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raisonnable était de finir chaque acte par des vers d'un goût différent du reste de la pièce; et ces vers devaient nécessairement renfermer une comparaison. Phèdre, en sortant du théâtre, se comparait poétiquement à une biche; Caton, à un rocher; Cléopâtre, à des enfants qui pleurent jusqu'à ce qu'ils soient endormis.

Le traducteur de "Zaïre" est le premier qui ait osé maintenir les droits de la nature contre un goût si éloigné d'elle. Il a proscrit cet usage; il a senti que la passion doit parler un langage vrai, et que le poëte doit se cacher toujours pour ne laisser paraître que le héros.

C'est sur ce principe qu'il a traduit, avec naïveté et sans aucune enflure, tous les vers simples de la pièce, que l'on gâterait, si on voulait les rendre beaux.

On ne peut désirer ce qu'on ne connaît pas. (Acte I., sc. i.)
J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux. (I., i.)
Mais Orosmane m'aime, et j'ai tout oublié. (I., i.)
Non, la reconnaissance est un faible retour,

Un tribut offensant, trop peu fait pour l'amour. (I., i.)
Je me croirais haï d'être aimé faiblement. (I., ii.)

Je veux avec excès vous aimer et vous plaire. (I., ii.)
L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin. (IV., ii.)
L'art le plus innocent tient de la perfidie. (IV., ii.)

Tous les vers qui sont dans ce goût simple et vrai sont rendus mot à mot dans l'anglais. Il eût été aisé de les orner, mais le traducteur a jugé autrement que quelquesuns de mes compatriotes: il a aimé, et il a rendu toute la naïveté de ces vers. En effet, le style doit être conforme au sujet. Alzire, "Brutus" et " Zaïre," demandaient, par exemple, trois sortes de versifications différentes.

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Si Bérénice se plaignait de Titus, et Ariane de Thésée,

dans le style de "Cinna," Bérénice et Ariane ne toucheraient point.

Jamais on ne parlera bien d'amour, si l'on cherche d'autres ornements que la simplicité et la vérité.

Il n'est pas question ici d'examiner s'il est bien de mettre tant d'amour dans les pièces de théâtre. Je veux que ce soit une faute, elle est et sera universelle; et je ne sais quel nom donner aux fautes qui font le charme du genre humain.

Ce qui est certain, c'est que, dans ce défaut, les Français ont réussi plus que toutes les autres nations anciennes et modernes mises ensemble. L'amour paraît sur nos théâtres avec des bienséances, une délicatesse, une vérité qu'on ne trouve point ailleurs. C'est que de toutes les nations, la française est celle qui a le plus connu la société.

Le commerce continuel si vif et si poli des deux sexes a introduit en France une politesse assez ignorée ailleurs.

La société dépend des femmes. Tous les peuples qui ont le malheur de les enfermer sont insociables. Et des mœurs encore austères parmi vous, des querelles politiques, des guerres de religion, qui vous avaient rendus farouches, vous ôtèrent, jusqu'au temps de Charles II., la douceur de la société, au milieu même de la liberté. Les poëtes ne devaient donc savoir, ni dans aucun pays, ni même chez les Anglais, la manière dont les honnêtes gens traitent l'amour.

La bonne comédie fut ignorée jusqu'à Molière, comme l'art d'exprimer sur le théâtre des sentiments vrais et delicats fut ignoré jusqu'à Racine, parce que la société ne fut, pour ainsi dire, dans sa perfection que de leur temps. Un poëte, du fond de son cabinet, ne peut

peindre des moeurs qu'il n'a point vues; il aura plus tôt fait cent odes et cent épîtres qu'une scène où il faut faire parler la nature.

Votre Dryden, qui d'ailleurs était un très grand génie, mettait dans la bouche de ses héros amoureux, ou des hyperboles de rhétorique, ou des indécences, deux choses également opposées à la tendresse. Si M. Racine fait dire à Titus,*

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,

Et crois toujours la voir pour la première fois ;

votre Dryden fait dire à Antoine :

"Ciel! comme j'aimai! Témoin les jours et les nuits qui suivaient en dansant sous vos pieds. Ma seule affaire était de vous parler de ma passion; un jour venait et ne voyait rien qu'amour; un autre venait, et c'était de l'amour encore. Les soleils étaient las de nous regarder, et moi je n'étais point las d'aimer."

