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Cette usurpation des comtes de Melgueil sur l'évêché nous semble d'une certaine importance dans la question que nous devons traiter, à savoir la légitimité de la donation du comté à saint Pierre. Si le comte Pierre prétendait posséder le comté et l'évêché, s'il prétendait avoir le droit de choisir pour évêque le sujet qu'il voulait, c'est qu'il revendiquait pour lui des pouvoirs vraiment royaux; par conséquent, il se considérait, de fait, comme maître absolu dans son comté, qui était son alleu, c'est-à-dire qu'il ne reconnaissait, de fait, aucun suzerain.

Or, en politique, un gouvernement se prescrit, tout comme dans la vie civile, une propriété. Pierre affirme que lui et ses prédécesseurs possédaient en alleu le comté avec l'évêché. A quelle époque avait eu lieu cette usurpation? Rien ne nous permet de l'établir d'une manière satisfaisante; mais nous serions assez disposé à la faire remonter à la fin du règne des Carolingiens au plus tard, par conséquent vers 980. Il est certain en tout cas que, au commencement du xo siècle, les comtes de Melgueil s'étaient attribué un autre droit royal, celui de battre monnaie, et que leur monnaie avait cours dans toute la province.

L'historien se trouve donc, en 1085, en présence de deux privilèges royaux possédés par les comtes de Melgueil depuis un temps très ancien: celui de battre monnaie et celui de nommer leur évêque. Est-il surprenant, dès lors, que le comte Pierre prétendit posséder son comté en franc-alleu, et pouvoir en disposer à sa fantaisie ?

Personne n'a attaqué la légitimité de la donation de l'évêché il semblerait que celle du comté fut aussi légitime, et que, par conséquent, nous n'ayons pas besoin de défendre cet acte de 1085. Il n'en est rien. Les historiens les plus graves en ont contesté la légitimité, et n'ont pu pardonner à Pierre de Melgueil de s'ètre jeté dans les bras du Pape pour échapper à la puissance sans cesse grandissante des marquis de Gothie, et aussi aux tracasseries de son vassal, entreprenant et récalcitrant, le seigneur de Montpellier.

Écoutons dom VAISSETE (Hist. gén. de Languedoc, t. III, p. 445): « On voit par cet acte que le comte de Substantion prétendait posséder ses domaines en alleu, c'est-à-dire sans les tenir d'aucun seigneur; mais si lui ou ses prédécesseurs s'étaient dégagés de la souveraineté des marquis de Gothie,... on ne saurait disconvenir du moins que ce comté fut soumis à la souveraineté de nos rois, et qu'ainsi il ne pouvait, sans leur consentement, se soustraire à leur fidélité et à leur vasselage pour reconnaitre une puissance étrangère. Le comte Pierre donna donc à l'Église Romaine ce qui ne lui appartenait pas aussi verrons-nous dans la suite que ses successeurs ne firent pas beaucoup de cas de sa donation. »

Cette argumentation nous a paru un peu faible, et même nous a surpris sous la plume de ce grave historien. Nous préférerions de beaucoup un document, or il n'en apporte aucun; et ses annotateurs, qui reprennent sa thèse à propos d'Innocent III, sont, eux aussi, réduits à des arguments de peu de valeur.

D'abord l'argument tiré du peu de cas que les successeurs de Pierre auraient fait de la donation, nous surprend sous la plume du savant bénédictin. Serait-ce vrai, que cela ne démontrerait rien contre la légitimité de l'acte de 1085; mais lui-même nous apprendra que, si les héritiers furent récalcitrants, ils se soumirent cependant, et que Raymond VI lui-même, tout marquis de Gothie qu'il fût, fit hommage au pape Innocent III pour ce même comté de Melgueil.

Dom VAISSETE dit que Pierre donna ce qui ne lui appartenait pas; que par conséquent Grégoire VII, par son légat, accepta un bien illégitime, et que les marquis de Gothie, ou au moins les rois de France, furent frustrés de leur

suzeraineté sur le comté de Melgueil. Nous voudrions un peu plus de précision, mais passons, et examinons quels étaient les droits des marquis de Gothie sur ce comté, et ceux des rois de France.

N'oublions pas, tout d'abord, que nous sommes au xe siècle et non au XVIII avec dom VAISSETE, et jugeons les événements avec l'esprit de l'époque.

