Imágenes de páginas
PDF
EPUB

(

les siens. Il entendoit dire souvent que les beautés de ses tragédies étoient des beautés de mode, qui ne dureroient pas. Madame de Sévigné, comme beaucoup d'autres, se faisoit une vertu de rester fidèle à ce qu'elle appeloit ses vieilles admirations. Voici quelques endroits de ses lettres qui feront connoître les differents discours qu'on tenoit alors; et ces endroits , quoique pleins de jugements précipités, plairont à cause de ce style qu'on admire dans une dame, et qui fait lire tant de lettres qui n'apprennent presque rien. C'est ainsi qu'elle parle de Bajazet avant que de l'avoir vu. «Racine a fait une « tragédie qui s'appelle Bajazet, et qui leve la paille. « Vraiment elle ne va pas en empirando comme les aua tres. M. de Tallard dit qu'elle est autant au-dessus des pièces de Corneille, que celles de Corneille sont au« dessus de celles de Boyer: voilà ce qui s'appelle louer. « Il ne faut point tenir les vérités captives, nous en ju“ gerons par nos yeux et par nos oreilles.

Du bruit de Bajazet mon ame importunée « fait que je veux aller à la comédie; enfin nous en ju“ gerons '... »

Après avoir vu la pièce elle l'envoie à sa chère fille, en lui disant: « Voilà Bajazet; si je pouvois vous en« voyer la Champmélé, vous trouveriez la piéce bonne, « mais sans elle, elle perd la moitié de son prix. Je suis

[ocr errors]
[ocr errors]

' On croit que c'est la mort de Monaldeschi , assassiné à Fontainebleau par les ordres et sous les yeux de Christine , reine de Suède , qui suggéra à Racine l'idée de composer sa tragédie de Bajazet. Cette pièce parut en effet cinq ans après l'événement qu'elle semble rappeler. Les compilateurs d'anecdotes disent encore que Racine, dans les quatre fameux vers où il peint l'imbécile Ibrahim , avoit eu en vue Richard, fils de Cromwell, qu'on s'étonnoit alors de voir vivre dans l'obscurité où il resta toute sa

"

[ocr errors]

«folle de Corneille!.... Vous avez jugé très juste et très « bien de Bajazet; et vous aurez vu que je suis de votre « avis. Je voulois vous envoyer la Champmêlé pour vous « réchauffer la pièce : le personnage de Bajazet est glacé; «<les mœurs des Turcs y sont mal observées : ils ne font «point tant de façons pour se marier; le dénouement " n'est point bien préparé: on n'entre point dans les rai<< sons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses « agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font fris<< sonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer <«< Racine; sentons en toujours la différence: les pièces << de ce dernier ont des endroits froids et foibles, et ja<< mais il n'ira plus loin qu'Andromaque. Bajazet est au<«< dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, << si j'ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champmêlé; ce n'est pas pour les siècles à venir: si << jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse d'être amou«reux 1, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre « vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers << en faveur des divines et sublimes beautés qui nous << transportent. Ce sont des traits de maître qui sont ini« mitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et «<en un mot, c'est le bon goût : tenez-vous-y 2. »

[ocr errors]
[ocr errors]

• Il avoit déjà été plus loin qu'Andromaque, puisqu'il avoit fait Britannicus. Pouvoit-elle dire que Britannicus ne fût que l'ouvrage d'un jeune amoureux? (L. R.)

2 Nous avons cru devoir rétablir d'après le texte des meilleures éditions les passages cités des lettres de madame de Sévigné. Ces passages sont altérés dans les Mémoires de Louis Racine, et l'on n'y trouve point le suivant : « La pièce de Racine m'a paru belle; nous y avons été. Bajazet est beau; j'y trouve quelque embarras sur la fin; mais il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de Bérénice. Je trouve « pourtant, à mon petit sens, qu'elle ne surpasse pas Andromaque; et << pour les belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus, que

[ocr errors]

Ces prophéties se sont trouvées fausses. L'auteur de Britannicus fit voir qu'il pouvoit aller encore plus loin, et qu'il travailloit pour l'avenir. Je dirai bientôt pourquoi on lui reprochoit de travailler pour la Champmêlé, et je détruirai cette accusation. Personne ne croira que Boileau ait jamais pensé comme madame de Sévigné le fait ici penser, puisqu'on est au contraire porté à croire qu'il louoit trop son ami. '. Le P. Tournemine, dans une lettre imprimée, avance qu'il ne décria l'Agésilas et l'Attila «que pour immoler les dernières pièces de Cor« neille à Racine son idole. » Ce n'étoit pas certainement lui immoler de grandes victimes; et Boileau ne pensa jamais à élever son idole (pour répéter le terme du P. Tournemine) au-dessus de Corneille: il savoit rendre justice à l'un et à l'autre; il les admiroit tous deux, sans décider sur la préférence.

Le parti de Corneille s'affoiblit beaucoup plus l'année suivante, quand Mithridate paroissant avec toute sa haine pour Rome, sa dissimulation et sa jalousie cruelle, fit voir que le poëte savoit donner aux anciens héros toute leur ressemblance.

