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On pourrait citer du duc de la Rochefoucauld mille autres traits d'humanité et de bienfaisance. Il pouvait dire avec un poëte :

Je veux autour de moy que tout vive et prospère;

Je veux que sur ma tombe on puisse écrire un jour :
Il sema les bienfaits et recueillit l'amour.

Les réformes dans l'administration des terres de Chalon marchaient à souhait; le château de Nozeroy réparé, allait se rouvrir, après deux siècles et demi d'abandon, pour des hôtes illustres, lorsqu'un affreux malheur fit évanouir toutes les espérances que cet excellent seigneur avait données. La duchesse, emportée par son cheval dans la forêt de Liancourt, eut la tête fracassée contre un arbre, et comme elle ne laissait pas d'enfants, tous ses biens passèrent à la comtesse de Lauraguais, sa sœur.

Celle-ci, qui réunissait sur sa tête l'immense fortune des maisons de Chalon et d'lsenghien, voulut poursuivre les projets.de M. de la Rochefoucauld. J'ai dit comment elle choisit Arlay et j'ai parlé longuement des travaux qu'elle fit exécuter dans le couvent des Minimes. C'est en 1773, qu'elle vint pour la première fois en Franche-Comté et qu'elle donna des ordres pour la construction de son château. Elle revint deux ans plus tard, les bâtiments étant prêts, et fit, le 15 mai 1775, son entrée solennelle dans son bourg d'Arlay. Elle arriva, avec sa fille cadette, dans un carrosse attelé de huit chevaux danois; plusieurs voitures, des fourgons et trente domestiques la suivaient.

La jeunesse d'Arlay, commandée par M. Boisson de Ronchaud et par trois sergents invalides couverts d'honorables blessures, et ayant servi dans le régiment d'Isenghien, avait pris les armes pour l'escorter; les jeunes filles, vêtues de blanc, étaient allées l'attendre à Saint-Germain, et l'une d'elles lui adressa un compliment qui finissait ainsi : Tous ces villages, madame, ces hameaux, ces forêts, ces rivières vous appartiennent, et nos cœurs aussi.

Le cortège arriva entre deux haies formées par une foule innombrable accourue du voisinage, et trouva à la porte du bourg le curé et les autres ecclésiastiques qui venaient avec le dais de l'église paroissiale pour recevoir la baronne d'Arlay. Celle-ci mit pied à terre et se rendit à l'église Saint-Claude, où le curé lui offrit l'eau bénite et lui fit son compliment. Elle fut conduite de lå au château, et M. de Ronchaud, accompagné du Conseil, dont il était le chef, lui souhaita à son tour la bienvenue dans un discours fort bien tourné.

Avant de quitter Paris, madame de Lauraguais avait fait inviter les seigneurs de Franche-Comté qui relevaient d'elle, à se rendre au château d'Arlay, chef-lieu de sa principale terre, pour reprendre de fief entre ses mains, et les com. munautés de ses seigneuries à venir renouveler les reconnaissances de ses droits. Dès qu'ils furent instruits de son arrivée, les grands de la province, les nobles et les corps des villes s'empressèrent de la visiter et de la compli

menter.

Chaque chef-lieu de seigneurie enyoya un présent choisi parmi les productions de son territoire. Pontarlier offrit deux brochets énormes; Villers-sous-Chalamont, un cerf dont le superbe cimier fut placé à l'entrée du château ; Orgelet, un nid de jeunes perdrix rouges, qui furent élevées dans la montagne d'Arlay et dont il reste encore quelques compagnies, et en outre, quatre douzaines de petits fromages appelés chevrets; Jousseaux, des poulardes de Bresse; Salins, du vin rouge de quarante ans et des petits pains de sel; Lons-le-Saunier, du vin blanc mousseux du canton de la Cotette et des sucreries; Bletterans, des chapons et un petit chevreuil; Sellières, quantité de gibiers d'eau; l'Abbaye-Sainte-Marie, deux coqs de bruyère; Jougne, une truite prise dans son lac; la Rivière, trois gelinottes; Frasne, douze boites de fromage de crême; Arlay, cinquante bouteilles de vieux vin rouge de la côte de Trè

sevent et autant de vin blanc du canton du Pré-de-Nain; Châtelblanc, une paire de gelinottes et un ours monstrueux tué dans ses montagnes et dont les pattes sont restées clouées à la porte d'entrée du château; la Chapelle-des-Bois, des fromages façon de Gruyère ; Monnet, des fromages façon de Septmoncel. Ces présents sont mentionnés dans les registres des fiefs de 1775 et de 1777 à la suite des reconnaissances des communautés et des hommages des seigneurs.

Le magistrat de la petite ville de Nozeroy vint aussi faire sa reconnaissance; mais il n'apporta que des regrets et des plaintes. Madame de Lauraguais avait fait détruire son château, qui était l'un des monuments les plus curieux de l'époque féodale que possédait la province. Les habitants du val de Mièges lui ont gardé rancune de cette destruction.