Le marquisat de Gothie (Hist. gén. de Languedoc, t. III, p. 89) aurait compris, vers 918, la plus grande partie du diocèse de Narbonne, ceux d'Elne, de Béziers, d'Agde, de Lodève, de Maguelone et de Nimes; mais il importe de remarquer que si dès l'origine (1x siècle) il a pu exister des comtes de Béziers, de Lodève, etc., leur existence a été éphémère, et que, dès le milieu du xe siècle, il n'y avait que deux comtes dans la province : celui de Rouergue-Toulouse (nous unissons ces deux mots à dessein) et celui de Substantion ou Melgueil.

Le titre de marquis de Gothie, qui fut, vers 918, accordé à la famille de Rouergue-Toulouse, resta longtemps indivis, puis fut l'apanage de la famille du comte de Rouergue, pour revenir dans la branche de Toulouse, ce titre-là, disons-nous, donnait-il une suzeraineté quelconque sur les comtes? Sur les vicomtes, cela est certain; mais nous avons cherché en vain, dans les documents de l'époque, une preuve quelconque pouvant confirmer l'opinion de dom VAISSETE. Depuis le commencement du xe siècle, à l'encontre de ce que font les vicomtes, les comtes de Melgueil disposent de leurs biens en maîtres absolus, et n'ont pas besoin que le marquis de Gothie approuve leurs actes.

Donc, d'un côté, absence totale d'exercice de juridiction, aussi haut que nous pouvons remonter; de l'autre, si, à la fin du xre siècle, on peut nous citer des actes où les comtes de Toulouse, ducs de Narbonne, marquis de Gothie, ajoutent à ces titres celui de Nimes, Béziers, etc., nous n'en connaissons aucun où ils se soient appelés comtes de Melgueil, ou aient voulu démontrer leur suzeraineté sur cette partie de la province. Un pouvoir qui ne s'exerce pas pendant plus de cent cinquante ans, nous paraît bien précaire.

Enfin, n'oublions pas que le comte Pierre était le beau-frère du comte de Toulouse et du célèbre Raymond de Saint-Gilles. Il nous paraît bien difficile d'admettre que sa femme Almodis ait signé, de gaîté de cœur, un acte qui était contraire aux intérêts de sa famille, et que les deux frères n'aient pas aussitôt protesté contre une pareille donation. Ce silence des contemporains, intéressés dans l'affaire, nous parait significatif. D'ailleurs dom VAISSETE n'insiste pas beaucoup sur la prétendue suzeraineté des marquis de Gothie, mais beaucoup plus sur celle des rois de France.

Au lieu d'entrer dans le fond du débat, nous pourrions demander où se trouve la protestation du roi de France contre l'acte de 1085. Donc nos rois ne se crurent pas beaucoup lésés par cette donation, puisqu'ils se gardèrent bien de protester, et que nous devons arriver à saint Louis pour enregistrer un tel acte. Ce silence des premiers Capétiens devrait nous suffire; mais nous croyons nécessaire d'appuyer davantage.

En politique, nous ne devons voir que le fait. Il est permis à un peuple de revendiquer des droits sur une province au nom de la conquête, ou de la géographie ou de l'ethnographie; mais, de fait, ces droits peuvent être parfaitement chimériques, pour ne pas dire ridicules. C'est, croyons-nous, le cas en ce moment.

Nous admirons beaucoup ce passage où dom VAISSETE parle de la «<souveraineté de nos rois » sur le comté de Melgueil. Le savant Bénédictin oublie qu'il y avait

quelque part une démarcation entre le Languedoc et la France, démarcation qui a existé jusqu'à la fin du xve siècle, et que nos rois allaient de France en Languedoc; il oublie trop que les plus belles pages qu'il a écrites, sont celles où il raconte l'agonie de la patrie Occitanienne; que c'est lui qui, le premier, contrairement à l'opinion de ses contemporains, a osé dire la vérité sur la guerre des Albigeois et la ruine de la puissante famille de Toulouse.

En écrivant les lignes que nous avons citées plus haut, dom VAISSETE pouvait suivre ses sentiments personnels, nous les connaissons il oubliait son rôle

d'historien grave et impartial, auquel il nous a accoutumé.

