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Xe siècle fut une époque où la servitude étreignit l'Europe de toute la force de son bras d'airain. On distinguait la servitude de glèbe de la servitude de corps; la première, qui se modifiait de mille façons, depuis le taillable à miséricorde jusqu'au simple censier, identifiait le serf avec le fonds cultif, et le rendait immeuble par destination; la seconde livrait le serf au caprice absolu du maître il ne faudrait cependant pas exagérer les conséquences de cette définition, au point d'adopter en entier ce que d'ignorants déclamateurs se sont amusés à débiter sur les intolérables misères de la servitude. Bien qu'on s'imagine communément que la servitude de corps ait bientôt disparu, pour ne laisser subsister que la taillabilité foncière, il est certain qu'aux XIIe et XIII® siècles on la retrouve encore en plusieurs lieux (43). Quoi qu'il en soit, un certain nombre de chartes relatives à des cessions d'esclaves en faveur de l'abbaye d'Aulps, semblent prouver que ce monastère eut recours à des acquisitions de ce genre, à l'effet de peupler les parties désertes de la vallée, et y introduire les bienfaits de l'agriculture; les serfs de corps employés à cet usage auraient alors été transformés en serfs de glèbe, et seraient devenus le noyau d'une population de taillables assujettis au sol, sous des

(15) Journal des Savants, mai 1859.

conditions plus ou moins dures, plus ou moins douces (44). D'autre part, des documents authentiques nous montrent les anciens habitants, poursuivis sans relâche dans leurs libertés, et obligés de se soumettre au joug féodal, soit en laissant établir sur les héritages libres des tributs de nature diverse, soit en recevant des terres déjà soumises à ces mêmes charges. Je ne fais qu'indiquer ici les résultats de cette œuvre d'assimilation, à l'examen de laquelle je me propose de donner un jour d'amples développements.

On conçoit que ce ne fut pas sans de vives luttes que les monastères (car ces considérations ne sont pas exclusivement applicables à celui dont j'écris l'histoire) parvinrent à s'entourer d'une population telle qu'ils la désiraient: si les hommes libres défendaient pied à pied une indépendance chère, sainte, immémoriale, les serfs d'origine cherchaient incessamment à se soustraire aux rigueurs d'une position qui privait chacun d'eux du fruit de ses travaux, de ses peines, de ses sueurs. L'abbaye d'Aulps nous initie par ses chartes à de certains faits qui démontrent que la lutte que j'ai signalée ne fut pas moins violente chez elle qu'ailleurs : ainsi en 1311, on voit l'abbé de ce monastère, entouré de toute la pompe

(44) Documents, nos IV, IX, X, XI et XXXVIII, art. 1, 5, 6, 9, 10, 11 et 12.

de sa dignité, faire grâce à cinquante malheureux, humblement agenouillés devant lui, de la peine qu'ils avaient encourue pour avoir formé, contre son autorité, un complot accompagné de serment (45); ainsi encore, à la même époque, les habitants de la mestralie de Chéravaux se détachèrent de la juridiction des moines, et se placèrent sous la sauvegarde des barons de Faucigny (46); quelques années après, les hommes de la commune de St-Jean-d'Aulps se révoltèrent; ils attaquèrent le couvent; mais l'émeute fut comprimée, et les coupables payèrent une amende de 960 florins d'or (47); plus tard, les religieux s'étant aperçus des dispositions hostiles de plusieurs censitaires, de qui ils voulaient exiger des reconnaissances de tributs, s'adressèrent au comte de Savoie, et demandèrent assistance; le comte ordonna au bailli de Faucigny et aux châtelains de Fées-Ternes, d'Evian, d'Alinge, de Thonon, de Bonne, de Châtillon, de Cluses, de réduire les rénitents (48).

Au commencement du XVe siècle la lutte durait encore. Par sentence du 27 février 1410, le duc Amédée VIII, en vertu de son droit de suzeraineté,

(45) Documents, no XVI.
(46) Chronique manuscrite.,
(47) Chronique manuscrite.
(48) Chronique manuscrite.

ramena à la condition de taillables à miséricorde et exploitables haut et bas, un grand nombre d'individus qui refusaient de s'avouer tels et de payer les servis d'usage; ce qui, ajoute naïvement la chronique, ne contribua pas peu à la gloire de l'abbaye. Une condamnation de ce genre frappa en 1437 les communiers de Morzinette. Enfin l'année suivante, un boutefeu nommé Pierre Gay, ayant insulté à la justice du monastère, fut attaché au pilori avec diverses marques d'ignominie, lesquelles, fait observer l'auteur de la chronique précitée, il n'est besoin de circonstancier ici, lesdites marques n'étant pas honnestes (49). La punition de ce Pierre Gay eut lieu sans doute selon les statuts que le prieur d'Aulps, secondé par l'abbé de Balerne, et par celui de Haut-Crêt, dressa en 1239 touchant les homicides, les voleurs, les rebelles, les incendiaires, et où se trouve défense aux femmes de se marier à l'étranger sans la permission du couvent, et différents articles relatifs aux censes, aux servis, à l'alpéage, au cours des eaux, etc. (50).

Mais ce n'était pas seulement avec son système d'extension indéfinie que l'abbaye d'Aulps fournissait aux habitants de la vallée des occasions de révolte,

(49) Voyez le sommaire de cette condamnation dans les Documents, no XXXVII, art. 28.

(50) Chronique manuscrite.

de mutinerie, d'émeute: l'élection des abbés était en même temps et une source de dissensions claustrales, et un prétexte de troubles extérieurs ; deux abbés savoir, Hudry de Balmes et Rodolphe de Blonay, paraissent avoir coexisté de 1368 à 1369, et s'être disputé le pouvoir; quoi qu'il en soit, il est certain que la nomination de Rodolphe fut singulièrement troublée par une bande de séditieux, à la tête desquels on remarquait un noble Mermet d'Aulps ou de Rovoré, qui, suivi de ses satellites, violenta gravement le nouvel abbé, et chassa le bailli de Chablais, survenu pour protéger l'élection (51). Cette famille de Rovoré, qui, dans le XIe siècle, figurait au nombre des bienfaiteurs de l'abbaye, avait fini par s'en déclarer l'ennemie acharnée; on voit, en 1390, un Guillaume, petit-fils dudit Mermet, faire amende honorable, et se rétracter d'une accusation odieuse accusation de meurtre, intentée aux moines, à propos de la mort d'une dame Alix, vieille femme capricieuse à laquelle on attribuait plusieurs donations contradictoires (52).

Si les monastères étaient constamment en lutte, ou avec les seigneurs laïques, ou avec les châtelains des comtes de Savoie et des barons de Faucigny, ou avec

(51) Documents, n° XXXII. (52) Chronique manuscrite.

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