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CHAPITRE PREMIER

OCCUPATION DES BALÉARES PAR ALPHONSE D'ARAGON; SES CONSEQUENCES

Philippe le Hardi, connaissant les mauvaises dispositions de son héritier, avait pris, sur son lit de mort, la précaution de lui faire jurer qu'il continuerait la croisade et aiderait son frère Charles à se mettre en possession du royaume d'Aragon '; preuve nouvelle qu'il ne considérait nullement la partie comme perdue. Mais le jeune prince, nous le savons déjà, nourrissait bien d'autres idées; et puis Philippe le Bel n'en était pas à un serment près. Il eût plutôt revendiqué pour lui le Roussillon, sous prétexte que son père l'avait occupé; il y songea même, à un moment donné mais cette volte-face eût été par trop cynique, et, en réalité, les victoires paternelles n'étaient pas, comme le dit son historien, assez éclatantes pour justifier une pareille prétention 2. Il se contenta donc de renoncer à poursuivre personnellement l'expédition entreprise pour la querelle de l'Église, et, moins pressé d'assurer une couronne à son cadet que d'affermir la sienne sur sa propre tête, il s'absorba aussitôt dans les soucis de la politique intérieure, laissant, le cœur léger, l'allié de la France essuyer seul la tempête. Il le savait pourtant, Jacques Ier n'était pas en état de soutenir la lutte contre les forces aragonaises, augmentées de la flotte et d'une partie de l'armée de Sicile. Aussi ne voulut-il pas avoir l'air de se séparer de lui brusque

1. Contin. de Girard de Frachet (Histor. de la France, XXI, 7).

2. Boutaric, La France sous Philippe le Bel, p. 383.

ment, après tant de services rendus. Il laissa dans le pays soumis à son autorité quelques compagnies de mercenaires (stipendiarios gallicanos), et lui accorda un peu plus tard des subsides pécuniaires, en lui permettant cependant d'agir en leur nom collectif '. C'était, au fond, une déser tion déguisée de la cause commune; c'était déjà un prélude de la dénonciation de l'alliance. Toutefois les choses ne devaient pas marcher aussi vite.

Pierre III, de son côté, ne songea point à inquiéter son neveu il se croyait sûr de lui et connaissait mieux que personne ses dispositions secrètes. Mais, comme il arrive presque toujours en pareil cas, il fit retomber sur le plus faible tout le poids de sa vengeance. L'issue de la campagne n'avait fait que réveiller ses colères et redoubler son audace. Après avoir traité avec la garnison de Girone, qui, en capitulant, obtint de rentrer en France sans être inquiétée, et repris successivement possession de Castello d'Ampurias, de Péralade, de Torrella de Mongri et des dernières places demeurées au pouvoir de ses adversaires, sa première pensée fut d'aller se jeter en personne sur l'île de Majorque, afin de l'arracher à son frère par la force. Il se concerta pour cette descente inopinée avec Roger de Loria, et fit immédiatement armer des navires dans le port de Salou, sur les rivages de Tarragone 2. L'amiral lui demandant let motif de sa subite détermination, il prétendit avoir appris par des lettres d'Italie que le pape machinait la cession de l'île aux Français, qu'on devait obliger le roi de Majorque à y consentir en menaçant de faire périr ses deux fils, retenus à Paris, et que ce prince, prévenu par lui-même, avait envoyé à ses fidèles sujets l'ordre de faire semblant de se lais

1. Contin. de Girard de Frachet, ibid. Cf. Bull. de la Soc. agric., scientif et littér. de Perpignan, XXI, 445 et ss. Trente mille livres en temps de guerre, vingt mille en temps de trève, tel fut le subside annuel ordonné par la suite en faveur de Jacques. (Arch. nat., J 598, no 8; Documents, n° XXXVII.) En 1299, il donnait encore à Philippe le Bel quittance de 30,000 livres, que celui-ci lui redevait sur l'allocation qu'il lui avait accordée pour la guerre d'Aragon. (D. Vaissète, IV, 66.)

