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la même époque, le fils aîné de Jacques, ou du moins le cadet, Sanche, substitué à l'aîné, qui venait de revêtir l'habit des Frères Mineurs, déclara qu'après avoir pris connaissance des traités de 1279 et de 1298, déjà ratifiés par son frère avant son entrée en religion, il les confirmait à son tour et jurait de s'y soumettre. Le monarque aragonais s'obligeait de nouveau, dans cet acte, à les faire confirmer par son propre héritier, lorsqu'il aurait atteint l'âge de puberté. Cette fois, tout était bien terminé, tous les engagements étaient remplis. Il y avait seize ans que le roi de Majorque avait été dépouillé; il y en avait sept que sa réintégration avait été stipulée.

Mais les vieilles rancunes étaient-elles réellement oubliées? On en douterait, à lire une nouvelle protestation secrète, rédigée par ce prince le 14 août de la même année, et dans laquelle il se plaint vivement des exigences, des menaces de son terrible parent, qui l'ont forcé de reconnaître la supériorité de celui-ci, de lui livrer une foule de garanties, d'enchaîner sa liberté, celle de ses enfants, celle de ses vassaux. Ce n'est pas seulement sa conscience qui se révolte contre ces injustices, c'est celle de son fils don Sanche, lequel proteste avec lui et réserve tous ses droits pour l'avenir. Ils ne peuvent élever la voix, parce que ce serait encore une fois la guerre et la spoliation; mais ils déposent confidentiellement leur réclamation entre les mains d'un notaire, dans la chambre même du roi, au château de Perpignan 2.

Assurément, Jacques avait raison, dans le fond. La situation qui lui était faite par les événements était pleine d'amertume, pleine aussi de périls. Placé désormais entre deux suzerains redoutables, qui, d'un moment à l'autre, pouvaient se retrouver en lutte, il devait se résigner à louvoyer entre deux écueils, sans espoir maintenant de reconquérir sa pleine indépendance. La guerre l'avait laissé meurtri; la diplomatie ne lui apportait qu'un demi soulage

1. Ibid., fo 46 v°; KK 1413, fo 82.

2. Arch. nat., KK 1413, f° 81: Documents, no XLII.

ment et le sacrifiait quelque peu à l'intérêt commun : c'est le sort des faibles. Mais il devait encore s'estimer heureux d'avoir été si chaleureusement défendu, si énergiquement appuyé. En somme, sa cause avait triomphé; hier vaincu, dépouillé, il pouvait aujourd'hui relever la tête. Il avait recouvré les plus précieuses perles de sa couronne, celles qui en faisaient un diadème royal, Majorque, Minorque, Iviça, ces trois joyaux enchâssés dans l'azur de la Méditerranée. Il n'était plus un roi sans royaume, réduit à un comté par ici, à une baronnie par là. Son titre, son prestige étaient saufs. Il retrouvait des sujets fidèles, des dévouements éprouvés. Il y avait là de quoi le consoler.

S'il ne se consola pas, il eut du moins le bon esprit d'adopter la ligne de conduite qu'il avait suivie à Montpellier, après le partage forcé que lui avait imposé Philippe le Bel, et de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Gardant au fond de son âme et dans les tiroirs les plus secrets. de ses archives ses protestations indignées, il s'efforça de les mettre lui-même en oubli. Jusqu'à sa mort, arrivée le 29 mai 1311, à Majorque ', il entretint des relations bienveillantes avec celui qui était devenu, aux yeux de tous, son seigneur et son ami. Il poussa même la complaisance jusqu'à lui prêter, une fois, 160,000 tournois d'argent au coin de saint Louis et du meilleur aloi, que son neveu promit de lui rendre au bout de trois mois, et qu'il ne lui rendit pas 2. Il est vrai que celui-ci avait engagé contre cette somme son droit de suzeraineté sur le royaume de Majorque Jacques Ier espérait peut-être recouvrer par ce moyen

1. Thalamus parvus, p. 344; Muntaner, ch. CCLV; Marca, col. 796. La chronique de Montpellier ajoute à tort que Jacques fut enterré au monastère de Poblet, sépulture ordinaire des rois d'Aragon. Son corps fut déposé dans le tombeau qu'il s'était préparé à l'église. Notre-Dame de Palma. Zurita (I, 447) place sa mort au 13 mai 1312; dom Vaissète et l'Art de vérifier les dates (IV, 151 et VI, 557), vers la fin de juin 1311; tous les trois se trompent, mais moins gravement encore qu'un ancien historien du Languedoc, qui le fait mourir à la bataille de Courtrai, en 1302. (V. dom Vaissète, ibid.)

2. Bibl. nat., ms. lat. 9261, n° 28. Le roi d'Aragon renouvela son obligation au successeur de Jacques Ier. Cette quantité de monnaie française devait provenir des versements faits à ce prince par Philippe le Bel, car lui-même était aussi pauvre que son neveu.

