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un simple répit (34). En 1320, le châtelain d'Alinge, qui régissait également la châtellenie de Thonon, non content d'opprimer les habitants de la vallée, imagina de faire arracher et détruire la potence permanente que le monastère entretenait à la croix du Test ou de Tey, en signe de juridiction: plainte des religieux au comte Amédée; ordre du juge de Chablais audit châtelain de cesser ses vexations, de rétablir la potence, et de ne pas s'opposer à ce que dorénavant les moines y fassent pendre les malfaiteurs (35). Il paraît que les injonctions du comte servirent de peu ; l'année suivante, le damně châtelain renouvela ses poursuites; la potence fut de rechef abattue; il y a plus, un homme atteint de folie ayant terminé ses jours par un suicide, les moines jugèrent que le cas ne présentait pas les caractères d'un crime, et consentirent à l'inhumation de ce malheureux; mais le châtelain d'Alinge survient, il déterre le cadavre et le fait traîner ignominieusement aux fourches de sa châtellenie (36). En 1344, ce système persistait, et le juge de Chablais reprochait encore au châtelain d'avoir dirigé des inquisitions, c'est-à-dire des procédures criminelles contre certains vassaux nobles de

(34) Documents, no XVIII. (55) Documents, no XXI.

(56) Documents, nos XXII et XXIII.

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l'abbaye, et de les avoir condamnés à des amendes (37).

Ce que le monastère d'Aulps éprouvait à l'une des extrémités de sa terre, se reproduisait, quoique moins âprement, à l'extrémité opposée ainsi, en 1364, le bailli, le juge et le procureur-fiscal de Faucigny restituèrent à cette congrégation le fief de Mėgevette dont on la privait injustement (38). Il faut avouer toutefois que l'abbaye usait à son tour de représailles, et que souvent elle cherchait à venger ses injures en usurpant la juridiction d'autrui : c'est ce qui explique comment, en 1326, elle se vit forcée de payer au comte Edouard, à titre de composition, cent sols gros tournois d'argent, pour avoir fait saisir, frapper et incarcérer un nommé Lombardat de Giez, sujet dudit comte, et l'avoir retenu en chartre privée (39). Rien ne donne mieux que de pareils détails l'idée de l'organisation intime du régime féodal; chaque jour ajoutait quelque scène nouvelle à ce drame inextricable. A la fin du XIVe siècle, les événements de la vallée continuaient à offrir le même caractère et à s'enrichir des mêmes péripéties; les moines d'Aulps toujours attaqués, se défendaient unguibus et rostro.

(37) Documents, no XXVII. (38) Chronique manuscrite. (39) Documents, no XXVI.

Parmi les nombreuses chartes de protection accordées à ces religieux par les princes de la maison de Savoie, il en est une de 1392, où Bonne de Bourbon, mère du Comte-Rouge, en recommandant à ses baillis, châtelains, métraux et autres officiers, de ne pas inquiéter les hommes du monastère qui se rendaient en divers lieux, exerçant un commerce ou une industrie, fait allusion à l'étymologie populaire du mot Savoie sauve-voie, « désirant, dit-elle, que cet heureux nom « de Savoie, qui est interprété sauve-voie, salva via, << obtienne à l'avenir son incorruptible effet >> (40). Enfin, s'attachant à toutes les branches, dans l'espoir de sauver du naufrage leur juridiction chancelante, les moines d'Aulps recouraient 'au St-Siége, sollicitaient bulle sur bulle, invoquaient même l'excommunication, comme le prouve une lettre d'Innocent IV à l'évêque de Sion, l'autorisant à écraser par l'anathème l'audace des usurpateurs, raptorum, predonum et invasorum audaciam (41).

Mais si l'abbaye d'Aulps éprouvait de grandes fatigues à repousser les attaques du dehors, il ne lui était

(40) Ce passage cité dans la Chronique manuscrite de l'abbaye d'Aulps, est ainsi conçu : Cupientes felix illud nomen Sabaudia quod interpretatur salva via suum incorruptibiliter effectum suboriri, etc.

(41) Documents, no XXX.

pas moins difficile de comprimer les fréquentes révoltes de ses propres sujets. Afin d'apprécier les conditions de cette lutte, il faut que je remonte un peu haut.

Lorsque d'humbles anachorètes vinrent pour la première fols se fixer au sein des vastes prairies de la vallée d'Aulps, cette vallée contenait encore des restes de l'ancienne population barbare, population libre qui occupa nos contrées au VIe siècle. Des documents aussi curieux qu'irréfragables (je les publierai un jour), prouvent que, dans une vallée adjacente (la vallée d'Abondance) les descendants des Burgundes se maintinrent, jusqu'à la fin du XVe siècle, exempts de toute espèce d'assujettissement politique, vivant et se gouvernant d'après des coutumes particulières évidemment empreintes d'éléments importés de la Germanie. Quoique les preuves de l'existence d'une population de ce genre, en ce qui concerne la vallée d'Aulps, ne soient pas directes, les inductions y suppléent. Une discussion purement scientifique serait peut-être déplacée ici je me contenterai de dire qu'à une époque où la féodalité avait dévoré l'antique liberté des peuples, une partie des habitants du territoire d'Aulps adressaient à l'abbé de ce monastère une série de demandes où l'on voit se réveiller le sou

venir traditionnel d'une indépendance long-temps défendue. Parmi ces demandes, une surtout est pro

fondément significative: « Nous demandons, disent<«<ils, qu'aucun ban (peine pécuniaire, amende) ne << puisse être perçu par les officiers de l'abbaye, sans << que préalablement nous ayons pris connaissance de « la cause, et ayons prononcé notre sentence. » — « Une pareille exigence, répond l'abbé, est repous<< sée comme inique ; il appartient au monastère de juger de la justice ou de l'injustice des bans » (42).

Je remarquais donc qu'à l'époque où la vie cénobitique vint s'implanter dans la vallée d'Aulps, la population des montagnes qui en forment les pendants devait conserver son indépendance primitive, son caractère original. Antérieurement à cet établissement, les sires d'Alinge et de Rovoré avaient bien accepté de la part des comtes de Savoie une portion de ces montagnes à titre de fief; mais il paraît que, pour eux, ces concessions demeurèrent simplement nominales, et que les feudataires ne purent jamais obtenir dans ces lieux une véritable juridiction.

Or, deux moyens s'offraient aux moines d'acquérir, dans leurs domaines, une juridiction temporelle proprement dite s'entourer d'une population nouvelle de serfs et de mainmortables; faire la guerre aux libertés de l'ancienne population. Chacun sait le

:

(42) Documents, no XV.

que

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