Je ne trouve point que cette tragédie ait essuyé d'autres contradictions que d'être confondue, comme les autres, dans la misérable satire intitulée, Apollon vendeur de Mithridate; ouvrage qui, rempli des jeux de mots les plus insipides, ne fit aucun honneur à Barbier d'Au

cour 2.

[ocr errors]

« votre idée étoit au-dessus de... appliquez, et ressouvenez-vous de cette

folie; et croyez que jamais rien n'approchera, je ne dis pas surpassera,

« je dis que rien n'approchera des divins endroits de Corneille. »

[ocr errors]

Cette lettre est à la tête des OEuvres posthumes de Corneille, imprimées en 1738. (L. R.)

2 Voici ce que madame de Coulanges en écrivoit à madame de Sévigné un mois après la première représentation: «Mithridate est une pièce « charmante: on y pleure; on y est dans une continuelle admiration ; on

[ocr errors]

En cette même année, mon père

fut
reçu

à l'Académie françoise, et sa réception ne fut pas remarquable comme l'avoit été celle de Corneille, par un remerciement ampoulé. Corneille, dans une pareille occasion, se nomma « un indigne mignon de la fortune », et ne pouvant exprimer sa joie, « l'appela un épanouissement du caur, « une liquéfaction intérieure, qui relâche toutes les puis« sances de l'ame »; de sorte que Corneille, qui savoit si bien faire parler les autres, se perdit en parlant pour lui-même. Le remerciement de mon père fut fort simple et fort court, et il le prononça d'une voix si basse, que M. Colbert, qui étoit venu pour l'entendre, n'en entendit rien, et que ses voisins même en entendirent à peine quel. ques mots. Il n'a jamais paru dans les Recueils de l'Académie, et ne s'est point trouvé dans ses papiers après sa mort. L'auteur apparemment n'en fut pas content, quoique, suivant quelques personnes éclairées, il fût né autant orateur que poëte. Ces personnes en jugent par les deux discours académiques dont je parlerai bientôt, et par une harangue au roi, dont elles disent qu'il fut l'auteur: elle fut prononcée par une autre bouche que la sienne, en 1685, et se trouve dans les Mémoires du Clergé.

Un de ses confrères dans l'Académie se déclara son rival, en traitant comme lui le sujet d'Iphigénie. Les deux tragédies parurent en 1675': celle de Le Clerc n'est plus

[graphic]

« la voit trente fois; on la trouve plus belle à la trentième qu'à la pre"mière. » Voltaire a dit que de toutes les tragédies, celle qui plaisoit le plus à Charles XII, c'étoit Mithridate; et quand on la lui lisoit il marquoit du doigi les endroits qui le frappoient davantage.

Les auteurs du Théâtre françois disent en 1674, et se fondent sur une autorité qui peut être douteuse. C'est ce que je ne puis décider. (L. R.) Dans le temps même

que Racine s'élevoit au plus haut degré de la gloire, par un chef-d'quvre supérieur à tout ce qui étoit jusqu'alors sorti de sa plume, Corneille donnoit sa dernière tragédie, et terminoit par un ouvrage très médiocre sa carrière théâtrale , qui avoit été si brillante. Su

connue que par l'épigramme faite sur sa chute, et la gloire de l'autre fut célébrée par Boileau :

Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, etc.

C'étoit en 1677 que Boileau parloit ainsi : et comme il avoit acquis une grande autorité sur le Parnasse, depuis qu'en 1674 il avoit donné son Art Poétique et ses quatre Épîtres, il étoit bien capable de rassurer son ami, attaqué par tant de critiques 1. A la fin de l'Épître qu'il lui adresse, il souhaite, pour le bonheur de leurs ouvrages,

Qu'à Chantilly Condé les lise quelquefois;

parcequ'ils étoient tous deux fort aimés du grand Condé, qui rassembloit souvent à Chantilly les gens de lettres, et se plaisoit à s'entretenir avec eux de leurs ouvrages, dont il étoit bon juge. Lorsque dans ces conversations littéraires il soutenoit une bonne cause, il parloit avec beaucoup de grace et de douceur; mais quand il en soutenoit une mauvaise, il ne falloit pas le contredire : sa

réna fut joué la même année qu'Iphigénie. (G.) La pièce de Racine parut en 1674, et celle de Le Clerc en 1675:

Il est inutile de rappeler ici toutes les critiques dont ce nouveau chefd'œuvre fut l'objet. On blâma l'auteur de s'être écarté de l'histoire du sacrifice d'Iphigénie, telle qu'elle se trouve dans Dictys de Crète, et telle qu'elle a été suivie par Euripide; comme si le poëte ne pouvoit rien inventer dans un pareil sujet, et comme si les faits inventés n'avoient pas produit des beautés de premier ordre. Enfin, lorsqu'on vit que le public s'obstinoit à admirer l'Iphigénie de Racine, et que tous les efforts de la cabale n'avoient pu donner plus de cinq représentations à l'Iphigénie de Coras et de Le Clerc, on eut recours à la calomnie, dernier refuge des envieux, et l'on accusa Racine d'avoir abusé de son crédit pour tâcher d'empêcher les représentations de cette dernière pièce ; et cette ridicule imputation se trouva répétée dix ans après dans un écrit de Pradon, intitulé Nouvelles Remarques sur tous les ouvrages du sieur D... (Despréaux.)

« AnteriorContinuar »