Il est bien difficile d'imaginer qu'Antoine ait en effet tenu de pareils discours à Cléopâtre.

Dans la même pièce, Cléopâtre parle ainsi à Antoine:

"Venez à moi, venez dans mes bras, mon cher soldat; j'ai été trop longtemps privée de vos caresses. Mais quand je vous embrasserai, quand vous serez tout à moi, je vous punirai de vos cruautés, en laissant sur vos lèvres l'impression de mes ardents baisers."

Il est très-vraisemblable que Cléopâtre parlait souvent dans ce goût, mais ce n'est point cette indécence qu'il faut représenter devant une audience respectable.

Quelques-uns de vos compatriotes ont beau dire: C'est là la pure nature;" on doit leur répondre que c'est précisément cette nature qu'il faut voiler avec soin.

Ce n'est pas même connaître le cœur humain, de penser qu'on doit plaire davantage en présentant ces images licencieuses; au contraire, c'est fermer l'entrée de l'âme aux vrais plaisirs. Si tout est d'abord à dé

* "Bérénice," acte ii., scéne 2. (ED.

couvert, on est rassasié; il ne reste plus rien à désirer, et on arrive tout d'un coup à la langueur en croyant courir à la volupté. Voilà pourquoi la bonne compagnie a des plaisirs que les gens grossiers ne connaissent pas.

Les spectateurs, en ce cas, sont comme les amants qu'une jouissance trop prompte dégoûte: ce n'est qu'à travers cent nuages qu'on doit entrevoir ces idées qui feraient rougir, présentées de trop près. C'est ce voile qui fait le charme des honnêtes gens; il n'y a point pour eux de plaisir sans bienséance.

Les Français ont connu cette règle plus tôt que les autres peuples, non pas parce qu'ils sont sans génie et sans hardiesse, comme le dit ridiculement l'inégal et impétueux Dryden, mais parce que, depuis la régence d'Anne d'Autriche, ils ont été le peuple le plus sociable et le plus poli de la terre; et cette politesse n'est point une chose arbitraire, comme ce qu'on appelle civilité; c'est une loi de la nature qu'ils ont heureusement cultivée plus que les autres peuples.

Le traducteur de "Zaïre" a respecté presque partout ces bienséances théâtrales, qui vous doivent être communes comme à nous; mais il y a quelques endroits où il s'est livré encore à d'anciens usages.

Par exemple, lorsque, dans la pièce anglaise, Orosmane vient annoncer à Zaïre qu'il croit ne la plus aimer, Zaïre lui répond en se roulant par terre. Le sultan n'est point ému de la voir dans cette posture ridicule et de désespoir, et le moment d'après il est tout étonné que Zaïre pleure.

Il lui dit cet hémistiche (acte IV., scène ii.):

Zaïre, vous pleurez !

Il aurait dû lui dire auparavant :

Zaïre, vous vous roulez par terre.

Aussi ces trois mots, Zaïre, vous pleurez, qui font un grand effet sur notre théâtre, n'en ont fait aucun sur le vôtre, parce qu'ils étaient déplacés. Ces expressions familières et naïves tirent toute leur force de la seule manière dont elles sont amenées. Seigneur, vous changez de visage, n'est rien par soi-même; mais le moment où ces paroles si simples sont prononcées dans "Mithridate" (acte III., scène vi.) fait frémir.

Ne dire que ce qu'il faut, et de la manière dont il le faut, est, ce me semble, un mérite dont les Français, si vous m'en exceptez, ont plus approché que les écrivains des autres pays. C'est, je crois, sur cet art que notre nation doit en être crue. Vous nous apprenez des choses plus grandes et plus utiles: il serait honteux à nous de ne le pas avouer. Les Français qui ont écrit contre les découvertes du chevalier Newton sur la lumière en rougissent; ceux qui combattent la gravitation en rougiront bientôt.

Vous devez vous soumettre aux règles de notre théâtre, comme nous devons embrasser votre philosophie. Nous avons fait d'aussi bonnes expériences sur le cœur humain que vous sur la physique. L'art de plaire semble l'art des Français, et l'art de penser paraît le vôtre. Heureux, monsieur, qui, comme vous, les réunit !

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