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ral, qui est l'expression de la pensée par le rhythme, alors il faut reconnaître qu'en 1855 la France n'a guère chanté. Aucun talent n'a surgi qui puisse prétendre à se faufiler parmi les hommes dont les œuvres sont encore le fleuron de la génération présente. Lamartine, Hugo, Vigny, Musset sont toujours les

Urnes du fleuve

Qui verse l'ambroisie aux rêveurs.........»

Et la source du fleuve est dès longtemps tarie.

Chaque hiver donne naissance à un certain nombre de strophes, de ballades, d'élégies; dans ces productions, qui meurent avant le printemps, il y a parfois de l'esprit, parfois de l'affectation, çà et là un vers charmant, une aimable pensée, mais il n'y a pas la veine poétique, on ne sent pas, en lisant ces auteurs, les vigoureuses pulsations de ce sang surabondamment généreux qui si souvent tue les vrais poëtes, mais qui les rend immortels.

Il en est toutefois qui, sans arriver à l'immortalité, obtiennent l'estime contemporaine, estime en général restreinte à un petit cercle qui les goûte, et leur donne une de ces réputations agréables telles qu'en font les salons et les « Happy few. » Aussi bien une ignorance singulière à l'endroit de la littérature contemporaine pourrait-elle seule permettre de confondre MM. Autran, de Laprade et Brizeux avec la foule qui ne fait que paraître et passer. J'ai cité ces trois noms parce que, au milieu de la profonde anarchie des idées et des systèmes, il me semble qu'ils représentent tous trois le respect et l'intelligence des lois éternelles de la poésie, aujourd'hui méconnues et violées. Dans les « Laboureurs et soldats » de M. Autran, et dans les « Symphonies poétiques » de M. de Latrade, on éprouve une vive satisfaction à rencontrer cet art qui relève de la pensée et non pas de la forme, qui cherche à toucher le cœur et non pas seulement à étonner les oreilles; en un mot, un art spiritualiste. Toutefois, on ne peut souvent s'empêcher

de regretter que la forme elle-même ne soit pas en meilleure harmonie avec l'idée, que le fruit soit enveloppé dans une coque trop dure et trop peu séduisante. Quant à M. Brizeux, on remarque dans les Histoires poétiques un ton généralement grave, un fond de pensées justes, parfois profondes, l'empreinte d'un caractère droit, sérieux et élevé; mais, plus encore que chez M. de Laprade, une forme qui, je ne saurais dissimuler ma pensée, me semble excessivement malheureuse. Estce manière ? Est-ce exagération de simplicité? Est-ce impuissance de l'instrument? Toujours est-il que le vers de M. Brizeux a quelque chose de rocailleux, de heurté, de disgracieux; Sisyphe remonte son rocher à chaque ligne. Il arrive que çà et là le langage paraît plus harmonieux, la phrase plus facile et élégante, mais :

Desinit in piscem mulier formosa superne,

le langage devient malaisé, la phrase pénible. De ce que M. Brizeux a des idées heureuses, l'élan du cœur qui fait croire pour un instant à l'inspiration, de ce que parfois on rencontre chez lui une entrée en matière vigoureuse, il résulte qu'on espère constamment, et que la lecture des Histoires poétiques est une succession de désappointements. Le charme naïf de deux ou trois bluettes imitées des légendes celtiques n'est point suffisant pour donner à l'ensemble du livre une valeur littéraire réelle. Et cependant M. Brizeux connaît les véritables sources de la poésie; c'est aux vieilles traditions armoricaines qui ont bercé son enfance, c'est aux grandeurs mystérieuses de Rome, c'est aux magnifiques pompes et aux simplicités infinies de la religion qu'il s'en va puiser; mais pour renfermer l'onde sacrée il n'a qu'un grossier vase de bois, quand il lui faudrait une coupe d'or.

Ce n'est pas M. Maxime Du Camp qui voudrait d'une coupe d'or. Qu'on n'aille pas essayer de lui en offrir une, il la repousserait. Une coupe de fer, une coupe en porcelaine

de Limoges, ou mieux encore en faïence Wedgwood. A la bonne heure, voilà ce qui convient; car il s'agit avec M. Du Camp de célébrer les trois progrès qui se donnent la main et qui se complètent le progrès humanitaire, le progrès scientifique, le progrès industriel. C'est dans cette trinité qu'est la source de la vraie poésie, de la seule possible maintenant, de la seule qui ait quelque avenir. Avec les Chants modernes nous sommes bien loin des Histoires poétiques. Au lieu de la vieille Coulm la sorcière, ou du combat de Lez Breiz; la Faulx, la Locomotive, la Bobine, le Sac d'argent. Au lieu du Passé et du Passé un peu brumeux, le Présent et le Présent le plus actuel. Au lieu du développement des idées, les Chants de la Matière, c'est M. Du Camp lui-même qui leur donne ce nom.

