naissance, car il est l'ancêtre, le précurseur, le véritable fondateur de la philologie wallonne. Je veux parler de Charles Grandgagnage, né à Liège en 1812 et y décédé en 1878. Son labeur fécond s'est exercé dans le triple domaine de la lexicologie, de l'étymologie et de la toponymie wallonnes. « Ce fut, nous dit son biographe, un savant, au sens sérieux et solide du mot, et savant parmi les plus distingués de son pays et de son temps... A l'étranger, il était comme l'incarnation, la personnification des études wallonnes. C'était par excellence le philologue wallon, le linguiste liégeois, auquel l'Europe aimait à rendre hommage... Son érudition solide, sa critique ingénieuse le firent remarquer par les savants les plus éminents de France et d'Outre-Rhin... Les plus brillants représentants de la philologie en Allemagne et en France, Diez, Pott, Diefenbach, Förstemann, Littré, le tenaient en singulière estime et le citent comme une autorité en linguistique... » (1). Je n'ai pas la prétention de refaire, après un maître aussi autorisé que M. Doutrepont, la biographie de Grandgagnage. Je voudrais seulement souligner l'importance de son effort et, laissant même de côté ses deux ouvrages sur les anciens noms de lieux de la Belgique orientale, où il fait la critique minutieuse des sources anciennes de notre toponymie et jette les bases de cette science nouvelle, je voudrais rappeler l'œuvre magistrale qui mériterait, à elle seule, de perpétuer son nom. C'est en octobre 1845 il y a juste soixante-quinze ans qu'il publia la première livraison du Dictionnaire étymologique de la Langue wallonne (2). « Tout était à créer », nous dit-il lui-même dans son Avertissement (3). Et en effet, à un double point de vue, son Dictionnaire apparaît comme une sorte de «< création ». C'est d'abord un vaste répertoire où l'auteur se propose de «recueillir tous les mots des différents dialectes et des différents âges » ; il a dû, pour cela, « s'assurer des formes, de la vraie signification (ce qui est bien plus malaisé qu'on ne croirait), établir une orthographe conséquente sans qu'elle blessât ni l'étymologie ni l'œil » ; il a dû dépouiller d'innombrables textes manuscrits et imprimés, organiser un service de correspondants qui le renseignaient oralement ( ) Aug. Doutrepont, Charles Grandgagnage (Annuaire de la Société liég. de Litt. wall., t. 16, pp. 19-49; Liège, 1903). (2) L'impression fut interrompue en 1847, reprise en 1851 et de nouveau suspendue en 1852. La fin ne devait paraître qu'en 1880, deux ans après la mort de l'auteur. (3) Dans ce qui suit, les passages cités entre guillemets sont tirés de la même source. ou par écrit, se livrer enfin à la chasse aux vocables, chasse aussi passionnante que hérissée de difficultés et de déceptions. Avant lui, les amateurs de lexicographie s'étaient bornés à noter le parler d'une localité ou d'une région, se proposant presque uniquement de signaler des provincialismes. Il fut le premier à « embrasser le cercle tout entier ». C'est qu'aussi bien la récolte des mots n'était à ses yeux qu'un moyen elle lui fournissait les matériaux qu'il fallait dégrossir et disposer exactement pour l'œuvre qu'il rêvait. «Comparer les mots d'abord entre eux, puis avec ceux des autres langues et idiomes romans, enfin rechercher l'étymologie dans plusieurs langues différentes, éparses dans une quantité de livres », tel fut son principal objectif et, là surtout, dans l'explication historique des mots, il se montre créateur, esprit curieux et subtil. Cette œuvre commencée avec enthousiasme, il la poursuivit pendant quinze ans, «< sans recevoir ni louange ni blâme, même de ceux qui, le touchant de plus près, pouvaient le mieux