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„Mong Coussin, je scay que vous vous etes bravement batew et grevement bléssay du costé de feu M. le Vicomte -.“ Comme exemple de l'anglais mal écrit, nous avons aussi la lettre du jeune colon de la Virginie:

„What do you mien, you silly old Mountain, by sending an order etc."

Nous citons tous ces exemples, d'abord parcequ'ils ne sont pas connus, ensuite parcequ'ils peuvent attirer l'attention de quelque linguiste sur ce sujet si important du français écrit et parlé en Angleterre, comme on le trouve écrit dans les correspondances du 18e siècle, cité dans les livres modernes, parlé aujourd'hui encore.

Currer Bell et Dickens nous offrent aussi des exemples semblables; les romanciers anglais sont de précieux auxiliaires pour les linguistes par cette habitude de nôter le langage vulgaire et aussi l'affection de parler français, si répandue dans la bonne société anglaise.

Nous reviendrons plus tard sur les différents phénomènes que présentent ces lettres; pour le moment nous avons à rechercher la nature des lettres en général, leur lieu de provenance, l'endroit de leur fabrication, tout comme pour une marchandise. Cette histoire, dont nous ne donnons que les grandes lignes, touche de bien près aux différentes phases du développement de la société moderne.

Aux différentes classes de la société correspondent, en effet, diverses espèces de lettres; et aussi un plus ou moins grand équilibre entre les deux facteurs qui composent la nature d'une lettre: ,,Le terme et l'idée".

Chez les artistes, chez les écrivains surtout, la juxtaposition du terme et de l'idée est presque parfaite; le mot a dans leur cerveau la forme du terme écrit. Le plus bel exemple, peut-être, de la perfection mécanique dans la phrase a été donné par Théophile Gautier, le maître impeccable, comme l'appelait Charles Baudelaire.2 Il affectait même de réduire la langue écrite à un mêtier que tout le monde pouvait apprendre. Nous ne chercherons pas ici si cette facilité, si cette absence de lutte, ne finit pas par engourdir la force créatrice qui provient toujours du combat entre le terme et l'idée. D'autres écrivains, comme Gustave Flaubert, ont lutté toute leur vie pour atteindre l'équilibre parfait entre l'idée et le terme. Enfin, certains, comme Balzac, ont préféré exprimer leur complète pensée, laissant rouler la phrase dans le

1 Virginians Ch. XXX, 1er vol.

2 Cf. Charles Demailly (p. 83). De Goncourt:

,,Je ne pense jamais à ce que je vais écrire. Je prends une plume et j'écris. Je suis homme de lettres; je dois savoir mon mêtier. Et puis, j'ai une syntaxe très en ordre dans la tête. Je m'engage à montrer à écrire à n'importe qui.“

(Masson est ici pour Gautier.)

courant de l'idée, nous associant au tumulte et au bouillonnement de leur travail intérieur, plus grands et moins parfaits.

Ces différents caractères se retrouvent dans la correspondance de ces trois auteurs, qui peuvent servir de type aux trois modes d'expression.

Mais, quelles que soient les différences entre le mécanisme et le mode d'expression chez eux, ce sont des gens de métier, pour qui les lettres ne sont que la continuation du travail quotidien, une augmentation de travail.

Mais, dans la société moderne, il est une certaine catégorie de gens qui n'écrivent que pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs. Il faut avouer que les lettres de ce côté ne perdent pas à ne pas être recueillies; si nous prenons les lettres des commerçants ou des hommes de bourse, nous assistons au triomphe des abbrévations et des points suspensifs (style ou absence de style que les deux écrivains de la société bourgeoise, Scribe et Sardou, ont reproduits avec fidélité), ils n'écrivent que pour donner des ordres de commerce, et ils ont réduit la lettre à n'être qu'un dispositif encadré de formules de salutation. On comprend très-bien que le volapük puisse s'appliquer sans inconvénient à de telles lettres. Il serait curieux d'examiner les lettres de ce qu'on appelle les gens du monde, mais elles sont naturellement difficiles à acquérir; il serait intéressant de les comparer avec les correspondances que les romanciers modernes nous montrent dans leurs romans.

Le roman par lettres n'était pas un procédé factice au dixhuitième siècle où l'on passait la moitié de la journée à écrire, et où l'on voit peu de différence, somme toute, entre les lettres de Julie et de Saint-Preux et celles des correspondantes de Rousseau ou de Diderot.