Ces visites durèrent pendant toute la belle saison. Arlay avait pris la physionomie d'une brillante capitale; ses rues étaient remplies d'équipages, ses maisons regorgeaient de monde; c'était un va-et-vient continuel. On remarqua cependant une absence parmi les seigneurs qui venaient s'acquitter de devoirs féodaux. Le comte de Neufchâtel n'avait pas répondu à la convocation de la baronne d'Arlay; mais il est bon de dire que ce comte était en même temps roi de Prusse et qu'il se nommait Frédéric II. Le professeur Grimont, intendant des terres de madame de Lauraguais, avait cru devoir rappeler à l'agent du prince que le seigneur suzerain avait le droit de confisquer un fief pour défaut d'hommage et que le comté de Neufchâtel allait tomber en commise.

L'agent répondit qu'il connaissait les lois qu'on voulait bien lui citer, et que si le seigneur d'Arlay persistait à réclamer la visite du roi de Prusse, il lui fallait d'abord préparer des logements pour trois mille chevaux, attendu que le grand Frédéric, son maître, ne voyageait jamais avec une

escorte moins nombreuse. La baronne d'Arlay n'insista pas. Je ne saurais me dispenser de dire un mot ici de l'offrande du vieux Champagne, qui apporta deux petites truites pêchées par lui dans la Seille et qui se plaignit des gardes, qui, sans respect pour son âge et ses services de guerre, lui avaient enlevé sa ligne, son seul gagne pain. ◄ Madame, dit-il à la comtesse, je me nomme Champagne ;

je suis votre sujet de Chase, hameau d'Arlay, et je suis << entré dans ma cent deuxième année. J'ai servi sous le « vaillant et généreux prince d'Isenghien. Nous avons fait «<< ensemble les campagnes d'Espagne pour placer sur le « trône de ce royaume le petit-fils de Louis XIV; nous < perdimes, en 1707, la bataille de Saragosse, où le roi <commandait en personne. Notre régiment souffrit beaua coup et le prince, notre colonel, tomba près de moi, at« teint au côté par une balle, et blessé au bras par un coup

de sabre. Un camarade et moi no us l'avons emporté loin « de la mêlée, dans une petite ferme, et je l'ai soigné pen« dant vingt-quatre heures en atten dant l'arrivée d'un chi«rurgien. On me nomma porte-enseigne pour me récom< penser; mais hélas ! je fus blessé peu de jours après et << mis dans l'état où vous me voyez. Le colonel, à peine « sur pied, vint me voir, et me trouvant hors de service,

il me donna une cartouche de congé, me fit de sa « poche une pension de cinquante livres et me permit de « chasser et de pêcher dans toute l'étendue de la baronnie ‹ d'Arlay. La pension m'a été exactement payée jusqu'à la ‹ mort du maréchal d'Isenghien, votre oncle; mais elle a « été enterrée avec lui. »

Madame de Lauraguais, touchée par le récit de ce vénérable vieillard, ordonna que sa pension lui serait payéc exactement à l'avenir, qu'on lui rendrait sa ligne et qu'il pourrait pêcher et chasser dans toute l'étendue de la terre. Champagne est mort àgé de cent quatre ans ; il appartenait à la famille des Boussin, de Chaze.

Faut-il que j'entre ici dans le détail des dissentiments qui se produisirent entre la commune et les intendants de la comtesse? Il suffit, je crois, de les mentionner en passant, d'autant plus que madame de Lauraguais ne saurait être rendue responsable de tout ce qui fut exécuté en son nom. Elle avait une confiance entière dans le sieur Pierre, son secrétaire; les plaintes de ses sujets n'arrivaient pas jusqu'à elle et ceux-ci furent plusieurs fois lésés à son insu.

Les habitants d'Arlay peuvent lui reprocher de s'être approprié les rues et les places du Bourg-Dessus, les ruines del'église Saint-Nicolas et son petit cimetière. Son architecte, le sieur Véliey, et son maître terrassier, le sieur Récipon, qui étaient des personnages avides et vindicatifs, n'ont pas craint d'élever les murs de clôture du château sur le terrain des voisins, de prendre moitié de la rue Saint-Claude sur toute sa longueur, d'enlever une partie du cimetière, d'encombrer d'abord de matériaux la place du Carouge et de la supprimer ensuite. Il y eut des procès engagés à ce sujet au bailliage de Lons-le-Saunier et les habitants. furent battus, grâce à l'intervention de M. de la Corée, intendant de la province (1).

(1) S. A. S. le prince Pierre d'Arenberg a, par la suite, en faisant abandon de diverses pièces de terre à la commune, largement indemnisé celle-ci du tort qui avait pu lui être causé jadis.

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