le juger », sans éprouver d'autre plaisir que « celui que procure l'accomplissement d'un devoir ». Cette indifférence de son milieu, cette froideur dont il se plaint amèrement, et sans doute aussi d'autres raisons restées obscures, finirent par décourager sa nature sensible et délicate. En fin de compte, pendant les vingt dernières années de sa vie, il laissa dans l'abandon son précieux Dictionnaire. Près de mourir, il ne vit dans son entourage personne qui fût de taille à parfaire son travail et à publier ses notes manuscrites; il dut recourir à la science d'un étranger, un Suisse établi à Bruxelles, Auguste Scheler, qui s'acquitta de sa mission avec un zèle, une probité scientifique, une compétence qu'on ne saurait proclamer trop haut. Grâce à Scheler, le dernier tiers de l'ouvrage parut en 1880. C'est au-delà de nos frontières que Grandgagnage vit son glossaire accueilli avec le plus d'empressement; c'est à l'étranger que se fonda sa réputation. Au reste, dans sa conception première, le Dictionnaire étymologique était « principalement destiné aux étrangers et calculé pour leur usage ». Persuadé à juste titre que nos idiomes populaires contenaient une foule de formes anciennes bien dignes de l'attention des romanistes, remarquant, dès 1841, en étudiant les Celtica de Diefenbach, « un certain nombre de cas où [pour l'explication des origines] le wallon pouvait être consulté avec plus de profit qu'aucune autre langue romane », jugeant que la langue de son pays «< formait réellement un chaînon essentiel dans l'histoire générale des langues romanes », il s'institua, suivant ses propres termes, « l'introducteur national du wallon auprès des étrangers ». Son plus vif désir fut <«< d'apporter une modique contribution à l'édifice philologique qui s'élevait en Allemagne ». Et, modestement, lui dont les études n'avaient pas été dirigées vers la philologie moderne et qui dut, par ses propres forces, s'outiller de toutes pièces, il déclare n'avoir eu, en se livrant aux recherches étymologiques, « d'autre ambition que celle de déblayer le terrain et de préparer le travail à des savants placés dans des conditions plus favorables que lui pour cultiver ce champ d'études ». Il fit plus cependant : il traça le plan, jeta des fondations solides, éleva la charpente de l'édifice. Si presque aucune partie ne reçut de ses mains l'achèvement désirable, s'il y laissa de nombreuses lacunes, son œuvre, que tous les critiques ont jugée remarquable pour le temps où elle parut, est encore aujourd'hui le vocabulaire wallon le plus riche et le plus précieux qui ait vu le jour. Nous reconnaîtrons sans peine que pas un article peut-être de son glossaire n'est définitif et que son œuvre ne répond plus suffisamment aux exigences actuelles de la science étymologique. Sa méthode, on l'a dit, est loin d'éviter tout reproche : trop souvent il hésite à conclure, il accumule les rapprochements superflus, va chercher ses étymologies dans de lointains dialectes germaniques au lieu d'interroger les dialectes voisins. Toutes ces critiques sont fondées, et bien d'autres encore que le maniement quotidien de son Dictionnaire peut suggérer. Mais qu'importe? Pour en juger équitablement, il ne faut pas perdre de vue qu'il n'eut pas de prédécesseur, qu'il dut à lui seul frayer la voie qui, à présent, s'élargit et s'aplanit de jour en jour; il faut se rappeler son mot : « Tout était à créer », et méditer ce jugement d'un maître : « Ce travail scientifique dépasse de beaucoup tout ce qui a été entrepris antérieurement sur la lexicologie et l'étymologie des parlers de la France» (1). Il faudrait enfin pouvoir imaginer où nous en serions aujourd'hui si Grandgagnage n'avait