Quels droits Hugues Capet et ses successeurs pouvaient-ils revendiquer sur cette partie du littoral, que nous sommes habitués à considérer comme faisant partie de la France? Aucun, pas même un droit purement chimérique, par conséquent, de fait, inutile. Vouloir nous représenter les premiers Capétiens comme les héritiers directs des Carolingiens, est une erreur qui n'a même pas pu naitre un instant dans l'esprit de dom VAISSEte.

Hugues Capet est un usurpateur heureux : la distance des siècles nous fait lui pardonner son usurpation. Il n'en est pas moins vrai que c'est par la force qu'il a substitué son autorité à celle des derniers Carolingiens, et que, pour lui, devrions faire une exception, et dire que c'est avec justice que la force a primé le droit.

nous

Hugues Capet, héritier des Carolingiens! Oui; comme un serviteur infidèle qui chasse son maître. Que Charles de Lorraine, son compétiteur, ait invoqué, comme héritier de son neveu Louis le Fainéant, des droits sur le comté de Melgueil, ceci nous paraîtrait encore admissible, droits caducs, mais enfin défendables. Il n'en est pas de même pour Hugues. Nous rions de Napoléon qui se pose en héritier de Charlemagne. Plus politique et moins ambitieux, Hugues Capet étendait ses droits où pouvait arriver la longueur de son épée. Elle n'arrivait pas encore dans le Midi de la France, qui, de fait, comme le constate FAURIEL à la fin de son Histoire de la Gaule Méridionale, avait récouvré son indépendance. Le fait et le droit se confondent dans la justice sociale; et quand un pouvoir quelconque n'est plus capable de se faire respecter dans une province, ses droits sont nuls, car les peuples ont besoin d'un pouvoir pour les protéger. Il est hors de doute que si les habitants du comté de Melgueil avaient dù attendre aide et protection des premiers Capétiens, ils auraient attendu longtemps toute justice. Le comté de Melgueil appartenait à Hugues Capet au même titre que le comté de Barcelone.

On est mal venu en cette affaire à invoquer une question de loyalisme. Sous ce rapport, nos comtes furent plus fidèles que Hugues Capet, et ils avaient sur le comté qu'ils occupaient, un certain droit moral et légitime que ne put jamais invoquer le roitelet qui bataillait près de Paris. Nous ne contestons pas son sens politique. On dirait qu'il a laissé un testament secret, exécuté fidèlement par ses héritiers, et qu'il leur a légué, en même temps que la couronne, une intelligence des événements que peut-être n'a possédé aucune autre famille royale; mais quand Bernard III, grand-père de Pierre, comte de Melgueil, fut comte vers 987, il pouvait traiter d'égal à égal avec Hugues Capet: tous deux devaient leur fortune aux Carolingiens. Et, quand ce dernier se fut mis en leur place, le comte de Melgueil, moins ambitieux, possédant un petit territoire, ayant un atelier monétaire, qui le faisait le plus riche seigneur de la contrée, pouvait rire de l'ambition de son collègue du Nord de la France: deux cents lieues le séparaient

du vainqueur des Carolingiens; et comme lui, mais sans avoir violé aucun serment, il pouvait, tout petit roitelet, se proclamer heureux, libre et indépendant.

Un siècle s'écoule depuis l'avènement de Hugues Capet, et les Capétiens ne font aucun acte pour démontrer, au moins théoriquement, qu'ils avaient certains droits sur le Midi. Dans le Nord, leur puissance grandit le comte Pierre de Melgueil donne son comté au Pape et le reconnaît comme son suzerain. Trois quarts de siècle s'écoulent encore, avant que nous voyons un roi de France intervenir par un acte quelconque dans le comté de Melgueil.

En vérité quels sont ces droits? Que valent-ils? Des droits qui ne s'exercent pas pendant deux siècles, ne sont pas défendables.

Ce fut en toute justice que Pierre, comte de Melgueil, beau-frère du marquis de Gothie, donna son comté à l'Église Romaine dans la personne de l'évêque d'Albano, légat de Grégoire VII. Désormais donc le comte de Melgueil paiera au Pape, en signe de vassalité, un cens annuel d'une once d'or. Conformément aux lois féodales, il suffira que ce cens ne soit pas payé pour que le Pape déclare le comté tombé en commis. Nous verrons dans la suite la conduite d'Innocent III et celle de Clément IV.

