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pour sa femme, et pour tous ses enfants sans prédilection; il l'étoit pour moi-même, qui ne faisois guère que de naître quand il mourut, et à qui ma mémoire ne peut rappeler que ses caresses.

Attachez-vous donc uniquement à ses dernières lettres, et aux endroits de la seconde partie de ces Mémoires où il parle à un fils qu'il vouloit éloigner de la passion des vers, que je n'ai que trop écoutée, parceque je n'ai pas eu les mêmes leçons. Il lui faisoit bien connoître que les succès les plus heureux ne rendent pas le poëte heureux, lorsqu'il lui avouoit que la plus mauvaise critique lui avoit toujours causé plus de chagrin, que les plus grands applaudissements ne lui avoient fait de plaisir. Retenez sur-tout ces paroles remarquables, qu'il lui disoit dans l'épanchement d'un cœur paternel: «Ne croyez pas que ce << soient mes pièces qui m'attirent les caresses des grands. « Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les <«<miens, et cependant personne ne le regarde; on ne «<l'aime que dans la bouche de ses acteurs. Au lieu que «sans fatiguer les gens du monde du récit de mes ouvra«ges, dont je ne leur parle jamais, je les entretiens de «< choses qui leur plaisent. Mon talent avec eux n'est pas « de leur faire sentir que j'ai de l'esprit, mais de leur ap«prendre qu'ils en ont. »

Vous ne connoissez pas encore le monde, vous ne pouvez qu'y paroître quelquefois, et vous n'y avez jamais paru sans vous entendre répéter que vous portiez le nom d'un poëte fameux, qui avoit été fort aimé à la cour. Qui peut mieux que ce même homme vous instruire des dangers de la poésie et de la cour? La fortune qu'il y a faite vous sera connue, et vous verrez dans ces Mémoires ses jours abrégés par un chagrin, pris à la vérité trop vivement, mais sur des raisons capables d'en donner. Vous verrez aussi que la passion des vers égara sa jeunesse,

quoique nourrie de tant de principes de religion, et que la même passion éteignit pour un temps, dans ce cœur si éloigné de l'ingratitude, les sentiments de reconnoissance pour ses premiers maîtres.

Il revint à lui-même ; et sentant alors combien ce qu'il avoit regardé comme bonheur étoit frivole, il n'en chercha plus d'autre que dans les douceurs de l'amitié, et dans la satisfaction à remplir tous les devoirs de chrétien et de père de famille. Enfin ce poëte, qu'on vous a dépeint comme environné des applaudissements du monde, et accablé des caresses des grands, n'a trouvé de consolation que dans les sentiments de religion dont il étoit pénétré. C'est en cela, mon fils, qu'il doit être votre modéle; et c'est en l'imitant dans sa piété et dans les aimables qualités de son cœur, que vous serez l'héritier de sa véritable gloire, et que son nom que je vous ai transmis vous appartiendra.

Le desir que j'en ai m'a empêché de vous témoigner le desir que j'aurois encore de vous voir embrasser l'étude avec la même ardeur. Je vous ai montré des livres tout grecs, dont les marges sont couvertes de ses apostilles, lorsqu'il n'avoit que quinze ans. Cette vue, qui vous aura peut-être effrayé, doit vous faire sentir combien il est utile de se nourrir de bonne heure d'excellentes choses. Platon, Plutarque, et les lettres de Cicéron, n'apprennent point à faire des tragédies; mais un esprit formé par de pareilles lectures devient capable de tout.

Je m'aperçois qu'à la tête d'un Mémoire historique, je vous parle trop long-temps: le cœur m'a emporté; et pour vous en expliquer les sentiments, j'ai profité de la plus favorable occasion que jamais père ait trouvée.

La Vie de mon père qui se trouve à la tête de la dernière édition de ses OEuvres, faite à Paris en 1736, ne mérite aucune attention, parceque celui qui s'est donné