pas, comme il dit lui-même, « débrouillé le chaos », et commencé à mettre de l'ordre dans un domaine où règnait le désordre le plus complet. C'est de lui, comme nous l'avons dit, que date la philologie wallonne ; mais, on doit bien l'avouer, le grand effort de Grandgagnage a relativement échoué. Faut-il attribuer cet échec à la froideur de l'accueil que lui fit le public wallon? Sans doute, mais il y eut d'autres causes, dont voici, à nos yeux, la principale. Grandgagnage s'était trompé sur l'étendue et les difficultés du sujet qu'il embrassait. En 1841, il conçoit la (1) D. Behrens, Bibliographie des patois gallo-romans, 2o éd., traduite par E. Rabiet (Berlin, 1893), p. 217.. première idée de son œuvre ; il en commence la publication quatre ans plus tard. En réalité, c'est dix ou quinze ans de préparation silencieuse qu'il lui aurait fallu. Dès 1850, il dut le reconnaître lui-même : « Le fonds étant pour ainsi dire inépuisable, les matériaux continuaient à arriver pendant que le travail d'élaboration s'opérait, de sorte que l'édifice croulait souvent avant d'être achevé ». Deux ans après, en 1852, il suspend définitivement l'impression de son livre et, en 1855, il arrête la préparation de ses notes. L'apparition, en 1853, du chef-d'œuvre de Diez, le Dictionnaire étymologique des langues romanes, lui fit aussi probablement comprendre tout ce qui lui avait manqué jusque-là. Quoi qu'il en soit, inclinons-nous devant la longue angoisse qui étreignit son cœur. Il dut éprouver la douleur poignante de l'artiste qui, devant l'ébauche imparfaite, se sent accablé, impuissant à concrétiser son idéal. Hélas ! il n'avait plus l'ardeur ni la santé nécessaires pour recommencer un labeur épuisant... Il ne lui restait que la consolation de penser qu'un jour peut-être ses compatriotes lui rendraient justice et de se dire, comme le héros malheureux : In magnis voluisse sat est ! Et vraiment, avoir eu la volonté de réaliser une grande chose, n'est-ce pas le signe d'un noble cœur et d'un esprit d'élite ?... Celui qui, en 1845, inaugura brillamment les recherches scientifiques sur nos dialectes, méritait bien l'hommage que nous lui rendons aujourd'hui. Son Dictionnaire a valu à notre petit pays une place d'honneur dans la philologie française: ce titre suffit amplement pour que la Wallonie n'oublie jamais le nom de Charles Grandgagnage... ADDITIONS ET CORRECTIONS Page 3, note 4. Pour el réduit à c, voyez aussi p. 262, n. 2. P. 4, à l'article ålon, ajouter: Pour la sémantique, comp. le fr. espalier (mur d'ap- P. 41, à l'article butin, ajouter bètin qui, à Faymonville, signifie neige P. 42. Le gratte-cul s'appelle picado à Petit-Leez (Gembloux); c'est sans doute P. 48. Pour la dérivation de chaon, comp. l'anc. fr. braon (liég. brèyon) « muscle, P. 67, milieu. Le Mittelniederdeustches Wörterbuch (1888) de A. Lubben donne P. 77, l. 21, au lieu de djéve, lire : *djéve, et ajouter : ou, en tenant compte de P. 143. Herbate est aussi le nom d'un hameau de Wavre. P. 150, n. 2. A Pellaines (Hesbaye), on appelle oulote la grande chouette qui se tient P. 171, fin. Pour roton, lôton (de rute), comp., p. 261, drodale, drôdale (de drude). P. 179, n. 2, ajouter bigå, p. 22, que nous tirons du germ. bîge. P. 191, l. 1 : pote est substantif dans ce passage de Bauduin de Condé : « A tes P. 203, 1. 2, ajouter abrouche, que j'ai noté à Petit-Leez (Gembloux). P. 285, n. 5, supprimer le (?) après vapidus, qui a très bien pu donner le lié- P. 300, n. 3. A Bouvignes-Dinant, les enfants chantent: Al rondanse dès crôs P. 6, n. 2: Wiegand, lire Weigand ; - - - p. 7, milieu: Wort., lire Wört. --- p. 12, : n. 1 II, lire I ; - : p. 270, : P. 235, 1. 9, lire : Joseph. |