bizarre l'indépendance que les événements lui avaient fait perdre; mais c'eût été compter sans son hôte. Il le seconda aussi dans ses expéditions contre les Maures et les Castillans, notamment dans le siège d'Almeria, entrepris en 1310. Le roi d'Aragon, forcé par des affaires urgentes d'abandonner cette opération difficile, écrivit à son oncle une lettre presque affectueuse pour excuser sa retraite. Il l'informait, dans cette missive, de ses affaires de famille, des événements de Corse et de Sardaigne; en un mot, il le traitait comme un allié, comme un proche parent'. Des messages de ce genre s'échangeaient entre eux de temps en temps. On a vu plus haut que, dans une des réclamations adressées au roi de France au sujet de Montpellier, les deux princes avaient agi de concert, bien que cette seigneurie ne relevât point de la monarchie aragonaise. Mais c'était justement se heurter à l'un des écueils que je signalais. Philippe le Bel eût pu se formaliser d'une telle immixtion, s'il n'avait eu des motifs impérieux pour ménager ses deux voisins. En effet, leur rapprochement les éloignait de lui. Après s'être allié avec la France contre l'Aragon, le roi de Majorque semblait à présent partager son amitié entre ces deux puissances, et, si, pour le moment, ses sentiments intimes le faisaient encore pencher du côté de la première, son successeur devait bientôt incliner vers la seconde. C'est cette espèce de régime de transition que nous allons maintenant observer, en attendant que nous nous trouvions en face d'une véritable interversion des rôles.

1. Arch. de Barcelone, Registres de Jacques II, no 336, f 5. Jacques I fut félicité par le pape Clément V de son zèle à combattre les infidèles et à chasser les pirates; les dimes de son royaume lui furent, pour cette raison, concédées pendant cinq ans, de 1305 à 1310. (Bibl. nat., ms. lat. 9261, n° 26.)

CHAPITRE IV

LE ROI DE MAJORQUE ENTRE L'ARAGON ET LA FRANCE

Jacques Ier de Majorque laissait de son mariage avec Esclarmonde de Foix sept enfants, dont quatre fils et trois filles. Les deux aînés, nous l'avons vu, avaient passé une partie de leur enfance à Paris. Ils n'avaient pu y demeurer sans contracter pour le reste de leur vie des sentiments d'affection envers la France, envers sa capitale, centre des arts, du savoir et de l'élégance, envers sa maison royale, dont l'esprit généreux et hospitalier corrigeait la politique envahissante. Le premier, appelé Jacques comme son père, avait certainement pris là le goût des études religieuses, qui le rappela plus tard sur les bancs de la grande Université parisienne. Il y était encore assis en 1301, lorsqu'il prit la résolution un peu précipitée d'entrer chez les Frères Mineurs', comme tant d'autres héritiers de grande famille, attirés par l'éclat des vertus et des succès qui, depuis près d'un siècle, illustraient l'institut de saint François. Un autre motif avait déterminé cette apparente vocation. A l'époque du mariage du roi d'Aragon et de Blanche de Sicile (dame Blanche de Sainte-Paix, comme l'avaient très heureusement surnommée ses nouveaux sujets), et dans les fêtes données à cette occasion à Perpignan, l'infant de Majorque s'était rencontré avec le jeune Louis d'Anjou, fils de Charles II et frère de cette princesse. Une étroite amitié s'était alors établie entre eux; à

1. Jean de Saint-Victor (Histor. de la France, XXI, 638).

tel point, qu'ils se promirent, dit-on, de renoncer ensemble au monde et d'embrasser le même genre de vie 1. Peu de temps après, Louis revêtit la robe franciscaine. Jacques l'imita ensuite; mais la conformité de leurs destinées devait s'arrêter là. En effet, le premier devint un grand évêque, et même un saint renommé 2; le second, au contraire, finit par reprendre l'habit séculier pour se marier 3; néanmoins il ne prétendit jamais à la succession paternelle, et mourut prématurément 4.

Son frère cadet, Sanche, l'héritier du trône, avait resserré, de son côté, les liens qui l'unissaient à la France en épousant, l'an 1304, la princesse Marie, fille du même Charles II; et en même temps le fils et le successeur de ce dernier, Robert, duc de Calabre et futur roi de Naples, avait pris pour femme l'infante Sancia, sœur de Sanche, en lui promettant que le premier fils qui naîtrait d'eux hériterait du trône de Sicile 5. Cette double union, arrêtée simultanément par Jacques Ier, l'ancien allié et le beau-frère de Philippe le Hardi, et par le chef de la dynastie angevine, qui avait tant contribué à lui faire rendre ses États, avait eu pour but et pour résultat de rattacher plus intimement l'une à l'autre les deux maisons de France et de Majorque; car les rois angevins de Naples faisaient toujours partie de la famille de saint Louis, et ce n'est pas parce qu'ils avaient régné un demi-siècle en Italie qu'ils avaient pu perdre la

1. Muntaner, ch. CLXXXII. Buchon, dans une note ajoutée à ce chapitre, a confondu l'infant Jacques de Majorque avec l'infant Jacques d'Aragon, fils du roi Jacques II. C'est le second, et non le premier, qui entra dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem et devint grand-maître de Calatrava.

2. C'est saint Louis, évêque de Toulouse, qui mourut à trente-trois ans et fut canonisé dès l'an 1317.

3. Jean de Saint-Victor, ibid.; Art de vérif. les dates, VI, 558.

4. En 1304, suivant quelques auteurs; mais on a vu plus haut que son père lui faisait encore des legs dans son codicille de 1306.

5. Arch. nat., P 1354', no 854-829; P 1354', no 854. Sancia mourut religieuse en 1345. La seconde fille de Jacques Ir épousa, en 1299, le fils de Manuel, empereur de Constantinople (Chron. Barcinon., dans Marca, col. 756). La troisième, Isabelle, dont les historiens ne parlent pas, fut mariée, la même année, à Jean de Castille, fils de l'infant Emmanuel. (Arch. nat., P 1354', n° 818, 836.)

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