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par son admirable piété, le captiver entièrement, faire la douceur du reste de sa vie, et lui tenir lieu de toutes les sociétés auxquelles il venait de renoncer. Je ferais connaître la confiance avec laquelle il lui communiquait ses pensées les plus secrètes, si j'avais retrouvé les lettres qu'il lui écrivait, et que sans doute, pour lui obéir, elle ne conservait pas. Je sais que les termes tendres répandus dans de pareilles lettres ne prouvent pas toujours que la tendresse soit dans le cœur, et que Cicéron, à qui sa femme, lorsqu'il était en exil, paraissait sa lumière, sa vie, sa passion, sa très-fidèle épouse, mea lux.... mea vita.... mea desideria.... fidelissima et optima conjux, répudia quelque temps après sa chère Terentia pour épouser une jeune fille fort riche: mais je parle de deux époux que la religion avait unis, quoiqu'aux yeux du monde ils ne parussent pas faits l'un pour l'autre. L'un n'avait jamais eu de passion plus vive que celle de la poésie; l'autre porta l'indifférence pour la poésie jusqu'à ignorer toute sa vie ce que c'était qu'un vers; et m'ayant entendu parler, il y a quelques années, de rimes masculines et féminines, elle m'en demanda la différence à quoi je répondis qu'elle avait vécu avec un meilleur maître que moi. Elle ne connut, ni par les représentations, ni par la lecture, les tragédies auxquelles elle devait s'intéresser; elle en apprit seulement les titres par la conversation. Son indifférence pour la fortune parut un jour inconcevable à Boileau. Je rapporte ce fait, après avoir prévenu que la vie d'un homme de lettres ne fournit pas des faits bien importants. Mon père rapportait de Versailles la bourse de mille louis dont j'ai parlé, et trouva ma mère qui l'attendait dans la maison de Boileau à Auteuil. Il courut à elle, et l'embrassant : « Féli«< citez-moi, lui dit-il; voici une bourse de mille louis que le « roi m'a donnée. » Elle lui porta aussitôt des plaintes contre un de ses enfants qui depuis deux jours ne voulait point étudier. « Une autre fois, reprit-il, nous en parlerons : livrons« nous aujourd'hui à notre joie. » Elle lui représenta qu'il devait en arrivant faire des réprimandes à cet enfant, et continuait ses plaintes, lorsque Boileau, qui, dans son étonnement, se promenait à grands pas, perdit patience, et s'écria:

« Quelle insensibilité! Peut-on ne pas songer à une bourse de << mille louis! >>

On peut comprendre qu'un homme, quoique passionné pour les amusements de l'esprit, préfère à une femme enchantée de ces mêmes amusements, et éclairée sur ces matières, une compagne uniquement occupée du ménage, ne lisant de livres que ses livres de piété, ayant d'ailleurs un jugement excellent, et étant d'un très-bon conseil en toutes occasions. On avouera cependant que la religion a dû être le lien d'une si parfaite union entre deux caractères si opposés : la vivacité de l'un lui faisant prendre tous les événements avec trop de sensibilité, et la tranquillité de l'autre la faisant paraître presque insensible aux mêmes événements. L'on pourrait faire la même réflexion sur la liaison des deux fidèles amis. A la vérité, leur manière de penser des ouvrages d'esprit étant la même, ils avaient le plaisir de s'en entretenir souvent; mais comme ils avaient tous deux un différent caractère, leur union constante a dû avoir pour lien la probité, puisque, comme dit Cicéron', il ne peut y avoir de véritable amitié qu'entre les gens de bien.

