Racine. (L.)

Il faut se croire aimé pour se croire infidèle.
Vous ne prétendiez point m'arrêter dans vos fers :
J'ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.
Nos cœurs n'étaient point faits dépendants l'un de l'autre1:
Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre :
Rien ne vous engageait à m'aimer en effet.

HERMIONE.

Je ne t'ai point aimé, cruel! Qu'ai-je donc fait?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes;
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces;
J'y suis encor, malgré tes infidélités,

Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure;
J'attendais en secret le retour d'un parjure;
J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m'était dû.
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle 2?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat, je douté encor si je ne t'aime pas.
Mais, seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j'y consens; mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.

'Mauvaise phrase, qui ne dit pas ce que l'auteur veut dire : nos cœurs n'étaient pas faits pour dépendre l'un de l'autre. Ce vers, et celui qui a été relevé au commencement de la scène (Loin de les révoquer ), sont les deux seules taches de cette scène, d'ailleurs aussi supérieurement écrite que conçue. (L.)

2 Voilà de toutes les ellipses connues la plus hardie et la plus naturelle. Elle a toujours été admirée, parce que le génie l'a placée dans un de ces élans d'éloquence passionnée qui ne permettent pas une parole inutile: et c'est cette éloquence des passions qui a créé toutes les figures de diction et de pensée, de manière qu'en négligeant quelques formes du langage ordinaire, elles ne violent jamais la logique générale des langues. (L.)

Pour la dernière fois je vous parle peut-être1.
Différez-le d'un jour, demain vous serez maître...
Vous ne répondez point? Perfide, je le voi,

Tu comptes les moments que tu perds avec moi!
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu'à regret qu'une autre t'entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux;
Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée ;
Va profaner des dieux la majesté sacrée :
Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.
Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne ;
Va, cours; mais crains encor d'y trouver Hermione".

' Quel mélange de douceur et d'emportement, de fureur et de tendresse, de haine et d'amour! quelle rapidité dans les mouvements du cœur d'Hermione! Ce couplet, dit La Harpe, où il n'y a pas un mot faible, et où tout est beauté, est un des morceaux de passion les plus parfaits qui existent dans aucune langue. (G.)

2

Va, cours; mais crains encor d'y trouver Hermione.

Vers que Pyrrhus n'entend pas, et que le spectateur n'entend que trop; vers arraché à l'amour, qui, au milieu de ses tourments et de ses fureurs, ne peut résister à cette effrayante pensée, que Pyrrhus en sortant va chercher la mort; enfin ce dernier éclat de l'amour désespéré, qui-, voyant tous ses efforts repoussés, ne peut plus se soulager que par les transports, les menaces, les imprécations de la rage.

La marche savante de ce couplet suppose la plus parfaite connaissance du cœur humain; joignez-y les beautés du style, qui sont sans nombre; cette alternative du vous et du toi, selon qu'un sentiment plus doux ramène Hermione aux bienséances, ou qu'un sentiment plus violent les lui fait oublier,

Vous ne répondez point?... Perfide, je le voi,

Tu comptes les moments, etc.;

cette expression si dénigrante, ta Troyenne; cette expression trouvée par l'amour qui devine, Tu lui parles du cœur, car l'amour offensé devine toutes les injures les plus secrètes, comme l'amour heureux devine tous ses triomphes les plus secrets; cette expression qui serait ailleurs familière, et qu'ennoblit la vérité de l'idée et du reproche : Sauve-toi de

SCÈNE VI.

PYRRHUS, PHOENIX.

PHOENIX.

Seigneur, vous entendez: gardez de négliger
Une amante en fureur qui cherche à se venger.
Elle n'est en ces lieux que trop bien appuyée;
La querelle des Grecs à la sienne est liée;
Oreste l'aime encore; et peut-être à ce prix...

PYRRHUS.

Andromaque m'attend. Phoenix garde son fils.

ces lieux, etc., etc... J'en ai peut-être trop détaillé, surtout pour ceux qui sentiront tout ce que j'ai omis. (L.)

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