Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Mais cet art quel était-il? C'est là la question la plus importante pour l'histoire des origines et de la formation de l'épopée. Les renseignements que nous fournit à ce sujet l'Odyssée sont d'une valeur inestimable, parce qu'il nous font pénétrer dans des temps que n'éclaire point le flambeau de l'histoire, et cela avec une clarté, avec une puissance d'actualité que l'histoire a bien rarement, même dans ses parties les plus lucides. Voyons donc ce que l'Odyssée nous apprend sur les chants récités par Démodocus et Phémius dans l'assemblée des Phéaciens et dans celle des prétendants.

Démodocus, après avoir été introduit et reçu avec honneur, et avoir pris sa part du festin, saisit sa lyre, et la muse alors lui inspire de chanter les louanges des héros. Il choisit la querelle d'Ulysse et d'Achille dans ce chant, est-il dit, dont la gloire s'était élevée jusqu'au ciel (Od. VIII, 74). Il résulte de ce passage remarquable qu'il existait déjà alors un poëme étendu, célèbre parmi les Grecs, dont l'aède choisit un épisode pour le chanter devant les convives. Cet épisode se rapporte à la guerre de Troie, mais non pas à la partie comprise dans l'Iliade: c'est la dispute d'Ulysse et d'Achille durant le festin qui a suivi un sacrifice, événement postérieur à la colère d'Achille chantée par Homère. Ce qui indique que ce n'était là qu'un fragment d'une œuvre plus considérable, c'est que plus tard (v. 492) Ulysse invite Démodocus à continuer et à chanter l'histoire du cheval de bois et de la destruction de Troie.

Quant à Phémius il chante d'abord les malheurs des Grecs au retour d'Ilion; et Pénélope lui en fait un reproche en lui rappelant qu'il sait beaucoup d'autres chants propres à charmer les mortels, ainsi que les exploits des hommes et des dieux que célèbrent les aéèdes. Nous avons donc ici encore l'indice d'un cycle poétique que Phémius possédait dans sa mémoire. Le sujet du retour des Grecs, dont l'Odyssée n'est qu'un chapitre, formait déjà à lui seul le thème de plusieurs poëmes ap

pelés les voo, et le vieux Nestor qui en retrace les traits principaux, s'écrie en s'adressant à Télémaque.

«Qui, parmi les mortels, pourrait raconter tant de maux. Si pendant cinq et six années tu restais en ces lieux, ce temps ne te suffirait pas pour apprendre tout ce qu'ont souffert les divins Achéens. Avant la fin de mes récits tu aurais désiré revoir ta patrie.>>

Dans les allusions qui sont faites à ce thème si riche, on distingue assez nettement le sujet de plusieurs poëmes : le retour de Ménélas, celui d'Agamemnon, mais surtout une Orestée dont Télémaque prédit l'immortalité, et dont parle Minerve quand elle s'adresse à lui pour l'encourager : « N'entends-tu pas quelle gloire s'est acquise le noble Oreste parmi tous les hommes depuis qu'il a tué Egisthe le meurtrier? » Et ailleurs il est dit «que les dieux ont décrété tous ces malheurs des hommes afin qu'ils devinssent un sujet de chants pour les générations futures. >>

A côté de ces poëmes qui, par leur étendue, formaient déjà de petites épopées toutes relatives à la guerre de Troie, on trouve aussi des allusions à d'autres poëmes sur des traditions plus anciennes. Les passages assez nombreux qui se rapportent aux exploits d'Hercule, à la guerre de Thèbes, à l'histoire d'OEdipe, de Thésée, etc., indiquent autant de chants traditionnels sur ces divers sujets, car la forme poétique était alors l'unique moyen de transmission pour les événements du passé.

Quant au caractère et au mérite de ces compositions antéhomériques, nous ne pouvons en juger qu'indirectement par l'impression que nous les voyons produire sur les auditeurs; mais cela suffit pour nous prouver qu'en fait de vérité, d'énergie, de pathétique, elles devaient approcher beaucoup de la poésie d'Homère. Quoi de plus frappant, sous ce rapport, que les paroles adressées par Ulysse à Démodocus.

« Je te loue, lui dit-il, par-dessus tous les hommes. C'est

sans doute la muse qui t'instruisit, la fille de Jupiter, ou bien Apollon; car tu chantes admirablement la destinée des Achéens, tout ce qu'ils ont fait, tout ce qu'ils ont souffert et accompli, comme si toi-même tu avais assisté aux événements ou si quelqu'autre t'en avait fait le récit.»

l'on exi

Voilà pour le caractère de vérité, d'exactitude, que geait avant tout des aèdes. Quant à l'effet saisissant que produisaient leurs chants sur les auditeurs, on le voit soit. par les larmes abondantes que verse Ulysse en écoutant ces récits, soit par l'intérêt intense qu'y prennent les Phéaciens assemblés.

