Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Esens bib 2-18-1932

* V.

PRÉFACE

L'origine de ce livre est, j'ose le croire, curieuse. En 1344 (il nous faut remonter jusque-là), le dernier roi de Majorque fuyait de son château de Perpignan, devant l'invasion aragonaise, et emportait à la hâte, sans même prendre le temps de faire un choix, non pas précisément ses pénates, mais ce qui, au moyen-âge, constituait la sauvegarde et l'honneur des familles, à savoir ses parchemins. La meilleure part des archives de sa maison le suivit en exil, dans sa seigneurie de Montpellier, puis ailleurs peut-être, jusqu'au jour où il légua ses droits, avec les titres servant à les appuyer, à son fils Jacques III, qui fut assez malheureux pour ne pouvoir faire valoir victorieusement ni les uns ni les autres.

Après une vie errante et des plus accidentées, Jacques III mourut sans laisser d'autre héritière que sa sœur Isabelle, mariée au marquis de Montferrat. Les parchemins royaux arrivèrent alors entre les mains de cette princesse. Puis, lorsque, dans son impuissance à défendre sa cause, elle céda l'héritage de ses pères à Louis Ier d'Anjou, à charge de le reconquérir, suivant l'usage du temps, le frère de Charles V entra à son tour en possession des précieuses archives. Ce fut, hélas! tout ce qu'il recueillit de la succession de Major

que..

Le duc d'Anjou ayant été ensuite se faire tuer en Italie, à la poursuite d'une autre couronne, elles furent transpor

tées à la Chambre des comptes d'Angers, où étaient déjà conservés les titres de sa maison, et elles y restèrent jusqu'à la réunion de cette Chambre à celle de Paris, sous le règne de Charles VIII.

En 1485 ou en 1492', nouvelle et dernière pérégrination. Les archives des rois de Majorque, emballées et empaquetées pêle-mêle avec celles des princes angevins, arrivèrent dans la capitale de la France et furent déposées, comme le reste, au fond des armoires d'une des salles de la Chambre des comptes, appelée depuis la Chambre d'Anjou. Là, elles dormirent dans l'ombre la plus épaisse pendant plus d'un demi-siècle. En 1541 seulement, un maître des comptes, nommé Michel Tambonneau, entreprit de tirer de leur sommeil léthargique les muets témoins de la puissance ou de la renommée de cette branche cadette des Valois. Idée louable, assurément; mais comment fut-elle exécutée? On prit les pièces au hasard, telles qu'elles avait été « enliassées », c'est-à-dire à peu près dans l'état où se trouverait un jeu de cartes bien battu; on les numérota dans le même ordre, ou plutôt dans le même désordre; on les analysa d'une manière sommaire, et plus ou moins exacte; puis on les remit pieusement à leur ancienne place, consacrant ainsi un état de choses déplorable, mais essentiellement provisoire dans la pensée de ceux qui l'avaient créé. Cette fois, les trésors contenus dans les armoires mystérieuses furent enfouis pour trois siècles. Grâce à l'inventaire Tambonneau, les titres historiques les plus importants se trouvaient tellement confondus avec les aveux et dénombrements, qui tenaient dans ce fouillis la place la plus large et la plus encombrante, qu'il était impossible de les consulter et même d'en soupçonner l'existence.

Il y a un peu plus de vingt ans, j'avais été chargé, aux

1. V. à ce sujet le Roi René, I, 460.

Archives nationales, de diriger la reliure des liasses ou des portefeuilles de l'ancienne Chambre des comptes, réunis à ce vaste dépôt, et dont la plupart tombaient en ruine; opération plus délicate qu'elle n'en a l'air, car une reliure, encore bien plus qu'un mauvais classement, peut faire perdre pour toujours la trace de documents précieux. Quoique peu expérimenté, je fus frappé, à première vue, de la richesse du fonds d'Anjou et de son lamentable état. Je voulus tenter d'y remédier; mais, des raisons administratives m'empêchant alors de donner suite à mon projet, je me contentai de faire suspendre, pour les différentes parties de ce domaine inconnu, le travail commencé, afin de les soumettre préalablement à un défrichement général, puis à un groupement méthodique, le jour où le pourrais.

Je venais enfin d'entreprendre cette lourde tâche, lorsqu'arriva l'année terrible. Vous rappelez-vous, mes chers compagnons de garde, aujourd'hui, hélas! trop clairsemés, ces longues nuits de siège, mortelles par leur glaciale température, plus mortelles encore par l'angoisse qu'elles jetaient au fond de nos cœurs? Nous passions la plus grande partie de ces tristes heures à veiller sur l'inappréciable patrimoine historique de la France, dont la préservation nous était confiée. Plus que jamais, au moment où l'existence de la patrie semblait menacée, il importait de maintenir intacts les fragiles, mais irrécusables monuments de son glorieux passé. Au milieu de nos préoccupations nocturnes, une seule distraction nous restait : le travail. Et je travaillais, au bruit des bombes, à classer sur fiches les vieux titres des ducs d'Anjou et des rois de Majorque!

