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qué pour leurs compatriotes respectifs tout le mérite de cette glorieuse expédition. Il est certain que les marins génois et pisans, déjà très exercés, contribuèrent pour une grande part au succès. Malheureusement, les premiers souillèrent presque aussitôt leurs lauriers en livrant de nouveau leur conquête aux infidèles, sans doute dans un intérêt mercantile. Raymond-Bérenger, rappelé sur le continent par l'attaque inopinée d'une autre armée sarrazine, qui avait mis le siège devant Barcelone, leur avait confié le soin de garder Majorque, et ils l'avaient assuré qu'il pouvait s'en aller tranquille. Ayant fait un grand carnage des envahisseurs, << tellement que l'eau du Lobregat s'en allait toute vermeille à la mer », il s'apprêtait à repasser dans l'île, quand des messagers vinrent lui annoncer que les Génois avaient abandonné la cité et que les Maures y étaient rentrés. Grande fut sa colère; mais il n'y avait plus de remède 2. Les chroniqueurs de leur pays ne se vantent pas du fait; mais ceux de la Catalogne les accusent formellement de s'être laissés corrompre par l'or des infidèles 2. Quant aux écrivains arabes, ils se bornent à dire que les Gênois s'emparèrent de Majorque en l'an 509 de l'hégire (1115-16), malgré le courage déployé en cette circonstance par l'émir Mubashsher, et que l'île fut délivrée, dès l'année suivante, par Ibn-Tafertast, général almoravide; le sultan Ali, fils de Yousouf Ibn-Tachefin, reprit alors possession des Baléares 3.

Depuis lors, ce ne fut plus entre les souverains mahométans de ces îles et les comtes de Barcelone, devenus rois. d'Aragon, qu'une lutte intermittente; la partie engagée devait se poursuivre jusqu'à la défaite définitive des uns ou des autres. Des courses maritimes, des prises navales fréquentes attisèrent de plus en plus l'hostilité des deux peuples. En 1147, Raymond-Bérenger IV tenta encore de pro

1. Telle est, du moins, l'explication donnée par Marsilio, qui écrivait au commencement du xiv° siècle (ch. xix).

2. V. Mariana, I, 424.

3. Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbères, trad. de Slane, II, 83; Makkari, trad. Gayangos, II, 258; Gayangos, op. cit., t. II, append., p. 48.

fiter du secours que lui offrait une escadre génoise, revenant de la conquête d'Almeria. Alphonse II, Pierre II, projetèrent ou entreprirent de nouvelles descentes. Dans l'une d'elles, exécutée en 1185, si la chronique de Saint-Victor de Marseille ne se trompe pas de date, le palais du roi de Majorque fut même envahi, et les captifs qui s'y trouvaient furent rendus à la liberté 1. Néanmoins aucune de ces tentatives n'eut de résultats durables. Les Maures étaient devenus plus méfiants et organisaient mieux la défense de leurs possessions. Mais ce n'était plus la dynastie almoravide qui régnait à Majorque. Une nouvelle poussée d'envahisseurs avait chassé devant elle cette race africaine, comme elle-même avait pris la place des premiers conquérants de l'Espagne. La dernière alluvion de la barbarie musulmane était partie, comme la précédente, des profondeurs du Magreb. Elle s'était formée, celle-là, d'un groupe de tribus berbères, réunies sous l'influence d'une idée religieuse et sous la conduite d'un prétendu messie ou mahdi, appelé Mohammed Ibn-Toumert. Cette secte étrange, qui prit le nom d'Almohades, ne tarda pas à franchir à son tour le détroit. « En l'an 551 (1156), dit Ibn-Khaldoun, Abd-el-Moumen passa en Espagne avec les Almohades et se rendit maître de ce pays. De tous côtés, la mort enveloppa les Lentouna (leurs rivaux), et avec eux succombèrent leurs émirs; mais une bande de fuyards réussit à se jeter dans les îles orientales, Maïorque, Minorque et Iviça. Plus tard, ces réfugiés quittèrent leur asile et allèrent fonder un nouvel empire dans la province de l'Ifrikia 2. » Les gouverneurs almoravides établis aux Baléares par Tachefin n'en durent pas moins reconnaître l'autorité des nouveaux occupants. Ils furent même renversés par un de ces derniers, En-Nacer, fils d'Almanzor, qui fit périr la plus grande partie de ses adversaires et exerça, sous le titre d'émir ou de roi, la pleine souveraineté (1187). L'ancienne famille princière des Ibn-Ghania fut complète