Désormais Maguelone fera partie du domaine des Papes. Les évêques sont ses délégués spéciaux auprès du comte: ils doivent veiller à la perception du cens annuel, et, faute d'héritiers, assurer la succession. En même temps le diocèse est placé sous la liberté romaine, et, chaque année, l'évêque devra payer, lui aussi, une once d'or pour reconnaitre cette protection. Cette once d'or, à laquelle les historiens de notre Église n'ont pas prêté suffisamment attention, ne sera pas confondue avec les vingt marcs d'argent que l'évêque devra payer, au XIe siècle, au trésor pontifical, quand le comté lui aura été inféodé. Nous verrons Innocent III spécifier avec soin les deux cens dans sa bulle d'inféodation.

5-IV. 14 décembre 1087

Urbain II exhorte le clergé et les fidèles du diocèse de Maguelone à se montrer respectueux et dociles envers leur évêque, qu'il vient de nommer son représentant pour le comté de Melgueil.

Urbanus episcopus, servus servorum Dei, clero et populo Magalonensi Ecclesie subjecto, salutem et apostolicam benedictionem.

Pastoralis officii necessitate compellimur, et Sedis Apostolice auctoritate urgemur, per universas Ecclesias male molita resecare, que autem bona et sancta sunt, plantare atque firmare.

Quapropter Ecclesiam vestram, seculari quondam domini subditam potestati, in Sedis Apostolice tuitione specialiter suscepimus confovendam. Fratri etiam nostro G[odefrido], episcopo vestro, privilegium indulsisse

nos pernoscatis, in quo et vestram Ecclesiam ab omni seculari potestate liberam, sub solo beati Petri jure et Romane Ecclesie tuitione, permanere decrevimus, et comitatum totum ipsius successorumque ejus cure dispositionique commisimus ('), ut ipsi censum exigant, et secundum dispositionem ac testamentum bone memorie comitis Petri, qui et episcopatum et comitatum omnem beati apostolorum principis Petri vicariorumque ejus ditioni delegavit, cum heredum ejus successio defecerit, ipsi comitatum nostra vice disponant atque procurent, quandiu tales fuerint, ut Apostolice Sedis communionem et gratiam obtineant.

Vestram itaque dilectionem paterna affectione hortamur, et apostolica auctoritate precipimus, ut predictum fratrem nostrum, episcopum vestrum, tanquam Dei ministrum in omnibus audiatis. Precipue clericis suademus, ut religiose vite sancte conversationi operam detis; laicis, ut (2) parentele et consanguinitatis crimen, ut nefandum et Deo odibile, fugiatis; ut decimas ex integro tribuatis Ecclesie, clericorum et pauperum usibus profuturas. Si quis tamen Ecclesie facultates injuste detinet, ita cum episcopo paciscatur, ut sacrilegii penam evadere mereatur. Immo etiam matrem vestram Ecclesiam vestris quoque bonis ditare pro animarum mercede satagite, retributionem profecto centuplam a Domino recepturi. Ita sane vos in omnibus, carissimi filii, volumus, optamus et hortamur divinis preceptis insistere, et malis omnibus, Deo prestante, absistere, ut Dei et beati Petri filii esse possitis.

Si igitur, nostris obsecundantes monitis, vitam vestram corrigere volueritis et studueritis, benedictionem vobis sanctorum apostolorum et remissionem impendimus peccatorum, et honorem vestre Ecclesie ampliorem indulgere parati sumus.

Omnipotens Dominus sua vos gratia benedicat, et ab omnibus peccatis absolvat.

Data Rome, XVIIII (3) kal. januarii, per manus (*) Johannis, R[omane] (5) Ecclesie diaconi cardinalis et prosignatoris.

Bibliographie. Priv. de Maguelone, fol. 26 vo; — GERMAIN, Maguelone sous ses évêques, pp. 13 et 161; JAFFE et WATTENBACH, n° 5377.

(1) Priv.: comisimus; Germain: commisimus.

(2) Priv.: et; Germain: ut.

(3, Priv.: vxш; Germain: vIIII.

4 Priv.: manus; Germain: manum.
Priv.: R.; Germain: Romane.

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