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CHAPITRE VI.

Où l'on fait connaissance avec le Pacific.

On sera peu surpris quand nous dirons qu'au moment de quitter Londres, toutes les irrésolutions de mademoiselle Rachel recommencent de plus belle et que, de nouveau, la campagne d'Amérique est sur le point d'en rester là.

Enfin après de fréquents pourparlers, on prend le chemin de fer de Liverpool le 10 août au matin, et le soir même nous débarquons dans cette ville assez importante du comté de Lancastre, ce qui ne l'empêche pas d'être légèremement sale et terriblement enfumée. Il est vrai qu'elle possède

un havre magnifique construit à l'embouchure de la Mersey. - C'est une compensation.

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C'est là que, pour la première fois, nous avons l'insigne honneur de nous trouver face à face avec le fameux steamer américain qui doit nous emporter vers l'autre monde.

L'autre monde ! Il y a quelque chose de sinistre dans ces deux mots!

Heureureusement que ce magnifique navire s'appelle : LE

PACIFIC.

Ce nom bénin nous donne un peu de confiance.

Et pourtant toute la nuit, on dort mal généralement. On rêve assez volontiers de Robinson Crusoé, de son ile déserte et de son nègre Vendredi. A six heures du matin, nous sommes debout.

La pluie tombe à torrents. La ville possède l'aspect le plus attristant du monde, malgré les affiches jaune-serin qui décorent toutes les murailles et qui annoncent à la population liverpooloise (qui n'a pas l'air de s'en inquiéter très fort) que c'est aujourd'hui que mademoiselle Rachel prend son vol vers l'autre continent!

A neuf heures nous sommes au havre.

La pluie continue de tomber avec une persistance ridicule. Décidément, il pleut trop en Angleterre ! Un petit vapeur nous conduit au Pacific, ainsi que les autres passagers. Plusieurs dames ont déjà le mal de mer. Ça promet !

Mademoiselle Rachel ne dit pas un mot. Elle est très pâle et paraît un peu souffrante.

On aborde le Pacific, dont la cheminée noire et rouge fume déjà vigoureusement.

Tout l'équipage est sur le pont.

On abaisse une espèce d'escalier qui vient s'adapter au pont du petit vapeur.

La procession générale commence. Les passagers, un à un, gravissent les marches avec une lenteur désespé

rante.

C'est étonnant comme on a l'air gai. Raphaël est toujours le seul qui soit rayonnant!

Il y a de quoi! malgré la Comédie-Française, malgré les

sociétaires, malgré la France entière, malgré mademoiselle Rachel elle-même, il y est venu, il n'y a pas à dire ! A mesure que sa sœur gravit, pâle et silencieuse, le long escalier qui la conduit sur le pont du navire, la joie de Raphaël augmente à vue d'œil.

Enfin, Rachel est à bord!

Cette fois, il n'y a plus à s'en dédire ! Un commis de M. Mitchell, qui nous a accompagnés jusqu'ici, semble trèstout bas, comme s'il avait

ému. — Il crie : Vive Rachel!

peur d'être entendu. Le fait est qu'on ne l'entend guère.

Le petit vapeur nous quitte. La scène des adieux recommence, on agite des mouchoirs, on rit, on pleure.

On part!

Nous commençons à croire sérieusement que Rachel ira en Amérique.

A dix heures du matin, le Pacific tire deux coups de canon, la machine infernale du dessous commence à hurler, les grandes roues tournent sur elles-mèmes et notre navire vogue vers le Nouveau-Monde !

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CHAPITRE VII.

Comment on mange à bord.

Le temps est maintenant superbe.

La mer est calme. Notre steamer file avec une rapidité effrayante, malgré le fret immense dont il est chargé. C'est un des meilleurs marcheurs de la Compagnie. -Tant mieux !

– Ala vue de ce magnifique navire qui glisse ainsi sur cette mer ou plutôt sur ce fleuve tranquille, les fronts se dérider t et l'on ne songe plus qu'à prendre gaîment son parti.

On cause, on rit, on chante.

Chacun est à présent d'une gaîté folle ! Il n'y a qu'un passager qui n'a pas l'air de prendre beaucoup de part à la joie générale.

Le pauvre diable se meurt, à ce qu'il paraît.

Le fait est qu'il est d'une pâleur et d'une maigreur épouvantables.

Pendant que nous sommes sur le pont, une espèce de fou sort d'une petite cage vitrée placée à l'arrière, et, avec une sorte de marteau, frappe huit coups vigoureux sur une cloche placée près de lui.

On m'apprend que cet homme jouit de tout son bon sens, ce qui m'étonne, et qu'il vient tout simplement d'indiquer qu'il était midi à bord.

Huit coups de cloche, pour midi? Voila qui est ingénieux, vous en conviendrez.

A peine le dernier coup est-il sonné, qu'on entend dans le dessous un vacarme à nul autre pareil.

Nous croyons que la chaudière éclate.

Pas le moins du monde!

C'est le bruit du tam-tam, pas autre chose.

C'est avec cet instrument fantastique qu'on indique l'heure des repas, à bord des Américains.

Nous descendons dans la salle à manger pour nous livrer au lunch, ou au goûter, comme on voudra.

Cette salle, quoique fort spacieuse pourtant, est littéralement encombrée. On se dispute les places. Tous les passagers, sans exception, ont répondu à l'appel.

On dévore.

Les garçons de service contemplent ce spectacle avec un sourire narquois, qui semble dire.

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Allez, mes petits enfants, mangez ! donnez-vous-en à cœur-joie, aujourd'hui ! demain, vous nous en direz des nouvelles.

Le sourire de ces garçons m'épouvante, et j'entrevois alors toute l'horreur de ma position future.

A quatre heures, le fou frappe encore huit coups.

Le tam-tam résonne de nouveau.

C'est le dîner.

J'avoue que j'attendais ce moment avec une certaine impatience.

Au lunch, ne sachant pas un mot d'anglais, je n'avais pu

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