1. Dameto, p. 359; Quadrado, Hist. de la conquista de Mallorca, p. 168; Chronique de Marseille, España sagrada, p. 338.

2. Hist. des Berbères, II, 86.

ment dépossédée; mais elle conserva des partisans. Aussi les dissensions intestines continuèrent longtemps encore entre les premiers et les derniers occupants. Les massacres, les séditions se succédèrent. Les émirs en vinrent à appeler le roi d'Aragon à leur secours, et ces faits, mal connus d'ailleurs, devaient, en affaiblissant la résistance, ouvrir la porte à la conquête chrétienne. Au moment où celle-ci se préparait, tout l'empire almohade se disloquait déjà; le Magreb se divisait en trois États, et l'Espagne musulmane se séparait complètement de l'Afrique. Majorque se trouvait alors sous le gouvernement particulier de Mohammed IbnAli-Ibn-Musa, et ce prince était occupé à réprimer une nouvelle rébellion '. L'heure était propice pour tirer vengeance de ce long asservissement.

Les Arabes de Majorque étaient surtout agriculteurs. Le partage des terres opéré aussitôt après leur dépossession nous fait voir qu'ils avaient établi dans l'île, sous le nom d'alquerie ou de rahal 2, une quantité de petits domaines

1. Ibid., 87, 217; Gayangos, II, 329, et appendice, 67. Le nom de l'émir varie chez les écrivains musulmans comme chez les historiens chrétiens. Il est écrit Abohehie dans les manuscrits de la Chronique royale et dans Marsilio, Rotabohihe dans l'édition de la même chronique, Retabohie dans Zurita. Ce sont là, évidemment, des formes estropiées, des mots mal entendus et mal reproduits par les Catalans. D'autres modernes parlent d'AlHakem; mais il y a là une confusion très probable avec le dernier gouverneur de Minorque, lequel s'appelait Abou-Omar-Ibn-Hakem, et qu'Ibn-Khaldoun a placé par erreur à Majorque (II, 398; v. ci-après, ch. 1). Loin de ne nous donner aucune indication propre à rétablir le vrai nom du souverain de Majorque, ainsi que le dit M. de Tourtoulon (I, 304), les auteurs arabes nous fournissent au moins deux leçons: suivant Ibnu-Saïd, cité par Gayangos, l'île aurait été prise par les Francs sous le gouvernement d'Abu-Yahya-Ibn-AbiImram-Tinmeleli ; mais ce nom, dont la première partie rappelle, au reste, la forme Abohehie, est plutôt celui du suzerain nominal qui régnait en Espagne, et qu'Ibn-Khaldoun (loc. cit.) appelle le sultan Abou-Ishac. Al-Makhzumi nous révèle celui de Mohammed Ibn-Ali-Ibn-Musa (Gayangos, II, 329), et le mieux est de s'en rapporter, en pareille matière, au témoignage d'un contemporain musulman ayant vécu à Majorque même. Un autre auteur arabe, cité par l'historien espagnol Conde (Hist de los Arabes, part. IV, ch. 11), parle aussi d'un cid Muhamad, qui croyait que le tyran Gaymis (Jayme ou Jacques) marchait contre Majorque pour défendre sa cause. Mais il s'agit sans doute ici d'un émir détrôné de Valence que le roi d'Aragon protégeait, Cid Abu Abdala Muhamad. D'ailleurs, le récit de cet auteur, qui confond également les événements de Majorque avec ceux de Minorque, et qui écrivait fort loin du théâtre des uns et des autres, ne mérite guère confiance.

