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tous avides de ses chants, tous familiarisés avec les glorieuses traditions de leurs ancêtres que souvent déjà les chanteurs ont célébrées en leur présence. Il commence au milieu d'un religieux silence; et à mesure que ses récits se développent, que ses tableaux se déroulent, que les souvenirs du passé surgissent pleins de vie, un intérêt puissant, sympathique, unanime se répand de proche en proche et entraîne tous les cœurs. Pas un de ses accents qui se perde, pas une de ses intentions qui ne soit comprise à l'instant même, pas un de ses sentiments qui ne trouve mille échos. A la lyre sonore du poëte répond harmoniquement une autre lyre dont toutes les cordes vibrent à l'unisson instrument colossal, dont le peuple entier forme le corps, et dont l'échelle diatonique se compose de tout ce qu'il y a de généreux, de grand, de beau dans une nationalité forte et vivante. Une fois cet accord sympathique bien établi, quelle obligation immense n'en résulte-t-il pas pour le chanteur de ne le troubler en aucune manière! Quelle dissonnance n'éclaterait pas instantanément à la moindre déviation des traditions anciennes et vénérées, à la moindre dissidence entre le sentiment individuel du poëte et le sentiment collectif du peuple? Sous l'influence de ce contrôle immédiat, direct, continu, quels ne seront pas les efforts du chanteur pour se maintenir toujours dans la même ligne et à la même hauteur! Et si, par aventure, il vient à faiblir, si ses récits languissent, si sa muse s'endort, combien promptement ne sera-t-il pas rappelé à luimême par les manifestations non douteuses de ses auditeurs!

On ne saurait méconnaître que de ces rapports constants d'action et de réaction immédiate entre le poëte et le peuple, il ne résulte une œuvre commune en quelque sorte, produit combiné de deux forces distinctes. Le poëte avec son génie propre se prête à servir d'organe au génie national, lequel n'accepte cet organe qu'à la condition d'une abnégation absolue, d'un renoncement complet à toute dissidence individuelle. Ainsi tout ce qui est faux, tout ce qui est faible, tout ce qui

n'est pas accepté franchement par le sentiment national, se fond et se dissipe devant ce contrôle inexorable. Sur la ligne qui lui est tracée le poëte peut s'élancer avec la force et la rapidité de l'aigle, mais il ne saurait s'en écarter un instant sans être rappelé par la voix toute-puissante de son juge.

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Ce double travail incessant, de création d'une part et d'appréciation de l'autre, représente dans son ensemble les deux forces qui sont en jeu chez le même individu quand il s'agit d'un auteur qui compose avec réflexion. La grande différence, c'est que le poëte individuel, le poëte qui écrit, entièrement livré à lui-même, peut facilement errer, et que ses fautes survivent et se fixent dans une forme arrêtée, tandis que le chanteur national, qui n'a d'autre moyen d'expression que la parole, voit ses erreurs aussitôt effacées et consignées à l'oubli. Nous arrivons donc ici encore par une autre voie à ce résultat inattendu, et qui, au premier coup d'œil, a tout l'air d'un paradoxe, que c'est l'absence même de l'écriture et la formation des épopées par le seul élément oral, mais accomplie en public, sous l'œil vigilant du peuple, qui donne aux poésies traditionnelles le haut degré d'excellence qui les distingue.

Mais cette excellence il ne faut pas la chercher dans une disposition savante, dans un plan conçu d'avance et mis en œuvre par les procédés de l'art réfléchi, ainsi qu'on l'a fait généralement à l'exemple d'Aristote. L'unité qui peut résulter naturellement d'un travail de coordination de poésies traditionnelles autour d'un thème commun, et d'un travail accompli oralement, sans le secours de l'écriture, ne saurait être de même nature que celle d'un poëme épique composé à loisir et de toutes pièces. Il faut la concevoir d'une manière plus large, sous peine d'y chercher des intentions et des artifices inconciliables avec le mode de formation des poëmes homériques. Nous touchons ici au point le plus délicat et le plus controversé de cette grande question, à l'argument favori des partisans d'un Homère individuel. Il faudrait pour le traiter convenablement

bien plus de temps et de place que nous ne pouvons y consacrer ici. Bornons-nous donc à quelques considérations essentielles, en nous attachant surtout à l'Iliade, qui a donné lieu aux contestations les plus vives.