Aujourd'hui il n'y a plus que les pensionnaires de couvent ou les jeunes filles du monde qui s'écrivent tous les jours. Mais malheureusement les lettres d'amies d'aujourd'hui ne ressemblent en rien à celles que Louise de Chaulieu écrivait à Rénée de Maucombe.1

A ce propos, on dit souvent que les femmes écrivent mieux que les hommes: il serait plus juste de dire que les femmes n',écrivent" pas. Dans ces lettres de douze pages il serait difficile de trouver un effort pour accorder la pensée avec le terme; on n'y découvre même pas le moindre pressentiment que la langue puisse être difficile" à rendre, ce qui caractérise l'absence de style. On peut dire que ces lettres se ressemblent toutes par le fond comme par la forme: l'écriture même est partout pareille, comme si toutes se servaient de la même plume,

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Maintenant, au contraire du XVIIIe siècle, on écrit trèspeu, et cela peut s'expliquer par des causes économiques. Cela ne fera que s'accentuer avec les moyens plus pratiques, que l'on découvre tous les jours. Le téléphone épargne beaucoup de

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fautes d'orthographe et surtout de manques de ponctuation aux commerçants.

Parmi les gens du monde, de moins en moins de lettres. Dans les romans fashionables de M. Bourget, on n'emploie plus que les „petits bleus" les cartes télégrammes, qui raccourcissent la pensée et la phrase. Enfin le dernier terme de la correspondance se trouve dans les colonnes de la quatrième page des grands journaux, où l'on écrit en anglais, ce qui tranche la difficulté.

La même répugnance à écrire, que nous avons vue se manifester dans le monde, existe aussi dans les villages, mais les causes diffèrent. Nous avons franchi les deux classes supérieures de ceux qui écrivent, les uns par métier, les autres par besoin ou par plaisir; il reste maintenant à étudier la classe qui ne sait pas ou presque pas écrire, et qui ne le fait que quand elle y est forcée. Dans beaucoup de romans, on a essayé d'imiter les lettres écrites dans les villages; dans presque tous, on n'y a vu qu'un prétexte à moquerie, et on en est à se dans demander si ceux qui ont fait ces essais avaient jamais eu sous les yeux une véritable lettre d'un homme ignorant, d'un paysan.

Pour nous rendre compte de ce qui fait la caractéristique de telles lettres, de cette difficulté qu'il y a pour un paysan à écrire, il nous faut examiner rapidement les conditions économiques et sociales dans les quelles il se trouve placé. Nous prendrons nos exemples dans le village, où ont été écrites les lettres que nous allons étudier.

Pourquoi écrit-on une lettre? C'est la première question que l'on doive se poser dans une recherche de cette sorte. Généralement, parce qu'on est éloigné d'une personne et qu'on ne peut lui transmettre de vive voix ce qu'on a à lui dire. Cette condition fondamentale de toute correspondance n'existait, pour ainsi dire pas, dans nos villages, il y a cinquante ou soixante ans. D'abord on avait peu de chose à se dire, et ensuite on était seulement en relation avec les gens de son hameau; car il était très-difficile d'en sortir à cause du manque de pavés. Les premiers datent d'après la révolution de 1830, qu'on peut fixer comme date approximative de l'ébranlement causé dans les campagnes, de la première entrée de la vie moderne dans les villages. De plus, on trouvait près de chez soi ce dont on avait besoin, chez ses voisins. A peine, allait-on une fois par semaine au marché des villes voisines. On conçoit que ce rapprochement interdisait toute idée de correspondance.

Nous ne faisons, on le voit, qu'effleurer ici la question, car cet isolement des villages avait beaucoup de causes économiques et sociales, que nous espérons pouvoir étudier dans un autre ouvrage.

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Cependant il serait exagéré de dire que personne ne quittait le village. Il y avait d'abord la conscription, qui enlevait un certain nombre de jeunes-gens tous les ans au village pour sept ans. Mais, dans les premiers temps, l'absence était si longue qu'on s'écrivait peu, quoique le contraire parût plus vraisemblable; les demandes d'argent, thème ordinaire des lettres de soldat, étaient naturellement bornées car l'argent disponible était en petit quantité.

