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relle. L'inaction prolongée d'Achille, son absence du théâtre de l'action, et tous les malheurs qui s'ensuivent pour les Grecs, malgré les exploits de leurs principaux chefs, ne servent qu'à faire mieux sentir la puissance du héros retiré dans sa tente et à préparer son' retour, gage certain de la victoire. Avec quelle grandeur ne s'opère pas ce retour, quand Achille sans armes se présente sur le bord du fossé, la tête entourée d'un éclat divin, et que le seul retentissement de sa voix formidable porte le trouble et l'épouvante dans l'armée troyenne! Puis, dans les chants qui suivent, et jusqu'à la mort d'Hector, avec quelle foudroyante rapidité, avec quelle énergie d'action s'accomplit le triomphe du héros! Les deux derniers chants que, dans l'hypothèse ordinaire, on a condamné comme inutiles, se rattachent de la manière la plus intime à la glorification d'Achille, et on ne saurait les retrancher sans lui enlever l'auréole qui complète son idéalisation. Nulle part, en effet, Achille ne paraît plus grand parmi les Grecs que dans les jeux funèbres où il trône comme un souverain. Et quand, au dernier chant, on voit le vieux Priam prosterné aux pieds du héros, faisant un pathétique appel à son sentiment filial et implorant sa pitié, quand on voit l'impétueux guerrier s'attendrir aux accents du vieillard et faire un retour douloureux sur son propre père, sur le sort fatal qui l'attend lui-même, sur la triste destinée des mortels, alors ses proportions s'élèvent jusqu'à dépasser le monde homérique même. Ce n'est plus le guerrier grec que nous avons devant nous, c'est l'homme de tous les temps et de tous les lieux; et dans cette conclusion d'un caractère si élevé les dissonances des passions tumultueuses viennent s'éteindre et se réconcilier comme en un accord final plein d'harmonie.

Rien de mieux démontré, ce semble, que cette grande unité de l'Iliade, qui en subordonne les parties à une idée dominante; et cependant, en dépit de cette unité, ce poëme nous laisse l'impression d'un magnifique fragment, d'un bas-relief détaché

de la frise d'un temple colossal plutôt que celle d'une œuvre bien complète en elle-même. L'intérêt excité par les récits du poëte ne se trouve pas satisfait. Nous voudrions savoir ce que devient cet Achille prédestiné à une mort prématurée, ce que deviennent ses valeureux compagnons, et ces pauvres Troyens privés désormais de leur héroïque défenseur. Sans doute que tous les événements subséquents, jusqu'à la destruction d'Ilion, avaient été chantés également, comme on le voit par l'exemple de Démodocus. Homère n'a pris qu'un épisode de ce vaste drame que le cycle épique devait embrasser en entier, et il est vrai de dire que l'œuvre aurait dépassé les forces d'un individu. Mais quel dommage que ce qu'il n'a pas coordonné se soit perdu!

On voit ainsi que le fait de l'unité de conception ne résout point d'une manière décisive le problème de la formation des poëmes homériques. Cette unité existe sans aucun doute, mais elle peut s'expliquer également dans l'une ou l'autre des hypothèses en présence.

Il n'en est pas tout à fait de même de l'unité d'exécution, parce qu'on doit supposer qu'un poëte-auteur, achevant son œuvre à loisir avec le secours de l'écriture et d'après un plan tracé d'avance, en fera concorder tous les détails entre eux, ce que l'on ne saurait exiger bien sévèrement d'un chanteur qui ne travaille qu'à l'aide de la mémoire et de la transmission orale. L'unité d'exécution implique une homogénéité parfaite, soit pour le fond, soit pour la forme, un enchaînement logique de toutes les parties, un accord constant des sentiments et des idées dans leur liaison avec les caractères; elle implique surtout l'absence des répétitions, des inadvertances, des contradictions de faits que l'auteur le moins habile éviterait sans peine. Or, on ne peut se dissimuler qu'à ces divers égards on trouve, dans les poëmes homériques, des imperfections incompatibles avec l'hypothèse d'une œuvre achevée entièrement par un seul et même auteur. Je ne parle pas ici des transitions for

cées, des passages faibles, des anachronismes, du mélange des dialectes, etc., etc., parce que tout cela peut être mis sur le compte des interpolateurs. Mais il est d'autres défauts qui intéressent plus profondément la structure intime de l'œuvre, et que l'on s'étonne d'y trouver encore après tous les travaux des critiques anciens. On ne peut s'empêcher de se demander ce que devaient être les poëmes d'Homère au temps de Pisistrate, puisque, après tant de corrections successives, on y a laissé subsister des faits contradictoires, des données irréconciliables et des invraisemblances que le moindre écolier aurait évitées. Citons ici, d'après Wolf et d'autres, quelques exemples d'observations de ce genre '.

Au chant X de l'Iliade (v. 576), on voit Pylémène, chef des Paphlagoniens, succomber sous les coups de Ménélas qui le transperce de sa lance, et cependant plus tard, au chant XIII, 658, ce même Pylémène suit en pleurant le corps de son fils Harpalion tué par Mérion. Il est impossible d'attribuer cette contradiction à l'inadvertance d'un auteur, et on n'en trouverait aucun exemple dans les épopées individuelles.