2. Le mot arabe Al-caria (alqueria, algeria) désigne un vaste établisse

ruraux, qui avaient porté la vie et l'industrie agricole jusque dans la région montagneuse 1. La plupart de ces métairies, de même qu'un certain nombre de villages, tenaient d'eux leur nom primitif. Ils avaient aussi pratiqué des routes, construit des aqueducs, utilisé de différentes manières la fertilité admirable du sol; cependant ils n'avaient pas multiplié les jardins autant que les chrétiens le firent après eux. Autour de la seule ville de Palma, fonctionnaient, de leur temps, plus de quatre-vingts moulins à eau, dont plusieurs sur le ruisseau de Canet; ce qui laisse supposer que l'île produisait une quantité de blé et de farine bien supérieure à ses besoins et qu'elle en faisait un article d'exportation 2. Du reste, le commerce extérieur avait pris dans ses ports une grande activité, par suite des traités conclus avec les Pisans, les Gênois et d'autres peuples, et des relations continuelles avec les Sarrazins d'Afrique ou même d'Orient 3. Toutefois les Juifs, très nombreux aux Baléares, avaient accaparé, là comme ailleurs, les principaux comptoirs, et leur richesse, accrue par une usure exagérée, avait fait d'eux les maîtres du marché. Les Maures ont également laissé à Majorque des traces de leurs talents d'architectes. La mosquée de Palma, convertie plus tard en église, la Zuda ou alcazar royal, qui servait de résidence à l'émir, étaient de vastes proportions et de beau style. Mais ils étaient peut-être encore plus habiles dans l'art des ingénieurs, à en juger par les forteresses élevées tout autour de l'île, par les redoutables remparts de la capitale, qui l'enfermaient dans une triple enceinte et la rendaient à peu près imprenable, enfin par

ment agricole comprenant des bâtiments, des champs, des pâturages, des bois, des vignes, des cours d'eau, etc.; le mot rahal ou raal (rafal, rafallo) s'applique plutôt à une simple maison où à une grange isolée. (V. Documents, n° IV; Du Cange, ALCHERIA, RAPHALIS; Dozy, Gloss. des mots espagnols dérivés de l'arabe, p. 328; Quadrado, Conquista, p. 435.)

1. Reg. 26 des archives de Barcelone. Cet important document a été publié en partie, sous le titre de Repartimiento de Mallorca, dans la collection des Documents inédits des archives de la couronne d'Aragon (t. XI) et commenté dans l'Historia de la conquista de Mallorca, par M. Quadrado, archiviste à Palma (p. 432 et ss).

2. Ibid.

3. V. de Mas-Latrie, op. cit., p. 53, 109, 113, etc.

l'imposante Almodayna, sorte d'acropole, dont ils avaient fait le centre de la défense de cette place et dont il subsiste encore quelques débris remarquables 1.

A côté de cela, il faut savoir le reconnaître, cette civilisation arabe, qu'on a tant vantée, avait des aspects beaucoup moins brillants. On n'a qu'à jeter les yeux sur les pages écrites vers cette époque par les auteurs musulmans d'Espagne pour se représenter ce que devait être le régime en vigueur à Majorque. Un despotisme absolu d'une part, un sensualisme effréné de l'autre, en étaient les deux pôles. Les malheureux chrétiens qui s'étaient résignés à demeurer sur la terre profanée de leurs ancêtres, écrasés sous la double domination des Sarrazins et des Juifs, séparés de leurs coreligionnaires par la mer ou les montagnes, n'entendaient aucun cri d'espérance parvenir jusqu'à eux. Les victoires remportées par les croisés d'Espagne ou de Palestine, ils les ignoraient la plupart du temps. De guerre lasse, ils finissaient par accepter le joug. D'abord les pères s'habillèrent comme les mahométans. Puis les fils se mirent à vivre comme eux; on vit même plus d'un riche chrétien posséder un sérail. Les petits-fils en arrivèrent à penser et à croire comme eux. Il fallait, du reste, se résigner à embrasser l'islamisme ou à payer une lourde capitation. A cette condition, l'on sauvegardait sa vie, ses biens, sa foi. Mais beaucoup ne pouvaient acquitter le tribut. Et c'est ainsi que se multiplia la classe méprisée des renégats, dont le nom seul était aux yeux des Majorquins une injure mortelle 2.

D'autre part, la différence des mœurs et des usages entretenait entre les conquérants et les peuples voisins une sourde animosité, que rien ne pouvait désarmer. En dehors même des questions de religion ou de doctrine, la piraterie, le rapt et l'internement des femmes, le dur esclavage imposé aux captifs des deux sexes révoltaient la chrétienté tout entière.

1. Les Juifs avaient aussi à Palma leur almodayna, qui était peut-être moins une citadelle qu'une enceinte fermée, un ghetto. (Arch. des PyrénéesOrientales, B 10).

2. Documents, no III.

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