Enfin, il y avait le port des lettres. M. Gladstone, dans un discours prononcé récemment, enumérait les progrès que, d'après lui, la classe ouvrière et paysanne d'Angleterre a faits depuis le commencement de la penny post (1840), dont on célébrait l'anniversaire il y a quelques mois. Pour se faire une idée du prix que coutaient auparavant les lettres, il faut lire les fréquentes mentions de l'affranchissement que l'on voit dans les lettres de Pope, Swift ou Steele1, et dont nous parle Thackeray. Encore, dans nos lettres mêmes (Lettre VIII), nous voyons que notre soldat envoyait souvent ses lettres sans les affranchir. On raconte dans un village du Nord comme une légende, rattachée avec la succession Thierry, légendaire aussi dans l'histoire des successions, que, des lettres étant arrivées de Venise demandant aux héritiers de s'y rendre, ceux-ci, effrayés du prix du port, avaient refusé les lettres. Une autre histoire caractéristique est celle qu'on dit s'être passée entre deux amoureux: l'amant étant parti en Algérie, envoyait des lettres à T***, mais la destinataire ne les acceptait pas, parce qu'il fallait payer l'affranchissement. Ils étaient convenus entre eux de mettre une marque sur l'enveloppe, signifiant qu'ils se portaient bien, et cela leur suffisait. Le prix du port, cette cause économique que les linguistes ou les philologues de profession considéreraient comme indifférente, a cependant exercé sur la correspondance paysanne une influence profonde et peut être consideré comme un des obstacles momentanés du mélange.

A côté du soldat, il y a l'ouvrier industriel, l'ouvrier de fabrique, qui est aussi un des facteurs de la correspondance. L'établissement des fabriques dans le Nord de la France date de 1840, quoiqu'il y en ait eu quelques unes dès 1830. Toute une partie du village quitta alors le travail des champs et entra à la fabrique: ce premier arrachement au sol fut le prélude de bien d'autres. Après être resté un moment dans son village, l'ouvrier en sort, pour un salaire plus grand ou pour plus de travail, et dès lors il fait partie de cette armée errante du prolétariat, qui n'appartient plus à aucun pays, ni, à plus forte raison, à aucun village. Dans cet éloignement le besoin de la correspondance se fait sentir et nous avons la seconde source de lettres: les lettres d'ouvriers. Mais celles-ci, au lieu d'être produites par un phénomène artificiel en quelque sorte (la conscription), répondent à d'autres causes sociales et économiques plus profondes: il a fallu

1

Thackeray,,,English Humourist".

tout un changement de milieu pour les produire. Elles sont une des sources les plus sûres pour l'histoire encore à faire des villages.

Nous nous bornerons dans cette étude à examiner les lettres de soldats, première manifestation d'un élément hétérogène qui finira par introduire un mélange dans le langage. Ce sont les degrés et les variations de ce mélange que nous essaierons de suivre à travers la complexité et la variabilité des phénomènes.

Nous venons donc de passer en revue les trois classes de la société qui écrivent des lettres: les écrivains ou artistes, les gens du monde et les bourgeois, enfin les paysans forcés d'écrire par les circonstances. Il reste encore un degré: c'est la masse, masse encore énorme de ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Chez ceuxlà, naturellement, le patois „,lingua di cuore" reste intact en beaucoup de points, et il offre la véritable base, le protoplasme du langage en quelque sorte.

Mais, de même que, plus on avance dans les sciences naturelles, plus on reconnaît et l'on découvre la vie dans des masses supposées inertes, de même la science du langange reconnaîtra que le patois, qui paraît simple au premier abord, présente encore des phénomène assez complexes, quoiqu'en pense le professeur Schuchardt, pour nous cacher ses principes d'ici à longtemps.

I.

Nous ne chercherons pas à rendre compte de tous les caractères intéressants des lettres: tout en en notant pourtant les principaux nous nous attacherons surtout à y rechercher les conditions du mélange.

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Nous ne prenons pas de front cette question tant discutée de la „Sprachmischung"; nous ne voulons ici qu'examiner un point de la discussion entre M. Psichari et M. Schuchardt.1 Le premier regrettait, à propos du livre magistral,,Slavo-deutsches und Slawoitalienisches" que l'objet de la démonstration n'eût pas été pris dans deux seuls villages, dont la monographie linguistique poussée à fond, aurait donné encore plus de précision à la thèse de l'auteur."2

M. Schuchardt répond,,qu'il s'agissait, non d'étudier le mélange à l'état cristallisé, mais de le suivre avant tout dans son plein développement, basé sur les rapports sociaux les plus variés, dans tous ses modes et degrés possibles, dans l'expression parlée, écrite, imprimée. Et il ajoute: „on proclame avec une unanimité

1 Cf. Revue des patois gallo-romans 1888.

2 Litteraturblatt für germ. u. roman. Philologie (1888).
P. 3.

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