Il en est de même des confusions de noms qui se rencontrent plus d'une fois, mais qui échappent plus facilement à l'attention du lecteur. Ainsi Schedius, le chef des Phocéens, est appelé d'abord fils d'Iphitus (Il. II, 517), mais plus tard ce même Schedius, tué par Hector, est devenu fils de Périmède (XV, 515). Au chant XI, 578, Eurypyle tue le fils de Phausias, Apisaon, pasteur des peuples, lequel est un Grec; et au chant XVII, 348, on trouve un autre Apisaon, également pasteur des peuples, mais fils d'Hippase, c'est-à-dire Troyen, puisqu'il est tué par le Grec Lycomède. Ceci est déjà singulier; mais voici qu'au chant XIII, 411, Déiphobe frappe un

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Voyez entre autres passim les Observations sur les poëmes d'Homère, par Dugas Montbel, où l'on trouve des remarques très-fines sur la question qui nous occupe.

Hypsenor, fils d'Hippase, lequel Hippase est redevenu Grec. Ce n'est pas tout au chant XI, 426 seq., on voit encore deux fils d'Hippase, Charops et Socus, tomber sous les coups d'Ulysse, et Hippase est ainsi redevenu Troyen. Pour sortir de cet imbroglio, il faut donc admettre, non-seulement deux Apisaons, l'un Grec, l'autre Troyen, mais aussi deux Hippases ayant chacun deux fils dans les camps opposés. Comme le fait observer Dugas-Montbel, cette inextricable confusion de noms présente des objections insolubles à ceux qui parlent sans cesse du beau plan de l'Iliade.

En fait de contradictions d'un autre genre, on peut citer le double récit de Vulcain quand il raconte sa chute du haut de l'Olympe et son exil du ciel. Suivant le premier, il a voulu défendre sa mère contre Jupiter, et celui-ci le prend par le talon et le lance au travers des airs. Après avoir volé pendant un jour entier, il tombe à Lemnos, où il est recueilli par les Sintiens (II. I, 586). Suivant le second, c'est sa mère cruelle qui, le voyant contrefait, l'exile de l'Olympe, et ce n'est pas à Lemnos qu'il trouve un refuge, mais auprès de Thétis et d'Eurynome, fille de l'Océan (II. XVIII, 394).

Que dirons-nous de ces guerriers qui reçoivent les blessures les plus graves et qui reparaissent tout aussitôt fort bien portants sur le champ de bataille? Sarpédon est frappé par Tlépolème d'un coup de lance qui lui traverse la cuisse jusqu'à l'os, et ses compagnons l'emportent traînant après lui la lance restée fixée dans la blessure (Il. V, 628). Le voilà bien et dûment impotent pour quelques semaines au moins, et cependant, deux jours après seulement, nous le voyons s'élancer comme un lion pour escalader la muraille du camp des Grecs (XII, 290). Un autre exemple est celui de Teucer. Une pierre, lancée par le bras vigoureux d'Hector, l'atteint à la clavicule, entre le cou et la poitrine, endroit mortel, dit le poëte, et lui paralyse la main. Il tombe sur ses genoux et on l'emporte tout gémissant vers les vaisseaux (VIII, 324). Mais

voilà que le lendemain déjà il reparaît frais et dispos, tirant sur Glaucus, comme si rien ne lui était arrivé.

Une curieuse circonstance qui tendrait à donner une idée peu favorable de la sobriété d'Ulysse, c'est qu'on lui fait faire trois repas entre le soir et le matin, sans préjudice naturellement des autres repas de la journée. Au chant neuvième, en effet, Ulysse soupe d'abord solidement avec Agamemnon (v. 91); à quelques heures de là tout au plus, il recommence à souper splendidement avec Achille (v. 221); puis enfin au matin, avant le lever de l'aurore, il déjeune encore avec Diomède (X, 573). Il est vrai que l'expédition de la nuit doit lui avoir rendu l'appétit; mais il faut convenir qu'il y a là au moins un souper de trop.

Ce qui est aussi par trop invraisemblable et dépasse les bornes de la licence poétique, c'est que la muraille du camp, avec ses tours et ses portes qui ferment, avec son fossé garni de pieux, se trouve construite et parachevée en moins de vingtquatre heures, et cela sans aucune intervention miraculeuse de part des dieux (VII, 433-465).

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A côté de ces données inadmissibles, dont je ne rapporte que les principales, on remarque ici et là des contradictions entre les discours et les actes du même personnage, et cela à des intervalles de temps trop limités pour qu'on puisse les attribuer à un oubli de l'auteur. Ainsi, dans le cinquième chant de l'Iliade, on voit le fougueux fils de Capanée s'attaquer aux dieux eux-mêmes. Il blesse d'abord Vénus à la main, puis il menace Apollon, puis enfin, excité par Minerve, il court sus à Mars lui-même, et lui porte au ventre un coup de lance qui le fait crier comme dix mille hommes. Puis quelques instants plus tard, au sixième chant, lors de sa rencontre avec Glaucus, il fait un long discours plein de sages réflexions sur le danger qu'il y a, pour les mortels, à combattre contre les dieux; et cela sans aucun retour sur les énormités de ce genre dont il vient de se rendre coupable.

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