2. Nangis, Chron. latine, p. 266; Gesta comit. Barcin. (Marca, col. 564 et ss); d'Esclot, ch. CLXVIII.

ser forcer par les Aragonais, pour leur livrer tout le pays quelques jours après. A ce dernier trait, on reconnaît le système invariable de l'ingénieux Muntaner; c'est lui, en effet, qui nous le rapporte ', et l'authenticité de tout le propos atttribué à Pierre en souffre quelque peu. D'Esclot, plus sincère, nous dit qu'il s'agissait réellement d'une conquête violente, mais que cette invasion pouvait se faire sans péché, vu que Jacques n'avait pas rempli ses obligations envers son suzerain 2. Quoi qu'il en soit, au moment même où il se préparait à mettre à la voile, la maladie vint arrêter net l'ambitieux monarque. Les suites de sa blessure, suivant les uns, un refroidissement, suivant les autres, et peut-être les deux à la fois, le clouèrent à son tour sur un lit de douleur. Consumé par la fièvre et se morfondant d'impatience, il envoya en toute hâte un courrier à son fils Alphonse, pour lui enjoindre de partir à sa place et d'aller sur le champ s'emparer de Majorque. L'infant se mit en devoir de lui obéir. Cependant il jugea bon de venir, avant de s'embarquer, embrasser son père.

« Que venez-vous faire ici? lui dit Pierre, courroucé de ce retard.

J'ai appris que vous étiez malade et viens vous faire révérence.

Allez-vous en faire votre voyage. Vous n'êtes pas médecin; Dieu me guérira l'âme, et les médecins me guériront le corps 3. »

En effet, les docteurs les plus renommés, entre autres le fameux Arnaud de Villeneuve, entouraient le malade. Mais ni leurs soins, ni leurs pronostics, ni l'inspection attentive de son urine, à laquelle ils se livrèrent

1. Ch. CXLI. Muntaner augmente encore l'invraisemblance de son récit en faisant ajouter à son héros : « Il est bon que cela ne se fasse pas incontinent, mais qu'ils paraissent y être forcés, de manière que les Français ne puissent avoir le moindre soupçon contre notre frère le roi de Majorque; car les périls de sa personne nous sont aussi à cœur que les nôtres. » Quelle naïveté ou quelle mauvaise foi!

2. D'Esclot, ibid.

3. Chronique de Pierre IV, ch. iv. Cet entretien se trouve délayé dans Muntaner (ch. cxLIII).

consciencieusement, suivant l'usage de l'époque, ne purent enrayer les progrès du mal'. Et, tandis que ses historiographes nous le montrent mourant de la mort la plus édifiante, réconcilié avec l'Église, absorbé dans de pieuses préoccupations, le grand roi des Aragonais s'éteignit, le 10 novembre 1285, en suivant par la pensée son héritier. qui franchissait la mer en son nom pour assouvir sa soif de vengeance contre son plus proche parent. Philippe III et Pierre III, tous deux vainqueurs, tous deux battus, se suivirent ainsi dans la tombe, à trente-six jours de distance.

Alphonse d'Aragon était déjà débarqué dans l'île de Majorque, avec l'amiral Roger de Loria, lorsque l'avis du décès de son père lui parvint par un messager spécial. Il venait d'investir la capitale et d'entamer des pourparlers avec le lieutenant du roi Jacques et les prud'hommes; il avait même, pour mieux les attirer à lui, interdit sévèrement à ses troupes de causer aux insulaires le moindre dommage. La triste nouvelle, qu'il pressentait sans doute, ne lui fit pas interrompre ses opérations. Il les pressa, au contraire, si bien que, quarante-huit heures après l'arrivée du message, la cité, au dire de Muntaner, lui ouvrit ses portes, et se livra ensuite pendant six jours aux manifestations du deuil le plus sincère 2. Mais d'autres contemporains nous ap prennent que les choses ne se passèrent point aussi tranquillement, tant s'en faut. Les Majorquins fidèles se réunirent, paraît-il, à un groupe de Français et de Provençaux qui se trouvaient parmi eux, et essayèrent de défendre la ville du haut d'une église, qui la dominait comme une citadelle. Alphonse leur livra inutilement plusieurs assauts. Enfin Roger de Loria fit donner ses marins siciliens, en leur promettant le pillage. Ceux-ci, entassant les rames et les échelles les unes sur les autres, escaladèrent les remparts, envahirent la place, et, en vrais écumeurs de mer, firent main basse sur tout ce qu'ils trouvèrent. Tous ceux qui avaient

1. Muntaner, ibid.; Gesta com. Barc., ibid.; d'Esclot, ch. CLXVIII. Ce der nier arrête sa chronique à la mort de Pierre III.

2. Muntaner, ch. CXLIV, CXLVII, CLI.

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