Un des premiers soins de mon père, après son mariage, fut de se réconcilier avec MM. de Port-Royal. Il ne lui fut pas dif ficile de faire sa paix avec M. Nicole, qui ne savait ce que c'était que la guerre, et qui le reçut à bras ouverts, lorsqu'il le vint voir accompagné de M. l'abbé Dupin. Il ne lui était pas si aisé de se réconcilier avec M. Arnauld, qui avait toujours sur le cœur les plaisanteries écrites sur la mère Angélique, sa sœur; plaisanteries fondées, par faute d'examen, sur des faits qui n'étaient pas exactement vrais. Boileau, chargé de la négociation, avait toujours trouvé M. Arnauld intraitable. Un jour il s'avisa de lui porter un exemplaire de la tragédie de Phèdre, de la part de l'auteur. M. Arnauld demeurait alors dans le faubourg Saint-Jacques. Boileau, en allant le voir, prend la résolution de lui prouver qu'une tragédie peut être innocente aux yeux des casuites les plus sévères; et, ruminant

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<«< Hoc sentio nisi in bonis amicitiam esse non posse. » ( De Amicit.)

sa thèse en chemin : « Cet homme, disait-il, aura-t-il tou« jours raison, et ne pourrai-je parvenir à lui faire avoir tort? « Je suis bien sûr qu'aujourd'hui j'ai raison : s'il n'est pas de << mon avis, il aura tort. » Plein de cette pensée, il entre chez M. Arnauld, où il trouve une nombreuse compagnie. Il lui présente la tragédie, et lui lit en même temps l'endroit de la préface où l'auteur témoigne tant d'envie de voir la tragédie réconciliée avec les personnes de piété. Ensuite, déclarant qu'il abandonnait acteurs, actrices, et théâtre, sans prétendre les soutenir en aucune façon, il élève sa voix en prédicateur, pour soutenir que si la tragédie était dangereuse, c'était la faute des poëtes, qui en cela même allaient directement contre les règles de leur art; mais que la tragédie de Phèdre, conforme à ces règles, n'avait rien que d'utile 1. L'auditoire, composé de jeunes théologiens, l'écoutait en souriant, et regardait tout ce qu'il avançait comme les paradoxes d'un poëte peu instruit de la bonne morale. Cet auditoire fut bien surpris, lorsque M. Arnauld prit ainsi la parole : « Si les choses <<< sont comme il le dit, il a raison, et la tragédie est inno<< cente. »> Boileau rapportait qu'il ne s'était jamais senti de sa vie si content. Il pria M. Arnauld de vouloir bien jeter les yeux sur la pièce qu'il lui laissait, pour lui en dire son sentiment. Il revint quelques jours après le demander, et M. Arnauld lui donna ainsi sa décision : « Il n'y a rien à reprendre au carac« tère de Phèdre, puisqu'il nous donne cette grande leçon,

On raconte que Racine soutint un jour chez madame de La Fayette qu'avec du talent on pouvait sur la scène faire excuser de grands crimes, et inspirer même pour ceux qui les commettent plus de compassion que d'horreur. Il cita Phèdre pour exemple, et assura que l'on pouvait faire plaindre Phèdre coupable plus qu'Hippolyte innocent. Cette tragédie, dit-on, fut la suite d'une espèce de défi qu'on lui porta. Soit que le fait se soit passé de cette manière, soit qu'il travaillât déjà à la pièce lorsqu'il établit cette opinion, il est sûr que ce ne pouvait être que celle d'un homme qui, après avoir réfléchi sur le cœur humain et sur la tragédie, qui en est la peinture, avait conçu que le malheur d'une passion coupable était en raison de son énergie, et que par conséquent elle portait avec elle et son excuse et sa punition. C'était un problème de morale à résoudre, et que sa Phèdre décide. (L.)

a que lorsqu'en punition de fautes précédentes, Dieu nous << abandonne à nous-mêmes et à la perversité de notre cœur, << il n'est point d'excès où nous ne puissions nous porter, même << en les détestant. Mais pourquoi a-t-il fait Hippolyte amou<< reux? » Cette critique est la seule qu'on puisse faire contre cette tragédie; et l'auteur qui se l'était faite à lui-même se justifiait en disant : « Qu'auraient pensé les petits-maitres « d'un Hippolyte ennemi de toutes les femmes ? Quelles mau<< vaises plaisanteries n'auraient-ils point faites? » Boileau, charmé d'avoir si bien conduit sa négociation, demanda à M. Arnauld la permission de lui amener l'auteur de la tragédie. Ils vinrent chez lui le lendemain; et, quoiqu'il fût encore en nombreuse compagnie, le coupable, entrant avec l'humilité et la confusion peintes sur le visage, se jeta à ses pieds : M. Arnauld se jeta aux siens; tous deux s'embrassèrent. M. Arnauld lui promit d'oublier le passé, et d'être toujours son ami : promesse fidèlement exécutée.

