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de distance l'erreur est devenue vérité. Pour le droit du seigneur, la malice gauloise avait beau jeu pour l'interpréter dans un sens plutôt que dans un autre. Est-ce une raison pour que nous soyons convaincus, nous et nos mères, d'avoir été, elles les victimes, nous les fruits d'une abominable pratique ?

Il n'y a pas jusqu'à Montaigne qui ne se soit laissé surprendre, et nous lisons dans son chapitre 22 des Coutumes, livre I, les singulières lignes que voici :

« Ailleurs remarquez bien, Messieurs, cet ail» leurs qui ne désigne ni un pays ni une contrée » ailleurs, si c'est un marchand qui se marie, tous » les marchands conviez à la nopce couchent avec» que l'espousée avant lui. Si un officier se marie, » il s'en va de mesme, de mesme si c'est un noble ; » et ainsi des autres, sauf si c'est un laboureur ou » quelqu'un du bas peuple, car lors, c'est au seigneur à faire. »

« C'est au seigneur à faire ! » C'est bientôt dit. Mais voyez donc, Messieurs, quelle extension donne au droit qui nous occupe le sage Montaigne ! Dans le pays qu'il désigne prudemment par le mot « ailleurs », ce ne serait plus seulement les seigneurs qui eussent eu un droit infâme, si ce n'est à l'égard des filles du peuple, c'eût été tout le monde !... Est-il possible d'admettre que l'auteur des Essais ait ici parlé sérieusement? A quelle époque, dans quel pays, sous le règne de quelles idées morales, religieuses ou politiques, un semblable système aurait-il pu prévaloir?... Voilà pourtant une des preuves et un des écrivains qu'on invoque en faveur du droit du seigneur !

De nos jours, M. Dupin, M. Legouvé, d'autres en

core, dans un esprit évidemment antipathique aux idées féodales, n'ont pas craint de lancer l'anathème contre le droit du seigneur, oubliant de prouver son existence ou du moins n'essayant de le faire, comme M. Dupin, qu'en interprétant dans un sens faux, des textes cependant très-clairs.

<< Que les amis posthumes de la féodalité, écrit-il, » dans un rapport académique, ne viennent pas dire que ce sont des folies ou des exagérations... On >> peut contester certains récits qui ne se trouvent > que dans des chroniqueurs crédules ou des écri» vains passionnés; mais quand les faits sont écrits » dans les lois où ils sont qualifiés de droits, le rôle » officieux de la dénégation est impossible... »

Ainsi parle M. Dupin, rendant compte d'un travail très-important sur les Coutumes du bailliage d'Amiens par M. Bouthors. Or, M. Dupin n'a pas compris M. Bouthors. Il l'a mal lu. Il a mal interprété son travail. Dans la pensée' de M. Bouthors le droit du seigneur n'a pas existé en France depuis l'origine de la féodalité; tout au plus, ce droit infâme fut-il pratiqué aux temps où l'esclavage païen se changea en servitude et où les esclaves furent remplacés par des serfs. Tout ce qu'il dit des droits sur les jeunes mariés s'applique à la redevance purement fiscale dont je parlerai tout à l'heure. Cette redevance a pu remplacer un droit sur la personne rien ne prouve toutefois que ce droit lui-même ait existé.

En Turquie, Messieurs, et dans les pays où l'influence chrétienne n'a pas relevé la femme, l'odieux droit dont nous nous occupons existait naguère encore sur la personne des femmes esclaves. S'il n'existe plus aujourd'hui en droit, il subsiste certainement

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en fait. En admettant qu'il en ait malheureusement été de même dans les temps les plus reculés de notre histoire, dans les contrées qui devinrent plus tard la France, serait-ce une raison pour affirmer que les temps féodaux et par conséquent des temps relativement plus civilisés, gardèrent ces pratiques, et estil juste de les en rendre responsables?

M. Dupin ne base ses accusations que sur des textes empruntés à M. Bouthors; je vais les reproduire, et je laisse à votre impartialité le soin de reconnaître si un jurisconsulte de la force de M. Dupin a pu être de bonne foi, quand il a affirmé qu'il trouvait là la preuve évidente de l'existence du droit du seigneur dans le bailliage d'Amiens.