Il est très-probable, ainsi que l'ont conjecturé plusieurs critiques, que Phémius et Démodocus sont des personnages réels, des chanteurs illustres encore du temps d'Homère, et qui, avant lui, avaient travaillé avec beaucoup d'autres à la formation de l'épopée. Ce ne sont pas, en effet, de purs improvisateurs qui recueillent des faits immédiats pour les chanter au sortir même de l'action. Ce premier travail d'improvisation mentale très-rapide a existé sans doute chez les Grecs, mais il ne saurait en sortir que des chants de courte haleine, dans le genre des ballades, inspirés par l'événement du jour. Les deux aèdes sont déjà loin de ce primitif procédé. Ils ont par devers eux, dans leur mémoire, une masse considérable de récits traditionnels devenus célèbres, et ils les redisent, les interrompent et les reprennent suivant l'occasion et les instances de leurs auditeurs. Ce ne sont pas cependant non plus de simples rapsodes qui répètent machinalement ce qu'ils ont appris par cœur; mais bien de vrais poëtes inspirés par la muse, doués par Jupiter, qui ne doivent leur talent qu'à eux-mêmes, ce qu'indique l'épithète de autodidaxros que se donne Phémius. Ils travaillent donc aussi en créateurs, mais ils travaillent sur un fond donné, transmis religieusement, et dont ils ne peuvent point s'écarter. Or ce fond traditionnel, quel pouvait-il être à cette époque de transmission purement orale, si ce n'est une collection de chants épiques déjà élaborés.

C'est donc en reprenant en sous-œuvre ces chants plus anciens, en les réunissant autour des motifs principaux d'un grand sujet, en les épurant par un choix judicieux, en les embellissant peut-être de formes plus parfaites, de couleurs plus vives que ces prédécesseurs d'Homère arrivaient à produire des poëmes épiques d'une certaine étendue, et préludaient ainsi à l'œuvre plus complète du grand coordonnateur.

On voit à quel point ces faits appuyent ce que nous avons dit du rôle d'Homère dans la création de l'Iliade et de l'Odyssée. Lui-même un aède, il doit avoir travaillé comme les anciens aèdes, avec cette différence que, venu plus tard, il a profité de tous les trésors accumulés avant lui, et qu'il a pu condenser autour des points les plus lumineux du cycle épique ce que le fond commun renfermait de plus grand et de plus beau.

Rien n'explique mieux l'excellence intrinsèque de la poésie homérique, excellence presque surhumaine, que ce travail collectif graduel de création et d'épuration successives, s'opérant toujours sous l'œil vigilant de la tradition populaire. Cette étonnante vérité dans les descriptions locales et dans les images qui reflètent comme un miroir fidèle l'ensemble de la nature grecque, cette exactitude dans la peinture des mœurs et des usages qui fait d'Homère l'historien par excellence des temps primitifs, cette religion des souvenirs du passé qui prévient les écarts de la fantaisie, restent incompréhensibles dans l'hypothèse d'un auteur individuel; car un seul individu ne saurait tout voir et tout connaître. Mais le poëte vraiment national qui résume en lui-même un vaste travail de production antérieure, voit, en quelque sorte, avec l'œil de tous; et c'est peut-être là le vrai sens de ce mythe de la cécité d'Homère qui lui refuse l'organe de la vue pour le douer d'un œil intérieur bien plus puissant. Et cette réalité saisissante qui nous fait comme toucher les choses elles-mêmes, ne peut appartenir qu'à une poésie dont tous les éléments sont sortis du témoignage oculaire et en garLitt. t. XXXI. 3

dent l'ineffaçable empreinte. Nul n'a mienx exprimé que Goethe ces qualités qui font d'Homère un poëte à part, mais qu'il n'a pas cherché à expliquer. « Pour ce qui est d'Homère, dit«il dans son voyage en Sicile, il m'est tombé comme un ban«deau que j'avais sur les yeux. Ses descriptions, ses comparai«sons, ses images nous paraissent poétiques, et sont cependant «d'un naturel inexprimable, mais tracées, il est vrai, avec une «pureté et une vérité qui confondent. Même les événements du «merveilleux le plus bizarre ont un caractère de réalité que je «n'ai jamais si bien senti qu'en ayant sous les yeux les localités «où les place le poëte. Pour rendre ma pensée en quelques «mots Homère peint ce qui est, nous autres nous peignons «l'effet; il décrit l'agréable ou le terrible, nous cherchons à dé«crire avec agrément ou d'une manière terrible. De là tout ce qui «chez nous est exagération, manière, fausse grâce, boursou«flure; car dès qu'on travaille pour l'effet on ne croit pas pou«voir le mettre trop en relief.» Grande leçon, dont nos poëtes du jour devraient bien profiter autant qu'il est en eux.

Pour bien se rendre compte toutefois des qualités éminentes de l'épopée grecque, il faut admettre encore une autre puissance qui a concouru à sa formation à côté de l'inspiration et du génie des aèdes, y compris Homère; je veux parler de l'influence du peuple grec lui-même qui jugeait ses chanteurs tout en les écoutant. Cette intervention indirecte, négative, mais constante du peuple dans le travail de création des poésies nationales en est un élément essentiel auquel on n'a pas attribué jusqu'à présent, ce me semble, toute l'importance qu'il mérite.

Représentons-nous, en effet, l'aède en présence de son auditoire, et cherchons à nous rendre compte des influences réciproques qui doivent s'établir entre l'organe de la poésie nationale et ceux auxquels il s'adresse. Le voilà qui s'avance la lyre à la main dans l'assemblée réunie pour l'entendre, devant les vieillards vénérés, les chefs illustres, les citoyens patriotes,

« AnteriorContinuar »