C'est ainsi que, par un enchaînement bizarre de successions, de transbordements, d'incidents variés, une des mines les plus riches en matériaux pour l'histoire de la France et de l'Europe au moyen âge est demeurée jusqu'à nos jours inexploitée et qu'il m'a été réservé de la mettre en valeur,

ce que j'ai considéré comme un véritable devoir moral. J'en ai d'abord analysé le contenu dans un inventaire détaillé, divisé par seigneuries ou par régions, que l'administration des Archives n'a pas cru devoir, jusqu'à présent, livrer à la publicité. J'en ai tiré ensuite le tableau de la vie et de l'administration du roi René, en le complétant à l'aide de tous les documents que j'avais pu recueillir en province ou à l'étranger, et l'Académie des inscriptions et belles-lettres a bien voulu encourager ce premier résultat par la plus haute de ses récompenses. J'en extrais aujourd'hui un ouvrage plus nouveau peut-être par son sujet, et dont les éléments ont été renforcés de la même façon.

Le noyau principal de ces éléments, formé des archives personnelles des anciens souverains des Baléares, comtes de Roussillon, seigneurs de Montpellier, etc., est compris aujourd'hui dans trois énormes portefeuilles, faisant partie du fonds d'Anjou, et cotés P 1353, P 1354', P 13542. Le premier contient, en deux séries distinctes, les chartes relatives à Montpellier et au Roussillon: elles remontent à l'an 1103, et remonteraient jusqu'à l'an 1057 sans quelques pertes regrettables; elles s'arrêtent à 1376. Le second renferme les titres du royaume de Majorque proprement dit: testaments, partages, traités de mariage, pièces relatives au procès de Jacques II et aux revendications du duc d'Anjou, allant de 1262 à 1415. Enfin, dans le troisième portefeuille, consacré à l'Italie et à la Grèce, figurent quelques actes de la même provenance intéressant les principautés d'Achaïe, de Morée et de Roumanie, de 1376 à 1383.

Un très curieux et très important cahier du quatorzième siècle, qui dépendait également de ce fonds et qui avait sa place marquée dans le deuxième portefeuille, a été autrefois retiré, par une erreur manifeste, de sa place naturelle pour être classé dans la Section historique, mélange artificiel de

séries très précieuses et de documents d'un intérêt particulier. J'ai dû me contenter d'inscrire pour mémoire, sur l'inventaire des titres de la maison d'Anjou, ce transfuge heureusement retrouvé, qui a été relié à part, sous la cote KK 1413. On comprendra quel parti j'en ai pu tirer pour le présent ouvrage lorsqu'on saura qu'il renferme, avec l'exposé des faits et des arguments de droit invoqués par le duc Louis Ier à l'appui de ses prétentions, exposé rédigé sur son ordre par son conseiller Raymond Flamenc, docteur ès lois, demeurant à Avignon, un résumé de l'histoire du royaume de Majorque, et même de l'histoire des Baléares depuis leur origine, puis la transcription de trente-neuf chartes authentiques s'y rattachant et dont un certain nombre ne se trouvent pas ailleurs.

On pourrait encore, à la rigueur, faire rentrer dans le même fonds un énorme registre in-folio de 467 feuillets, contenant l'expédition originale du procès intenté à Jacques II de Majorque par le roi d'Aragon, qui fut écrite, en 1353, par Raymond Foix, secrétaire de ce dernier, pour être envoyée au roi de de France, afin de l'édifier sur la question. Cette expédition est tout autre chose que le procès publié par don Manuel de Bofarull dans la Coleccion de documentos ineditos del Archivo general de la corona de Aragon. Aux pièces reproduites dans celui-ci, et dont elle donne un texte meilleur, particulièrement soigné sous le rapport de la correction et de l'écriture, en raison même de sa destination, elle ajoute un supplément considérable, qui a pour nous une valeur de premier ordre : c'est, d'une part, une série de lettres missives émanées des rois de France ou à eux adressées dans le cours du quatorzième siècle, genre de documents qui, on le sait, n'abonde point à pareille époque; d'autre part, deux enquêtes on ne peut plus curieuses, la première sur une prétendue conspiration du roi de Majorque contre son cousin, la seconde sur la monnaie

« AnteriorContinuar »