En 1674, l'Université projetait une requête qu'elle devait présenter au parlement, pour demander que la philosophie de Descartes ne fût point enseignée. On en parlait chez M. le premier président de Lamoignon, qui dit qu'on ne pourrait se dispenser de rendre un arrêt conforme à cette requête. Boileau, présent à cette conversation, imagina l'arrêt burlesque qu'il composa avec mon père, et Bernier, le fameux voyageur, leur ami commun. M. Dongois, neveu de Boileau, y mit le style du palais; et quand l'arrêt fut en état, il le joignit à plusieurs expéditions qu'il devait porter à signer à M. le président, avec qui il était fort familier. M. de Lamoignon ne se laissa pas surprendre à peine eut-il jeté les yeux sur l'arrêt : « Voilà, dit-il, un tour de Despréaux. » Cet arrêt burlesque eut un succès que n'eût peut-être point eu une pièce sérieuse; il sauva l'honneur des magistrats. L'Université ne songea plus à présenter sa requête.

Quoique Boileau et mon père n'eussent encore aucun titre qui les appelát à la cour, ils y étaient fort bien reçus tous les deux. M. Colbert les aimait beaucoup. Etant un jour enfermé avec eux dans sa maison de Sceaux, on vint lui annoncer

l'arrivée d'un évêque; il répondit avec colère : « Qu'on lui fasse « tout voir, excepté moi. >>

Les inscriptions mises au bas des tableaux sur les victoires du roi, peintes par M. Lebrun dans la galerie de Versailles, étaient pleines d'emphase, parce que M. Charpentier, qui les avait faites, croyait qu'on devait mettre de l'esprit partout. Ces pompeuses déclamations déplurent avec raison à M. de Louvois, qui, par ordre du roi, les fit effacer, pour mettre à la place les inscriptions simples que Boileau et mon père lui fournirent. Mon père a donné, dans quelques occasions, des devises qui, dans leur simplicité, ont été trouvées fort heureuses, comme celle dont le corps était une orangerie, et l'âme, conjuratos ridet aquilones. Elle fut approuvée, parce qu'elle avait également rapport à l'orangerie de Versailles, bâtie depuis peu, et à la ligue qui se formait contre la France. Je n'en rapporte pas quelques autres qu'il donna dans la petite Académie, parce que l'honneur de pareilles choses doit être partagé entre tous ceux qui composent la même compagnie.

C'était lui-même qui avait donné l'idée de rassembler cette compagnie. Il fut par là comme le fondateur de l'Académie des Médailles, qu'on nomma d'abord la peti e Académie, et qui, devenue beaucoup plus nombreuse, prit sous une autre forme le nom d'Académie des Belles-Lettres. Elle ne fut composée dans son origine que d'un très-petit nombre de personnes, qu'on choisit pour exécuter le projet d'une histoire en médailles des principaux événements du règne de Louis XIV. On devait, au bas de chaque médaille gravée, mettre en peu de mots le récit de l'événement qui avait donné lieu à la médaille; mais on trouva que des récits fort courts n'apprendraient les choses qu'imparfaitement, et qu'une histoire suivie du règne entier serait beaucoup plus utile. Ce projet fut agité et résolu chez madame de Montespan. C'était elle qui l'avait imaginé; « et quoique la flatterie en fût l'objet, comme « l'écrivait depuis madame la comtesse de Caylus, on convien« dra que ce projet n'était pas celui d'une femme commune, << ni d'une maîtresse ordinaire. » Lorsqu'on eut pris ce parti, madame de Maintenon proposa au roi de charger du soin d'é

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