Si nous possédions les poëmes d'Homère tels qu'il les a transmis aux homérides ses successeurs, la question serait bien vite tranchée; mais nous avons vu qu'il n'en est point ainsi, et l'Homère que nous connaissons est le résultat d'un travail continué pendant plusieurs siècles par les forces réunies de la Grèce entière. On ne saurait douter que ce travail n'ait eu pour but principal de rétablir autant que possible cette unité primitive obscurcie, sinon perdue, à la suite de quatre siècles de transmission orale; et comme nous sommes loin d'en connaître les détails et d'en pouvoir suivre la marche progressive, il devient fort difficile de distinguer avec sûreté ce qui appartient à l'œuvre première et aux modifications subséquentes. Qu'il y ait eu dès le début des altérations, des lacunes, des solutions de continuité, et que l'on ait cherché à y remédier par des retouches et des interpolations, c'est ce que tout le monde s'accorde à reconnaître ; mais quand il s'agit de déterminer exactement la part du travail de restauration, de découvrir dans cet édifice si bien achevé les joints primitifs que tous les efforts des critiques anciens ont concouru à faire disparaître, alors les dissidences commencent, et dureront probablement toujours. Il faut laisser à la philologie les discussions de détail qui se présentent à chaque pas en lisant Homère, et qui se sont multipliées à l'infini. Du moment que l'on admet que ses poëmes ont été altérés et largement interpolés, on peut mettre sur le compte du temps et des remaniements toutes les imperfections qui n'intéressent pas la contexture générale de ces œuvres. Cette dernière seule est réellement en cause, et doit être considérée sous un double point de vue, savoir l'unité de conception, et l'unité d'exécution; deux choses qu'on est en droit d'exiger avant tout d'une production de l'art réfléchi.

Que l'Iliade et l'Odyssée, et cette dernière surtout, possèdent un haut degré d'unité comme poëmes épiques, c'est ce qu'il est impossible de méconnaître. Que cette unité ne puisse résulter que d'un travail de combinaison conçu et exécuté par un génie éminent, par Homère lui-même, c'est encore, je crois, ce que l'on ne saurait nier sans beaucoup d'invraisemblance; et c'est précisément en cela qu'il a rempli son rôle de coordonnateur. Mais il faut admettre aussi qu'avant lui déjà les chants nombreux qui avaient pour thème général la guerre de Troie, ont dû se grouper naturellement autour des deux figures principales qui dominaient sur toutes les autres, et qu'ainsi l'unité mise en relief par Homère préexistait dans les matériaux qu'il a mis en œuvre. Achille et Ulysse, en effet, sont les deux types idéalisés de la double nature du caractère national grec qu'ils embrassent en entier en se complétant l'un par l'autre. Dans Achille s'est personnifié ce courage impétueux, cette rapidité d'action, cette passion de la gloire et des armes qui ont porté si haut le renom des Hellènes, et enfanté tant de prodiges dans leur union avec l'amour de la patrie. Chez Ulysse nous retrouvons cet esprit aux mille ressources qui n'est jamais à court d'expédients, cette prudence qui s'appuie au besoin sur la ruse, cette puissance de parole, cette inépuisable faconde qui a fait des Grecs les premiers orateurs du monde. Achille et Ulysse sont ainsi comme les deux centres de l'ellipse dont le contour renfermait le monde grec, et vers lesquels les traditions poétiques ont dû naturellement converger. Homère a donc trouvé ses sujets tout préparés, et n'attendant que la main qui devait en faire des épopées.

La glorification d'Achille, telle nous paraît être l'idée fondamentale de l'Iliade, tout comme la glorification d'Ulysse celle de l'Odyssée. Les nombreuses discussions qui se sont élevées au sujet de l'unité de ces poëmes viennent de ce que l'on a voulu les rattacher à un thème trop spécial, à un

but trop circonscrit. Une épopée nationale est comme un petit monde éclairé à son centre par la lumière vivifiante de quelque grande et glorieuse idée dont les rayons touchent à tous les points de la sphère, et autour de laquelle se meuvent les astres secondaires avec leur vie propre. Aussi quand on a voulu renfermer toute l'Iliade dans l'unique thème de la colère d'Achille, en s'appuyant sur l'exorde du poëme, on a soulevé toute sorte d'objections bien fondées. On a fait observer avec raison que ce thème est débordé de toutes parts par les développements du poëme, et que nous nous éloignons dès le principe de cette première donnée jusqu'à oublier Achille qui reste bien longtemps oisif dans sa tente. On s'est demandé de quelle colère doit dépendre l'unité de l'épopée, car il y en a deux dans l'Iliade, l'une fatale, l'autre favorable aux Grecs, l'une contre Agamemnon qui enlève Briséis, l'autre contre Hector qui tue Patrocle. On a remarqué que, dans les deux derniers chants, il n'est plus question ni de l'une, ni de l'autre de ces deux colères. Enfin on a contesté l'importance attachée au premier vers de l'Iliade, en montrant que le μῆνιν ἄειδε θεά était une formule favorite du début des anciens chanteurs, laquelle s'appliquait à des sujets divers et à des hymnes en l'honneur des dieux. Toutes ces objections et d'autres encore tombent d'elles-mêmes du moment que l'on conçoit l'unité du poëme dans un sens plus large, et qu'on lui assigne comme but principal la glorification d'Achille.

Cette idée fondamentale se trouve, en effet, exprimée plus d'une fois dans le cours de l'Iliade. D'abord au premier chant (v. 509), Thétis demande à Jupiter de donner la victoire aux Troyens jusqu'à ce que les Grecs aient glorifié son fils, ce que Jupiter lui promet. Puis, au commencement du quinzième (v. 77), le maître des dieux se souvient de cette promesse et la répète. En partant de cette donnée, les motifs divers de l'action et les péripéties se coordonnent d'une manière simple et natu

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