<< Quand auscun estranger se allye par mariage à fille ou femme estant de la nacion d'Auxi ou de» meurant en icelle ville, ils ne poevent, la nuit de » la feste de leurs noupches, couchier ensemble >> sans avoir obtenu congié de le faire, du seigneur » ou de ses officiers, sous peine de 40 sols parisis » d'amende. »

Qu'est-ce que cela prouve? que les mariés devaient payer un droit au seigneur. Qui le nie? Personne. Dites que ce droit était humiliant, soit; honteux,

non.

M. Dupin s'est d'autant plus trompé, qu'il s'agissait lå du mariage d'une fille d'Auxi avec un étranger, et que nous trouvons, dans une foule de Coutumes, le droit bien nettement accusé du seigneur de faire payer une redevance à la fille qui, se mariant au dehors, abandonnait par cela même ses domaines. Ce droit s'appelait même droit de formariage.

Mais, continuons la citation. En pareille matière,

il ne faut rien omettre. « Se aulcun se marie à au> cune femme estant et demourant ès mette de ladite > comté et baronie, et y vient faire sa résidence, > avant de couchier avec sa femme, il est obligé de > payer aux religieuses et abbés deux sols, pour le > droit vulgairement appelé : droit de Culage (1). »

Qu'est-ce que cela prouve encore? que l'Église, elle aussi, entendait prélever un droit sur le mariage. Constatons que M. Dupin a pris ici ce droit de Culage, dont nous allons parler, pour le droit du seigneur entendu dans le sens libertin du mot, et que tout l'échafaudage de ses accusations contre l'existence de ce droit tombera quand j'aurai démontré en quoi il consistait.

M. Legouvé, autre écrivain passionné, lance aussi dans son Histoire morale de la femme, des pages déclamatoires contre le droit du seigneur.

<< Il restait sous la féodalité, dit-il, pour la jeune » fille, une servitude plus affreuse encore. C'est le droit de Marquette, le droit du seigneur... Les jeunes gens payaient de leur corps en allant à la » guerre ; les jeunes filles, en allant à l'autel ; et quel»ques seigneurs ne croyaient pas plus mal faire de

lever une dîme sur la beauté des jeunes fiancées, › que de demander moitié de la laine de chaque > troupeau. >

Autant de mots, autant d'erreurs. De pareilles énormités sont d'ailleurs plus faciles à avancer qu'à prouver. Et puis, M. Legouvé n'oublie-t-il pas un peu ici son enthousiasme pour les femmes, enthousiasme héréditaire chez lui, puisque c'est son père qui nous

(1) Coutumes du bailliage d'Amiens, t. II, p. 60.

a jadis conseillé de tomber aux pieds de ce sexe enchanteur auquel nous devons nos mères ? En admettant que les jeunes mariées se fussent prêtées à un rôle infâme, quelle idée se fait donc M. Legouvé des femmes des seigneurs, des nobles dames qui auraient toléré de pareilles abominations, bien autrement blessantes pour elles-mêmes, selon les mueurs du temps, que pour leurs vassales?..

Je n'ai pas encore épuisé, Messieurs, la liste des adversaires que je viens combattre. En 1855, une publication assurément sérieuse, le Bulletin de la Société de l'histoire de France, publiait, à l'occasion du droit du seigneur, ces lignes que j'ai dû relèver: Le droit du seigneur a existé. On ne reproche » pas à la justice d'avoir peut-être consacré celte > monstruosité, pas plus qu'au clergé de l'avoir ad» mise. On reproche aux mœurs d'avoir pu la tolé

rer. >>

Nous voici déjà sur un terrain où la discussion devient plus facile. Que le droit du seigneur ait pu être exercé comme abus, comme œuvre d'oppression ou d'arbitraire je l'accorde. Ce que je conteste, c'est qu'il ait jamais été pratiqué comme un droit.

C'est ainsi cependant que, l'esprit de parti aidant, les préjugés s'enracinent et les erreurs s'établissent. Je suis de ceux qui pensent, Messieurs, que c'est un grand mal de voir ainsi, très-souvent, le faux substitué au vrai. Le rôle de l'annaliste est de ne jamais rien affirmer sans preuves. Je vais essayer de vous démontrer que ceux qui ont entendu reprocher à la féodalité le prétendu droit du seigneur, l'ont toujours confondu intentionnellement ou non avec le droit de Maritagium, vulgairement de Culage, de

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