Pour qu'on comprenne ce livre, il est nécessaire d'en dire la chronique. M. Du Camp est un esprit audacieux, plein de vie, et qui, dans quelques ouvrages en prose, a montré de sérieuses qualités littéraires. Peut-être à son début se tenait-il un peu trop, je ne dirai pas à la tunique, cela fâcherait M. Du Camp qui méprise tout ce qui n'est pas le terme technique, mais au pan de l'habit de M. Théophile Gautier,

Gautier d'un fourreau d'or tirant un paradoxe,

Viendra te battre en brèche, ô sottise orthodoxe.

a dit M. Arsène Houssaye, et M. Du Camp aimait beaucoup à battre en brèche la sottise, surtout quand elle était orthodoxe. Il y a toujours quelque inconvénient à avoir une manière trop prononcée, mais quand on a la manière d'un autre, l'inconvénient est bien plus grand encore. Un voyage en Egypte, en affranchissant M. Du Camp des séductions trop immédiates de l'imitation, lui rendit un double service. Il écrivit un livre excellent, et de plus, si maintenant il a une manière, du moins elle est à lui. Un jour il lui prit envie de résumer ses idées sur l'art contemporain. L'école classique était oubliée et embaumée,

l'école romantique atteinte d'une caducité précoce et inguérissable; le réalisme commençait à devenir un fait. De ce fait M. Du Camp résolut de faire la théorie. Il prit donc la plume et écrivit un livre, un livre convaincu, passionné, plein de haines et d'ardeurs, et dans lequel des pensées parfaitement justes servent de base ou de couronnement à des théories parfaitement fausses; tandis que d'un autre côté les aperçus les plus incisifs et les plus fins se croisent avec les erreurs historiques les plus graves.

Tel qu'il était, le livre méritait d'être lu. C'était l'énonciation d'un théorème. Il faut le démontrer, se dit M. Du Camp; et là-dessus il étiquette les produits de la civilisation: le chloroforme, le télégraphe électrique et les autres dont j'ai déjà parlé : puis il écrit des vers en leur honneur; fait imprimer le tout et y appose son livre comme préface. Et voilà comment, par excès de zèle, M. Du Camp a, suivant moi, du premier coup ruiné sa théorie, comment il a battu en brèche son livre tout peu orthodoxe qu'il fût. Il eût mieux valu pour lui s'en tenir à la préface, et laisser à d'autres le soin de prouver, par l'exemple de leurs insuccès, que pour être poëte il faut autre chose que beaucoup de hardiesse, beaucoup de nouveauté dans les théories et même que beaucoup d'esprit.

Nous venons de voir deux écoles en présence, dans les personnes de M. Brizeux et de M. Du Camp. La première isolée, un peu hautaine, plus célèbre qu'elle n'est connue. L'autre, courue de la foule, qui marche gaiement, toutes voiles déployées au vent du siècle, qui a pour religion une sorte de panthéisme industriel. Quels que soient les défauts de la petite église, et j'ai dù les signaler vivement, il me semble qu'il y a presque de l'injustice à son égard dans le seul fait de la comparer avec cette école réaliste aussi prosaïque que spirituelle, qu'elle domine de toute la hauteur qui sépare la pensée de la

matière.

Le théâtre ne me retiendra pas longtemps. J'en éprouve un

vif regret, car la forme dramatique est certainement une des plus belles, la plus complète peut-être que puisse revêtir l'art, celle qui approche le plus de la perfection littéraire, qui est «le vrai idéalisé. » Est-il besoin de nommer Eschyle, Shakespeare, Corneille ou Goethe et tant d'autres maîtres de l'intelligence pour rappeler tout ce que la littérature doit à la scène? M. Alexandre Dumas fils et M. Octave Feuillet sont les seuls qui aient produit, en 1855, des œuvres dignes d'être remarquées. M. Dumas a continué, dans le Demi-monde, à exploiter la mine d'où il avait déjà tiré la Dame aux Camélias et Diane de Lys. Cette mine est féconde sans doute, mais c'est une mine de cuivre, et quand on songe qu'il ne faudrait ni plus de sagacité, ni plus d'esprit, ni plus de fine observation pour travailler avec succès une mine d'or, on ne peut s'empêcher de regretter la persistance que met M. Dumas à suivre toujours le même filon. Il faut cependant reconnaitre que, dans le Demi-monde, M. Dumas a fait preuve d'une facilité de dialogue, d'une habileté dans les situations, d'une modération dans les idées, en un mot d'un talent dramatique bien supérieur à celui qu'avaient révélé ses œuvres précédentes.

Quant à M. Feuillet, on est forcé de convenir que sa pièce: Péril en la demeure, n'est point au niveau de ses précédents proverbes; peut-être cela provient-il de ce qu'elle avait de plus hautes prétentions; elle a été composée pour la scène, et de là a passé à la lecture, au rebours de ces aimables causeries que la scène avait réclamées comme son bien dans les petits volumes que tout le monde lisait. Quelque gracieux que soit un dialogue, il ne saurait être un moyen d'action suffisant pour le théâtre. M. Feuillet s'en est sans doute aperçu ; bien que le public, qui éprouve pour ce charmant esprit une vive sympathie, ait été un modèle de la plus bienveillante politesse dans la manière dont il a accueilli Péril en la demeure.

Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet, que les personnes qui me font l'honneur de parcourir ces lignes auront trouvé

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