la peine de la faire, ne s'est pas donné celle de consulter la famille 1. Au lieu d'une Vie ou d'un Eloge historique, on ne trouve dans l'Histoire de l'Académie Françoise, qu'une lettre de M. de Valincour, qu'il appelle lui-même un amas informe d'anecdotes cousues bout à bout et sans ordre. Elle est fort peu exacte, parcequ'il l'écrivoit à la hâte, en faisant valoir à M. l'abbé d'Olivet, qui la lui demandoit, la complaisance qu'il avoit d'interrompre ses occupations pour le contenter; et il appelle corvée ce qui pouvoit être pour lui un agréable devoir de l'amitié, et même de la reconnoissance. Personne n'étoit plus en état que lui de faire une Vie exacte d'un ami qu'il avoit fréquenté si long-temps; au lieu que les autres qui en ont voulu parler ne l'ont point du tout connu. Je ne l'ai pas connu moi-même; mais je ne dirai rien que sur le rapport de mon frère aîné, ou d'anciens amis, que j'ai souvent interrogés. J'ai aussi quelquefois interrogé l'illustre compagnon de sa vie et de ses travaux, et Boileau a bien voulu m'apprendre quelques particularités. Comme ils ont dans tous les temps partagé entre eux les faveurs des Muses et de la cour, où, appelés d'abord comme poëtes, ils surent se faire plus estimer encore par leurs mœurs que par les agréments de leur esprit, je ne séparerai point dans ces Mémoires deux amis que la mort seule a pu séparer. Pour ne point répéter cependant sur Boileau ce que ses commentateurs en ont dit, je ne rapporterai que ce qu'ils ont ignoré, ou ce qu'ils

Le peu qu'en a écrit M. Perrault dans ses Hommes Illustres est vrai, parcequ'il consulta la famille, et, par la même raison, l'article du Supplement de Moréri, 1735, est exact; mais le P. Niceron et les auteurs de l'Histoire des Théâtres n'ont fait que compiler la Vie qui est à la tête de l'édition de 1736, ou la lettre de M. de Valincour, les notes de Brossette, et le Bolæana, recueil très peu sûr en plusieurs endroits. J'aurai occasion d'en parler dans la suite. (L. R.)

n'ont pas su exactement. La vie de deux hommes de lettres, et de deux hommes aussi simples dans leur conduite, ne peut fournir des faits nombreux et importants; mais comme le public est toujours curieux de connoître le caractère des auteurs dont il aime les ouvrages, et que de petits détails le font souvent connoître, je serai fidėle à rapporter les plus petites choses.

Ne pouvant me dispenser de rappeler au moins en peu de mots l'histoire des pièces de théâtre de mon père, je diviserai cet ouvrage en deux parties. Dans la première je parlerai du poëte, en évitant, autant qu'il me sera possible, de redire ce qui se trouve déja imprimé en plusieurs endroits. Dans la seconde, le poëte ayant renoncé aux vers, auxquels il ne retourna que sur la fin de ses jours et comme malgré lui, je n'aurai presque à parler que de la manière dont il a vécu à la cour, dans sa famille, et avec ses amis. Je ne dois jamais louer le poëte ni ses ouvrages: le public en est le juge. S'il m'arrive cependant de louer en lui plus que ses mœurs, et si je l'approuve en tout, j'espère que je serai moi-même approuvé, et que quand même j'oublierois quelquefois la précision du style historique, mes fautes seront ou louées ou du moins excusées, parceque je dois être, plus justement encore que Tacite écrivant la vie de son beau-père, professione pietatis aut laudatus aut excusatus.

PREMIÈRE PARTIE.

Les Racine, originaires de la Ferté-Milon, petite ville du Valois, y sont connus depuis long-temps, comme il paroît par quelques tombes qui y subsistent encore dans la grande église, et entre autres par celle-ci :

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Cy gissent honorables personnes, Jean Racine, receveur pour « le roi notre sire et la reine, tant du domaine et duché de Valois " que des greniers à sel de la Ferté-Milon et Crespy en Valois, mort << en 1593, et dame Anne Gosset, sa femme. »>

Je crois pouvoir sans soupçon de vanité remonter jusqu'aux aïeux que me fait connoître la charge de contrôleur du petit grenier à sel de la Ferté-Milon. La charge du receveur du domaine et du duché de Valois, que possédoit Jean Racine, mort en 1593, ayant été supprimée, Jean Racine, son fils, prit celle de contrôleur du grenier à sel de la Ferté-Milon, et épousa Marie Desmoulins, qui eut deux sœurs religieuses à Port-Royal des Champs. De ce mariage naquit Agnės Racine, et Jean Racine, qui posséda la même charge, et épousa en 1638 Jeanne Sconin, fille de Pierre Sconin, procureur du roi des eaux et forêts de Villers-Coterets. Leur union ne dura

pas long-temps. La femme mourut le 24 janvier 1641, et le mari le 6 février 1643. Ils laissèrent deux enfants, Jean Racine, mon père, né le 21 décembre 1639, et une fille qui a vécu à la Ferté-Milon jusqu'à l'âge de quatrevingt-douze ans. Ces deux jeunes orphelins furent élevés

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