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espèce de système hybride né du mélange de divers principes et notamment de ceux de l'école grecque et de l'école latine, continuait à figurer à côté des essais plus ou moins hardis du genre gothique. L'église du monastère d'Aulps, bâtie en tuf calcaire d'une blancheur éblouissante, très-fin et très-dur, sauf toutefois les assisses inférieures et quelques parties d'ornement, qui sont en pierre argileuse rouge foncé, présente à un degré frappant le cachet de la période de transition que je viens d'indiquer. Cette église, qui, en 1820, subsistait encore en entier, et qu'un inconcevable vandalisme a ruinée depuis, était disposée sur trois nefs: celle du milieu est la seule dont les tristes restes demeurent aujourd'hui debout. La porte maîtresse du temple, taillée en ogive, avait son ceintre orné de dix colonnettes, du haut desquelles s'élançaient autant de nervures de pareille grosseur. Les chapiteaux de ces colonnettes offrent une imitation ébauchée des chapiteaux corinthiens; on y voit se dérouler de larges feuilles sans dentelures, qui donnent à ce système d'ornementation une apparence de lourdeur propre au style roman. Au-dessus de la porte, s'ouvre une rose de médiocre grandeur, accostée de deux colonnes semblables à celles du cintre; le système romanobysantin se montre également ici dans ce qu'il a de saillant et de caractéristique. On s'aperçoit que ce genre d'architecture a présidé aussi à la disposition

des fenêtres géminées qui éclairent la nef principale: chacune de ces fenêtres jumelles est séparée de sa sœur par deux colonnettes posées suivant l'épaisseur du mur. Enfin, on retrouve que le même style a marqué de son sceau les piliers intérieurs, piliers carrés et massifs, qui ne cherchent par aucun art à déguiser leur solidité. C'est un intéressant spectacle que celui des ruines resplendissantes de l'abbaye d'Aulps au milieu d'une vallée silencieuse toute tapissée de verdure, et où s'échelonnent çà et là des chaumières brunes, entremêlées de noirs sapins.

Les libéralités d'Humbert III, de ce prince qui, pendant ses fréquentes retraites à Aulps, aimait, diton, à se revêtir du froc de l'ordre de Citeaux et à suivre les pieuses pratiques de la vie cénobitique, ne se bornèrent pas à aider à la construction du monastère dont je retrace l'histoire : une tradition constante lui attribue des donations considérables, telles que celle de la terre d'Habère-Poches, en Chablais, et des dîmes du mandement de Boëge (11). Ces actes de générosité ne devaient point étonner à l'époque où ils furent faits, car la foi se maintenait alors fervente au milieu des désordres de la société ; si l'on voyait de grands crimes, on voyait, tout à côté, de grands exemples de vertu, d'abnégation chrétienne ou de

(14) Chronique manuscrite de l'abbaye d'Aulps.

repentir, et l'on pouvait répéter ce que le chroniqueur de la Novalaise disait cent cinquante ans auparavant : · « Il y a des comtes et de hauts seigneurs qui se sont << volontairement dépouillés des honneurs et des biens << du monde, et qui aujourd'hui, se conformant aux << préceptes de saint Benoît, exercent l'humilité et << s'occupent même, le croirait-on? à soigner les << pourceaux et à préparer, de leurs propres mains «<les herbes et la farine destinées à la pâture de ces <«< animaux (12). »

Les donations d'Humbert II et d'Humbert III ne sont pas les seules qui contribuèrent à rendre puissante l'abbaye des Alpes. Déjà, en 1113, Guido, évêque de Genève, lui avait donné l'église de SaintCergue et le mont Grépon, avec faculté d'y construire un nouveau couvent ; car alors l'esprit de prosélytisme s'était emparé, à un degré étrange, de tout ce qui se rattachait de près ou de loin à l'existence monastique (13). En 1140, Aymon, baron de Faucigny, conféra gratuitement à la même abbaye la paroisse de Mégevette et la montagne de Dionnaz; plusieurs des vassaux de ce prince se déterminèrent à suivre ce pieux antécédent, et amplifièrent en divers lieux les

(12) Chronicon Novaliciense, V, 18.

(13) Besson, Mémoires pour servir à l'histoire ecclés. de la Savoie, preuves, no 14.

possessions de notre monastère; on voit figurer parmi . eux les seigneurs de la Tour et de Montfalcon (14). En 1184, la cession faite par Aymon fut accrue de la montagne de Frêterullaz par Henri, son fils et son successeur (15). En 1190, Walcher ou Gaucher, sire de Salins en Bourgogne, au pied du Jura, confirma aux religieux d'Aulps la donation d'un demi-mas situé à Salins, donation faite quatorze ans auparavant par Girard Nigridoldus, son aïeul (16); deux ans après, il commua cet acte de libéralité en une certaine quan tité de muire ou eau salée à prendre dans son puits de Salins, et à laquelle il ajouta, en 1200, trois bouillons (tres bulliones), prenables dans le même puits, la moitié le jour de Noël, et la moitié le jour de Pâques, le tout pour le salut de son ame et des ames de ses ancêtres (17). Les droits que le monastère d'Aulps acquit sur le puits de Salins, soit à raison des titres que je viens d'indiquer, soit à raison de quelques autres contrats (18), furent réglés, en 1248, par un compromis passé entre ce monastère et Jean,

(14) Chronique manuscrite. (15) Chronique manuscrite.

(16) Documents, nos V et XXXVII, article 2.

(17) Documents, nos VI et VII.

(18) Documents, nos VIII et XII.

comte de Bourgogne, héritier des anciens sires de Salins (19).

A ces concessions, s'en adjoignirent successivement une infinité d'autres, qui témoignent de la piété de ces temps-là, et où se font remarquer les seigneurs de Blonay, d'Alinge, de Fées-Ternes, de Lullins, de Ballayson, de Bracorans, de Rovorė, familles illustres, dont quelques-unes subsistent encore aujourd'hui. Souvent ces donations n'étaient pas pures et simples; les donateurs y stipulaient diverses conditions, comme de faire célébrer des messes, des anniversaires, ou de pouvoir élire sépulture dans le cimetière de l'abbaye, ainsi que se le réservèrent un Turumbert de Ballayson et sa femme Ambrosie, dans un acte de 1236 (20). Souvent encore ils disposaient de certaines sommes, de certains revenus, pour les appliquer à des pratiques ascétiques ou à des objets d'utilité déterminés, savoir, réciter des prières en intercession de tel ou tel saint, brûler des cierges devant l'image de la mère du Sauveur, donner aux membres de la communauté des repas appelés pitances (pitancia), repas où les moines, en sortant de l'austérité du régime habituel, consacraient naturellement une pensée au bienfaiteur.

(19) Documents, no XIII.
(20) Documents, no XI.

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