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le premier ne suppose pas, celui de bien écrire en prose : il faut de plus une grande connaissance des hommes, qui ne s'acquiert point dans le silence de la retraite; une longue expérience que rien ne peut suppléer, et qui tient à un courant subtil des choses de la vie bien observées; un grand fonds d'idées, d'instruction, de raison, de philosophie; avantages qui se trouvent rarement réunis en un mot, il faut avoir le mérite de Tacite ou de Voltaire, qui, dans deux genres trèsdistincts, et en prenant chacun une route aussi diverse que le caractère de leur esprit et la nature des objets dont ils se sont occupés, ont laissé à la postérité les deux plus beaux modèles d'histoire qui existent dans aucune langue et chez aucun peuple, et les deux seuls entre lesquels il soit permis de balancer, et très-difficile de choisir.

Plusieurs anecdotes de la vie de Racine, ses épigrammes, et surtout la préface de la première édition de BRITANNICUS, où il tourne finement en ridicule, mais avec une ironie trèsamère, la plupart des pièces de Corneille, décèlent en lui cet esprit caustique et ce caractère irascible qu'Horace attribue à tous les poëtes, qu'il appelle si plaisamment une race colère. La religion, vers laquelle Racine tourna d'assez bonne heure toutes ses pensées, avait modéré son penchant pour la raille. rie; et, ce qui était peut-être plus difficile encore, parce que le sacrifice était plus grand et plus pénible pour l'amour-propre, elle avait éteint en lui la passion des vers et celle de la gloire, la plus forte de toutes dans les hommes que la nature a destinés à faire de grandes choses: mais elle n'avait pu affaiblir son talent pour la poésie. Douze années presque uniquement consacrées aux devoirs de la piété, dont le sentiment tranquille et doux était devenu un besoin pour lui et remplissait son âme tout entière, ne lui avaient rien fait perdre de ce génie heureux et facile qu'on remarque dans tous ses ouvrages: il suffit, pour s'en convaincre, de lire avec attention les deux dernières pièces qu'il fit, à la sollicitation de madame de Maintenon, pour les demoiselles de Saint-Cyr.

ESTHER fut représentée par les jeunes pensionnaires de cette maison, que l'auteur avait formées à la déclamation. Madame de Sévigné fait mention, dans une de ses lettres, des applaudissements que reçut cette tragédie, qu'elle appelle UN CHEFD'OEUVRE DE RACINE. « Ce poëte s'est surpassé, dit-elle; il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses; il est pour les cho

ses saintes comme il était pour les profanes tout est beau, tout est grand, tout est écrit avec dignité. »

On est d'abord un peu étonné de cette admiration exagérée que madame de Sévigné montre ici pour ESTHER, après avoir parlé si froidement, pour ne pas dire si dédaigneusement, d'Ax DROMAQUE, de BRITANNICUS, de BAJAZET, de PuÈDRE, etc., pièces très-supérieures à ESTHER. Mais lorsqu'on se rappelle que, fidèle à ce qu'elle appelait ses vieilles admirations, elle écrivait à sa fille que « Racine n'irait pas loin, et que le goût en passerait comme celui du café, » on ne voit plus, dans la critique comme dans l'éloge, que le même défaut de tact et de jugement.

Quoiqu'ESTHER offre de très-beaux détails, soutenus de ce style enchanteur qui rend la lecture de Racine si délicieuse, il faut avouer que les applications particulières et malignes que les courtisans firent de plusieurs vers de cette tragédie à certains événements du temps contribuèrent beaucoup au grand succès qu'elle eut à la cour: mais le public, qui jugeait la pièce en elle-même, et dans l'opinion duquel ces applications, bonnes ou mauvaises, ne pouvaient ajouter à l'ouvrage ni une beauté. ni un défaut, ne lui fut pas aussi favorable qu'on l'avait été à Versailles, et l'on convient généralement aujourd'hui que le public eut raison.

Deux ans après, Racine, flatté d'avoir réussi dans un genre dont il était l'inventeur, et qui peut-être avait senti renaître en lui le désir si naturel et si utile de la gloire, traita dans les mémes vues le sujet d'ATHALIE. Mais le long silence qu'il s'était imposé, et qui aurait dû lui faire pardonner sa réputation, n'avait pu encore désarmer l'envie : tous les ressorts les plus actifs, et dont l'effet est le plus sûr lorsqu'on veut nuire, furent mis en mouvement; et l'on parvint enfin à jeter dans l'esprit de madame de Maintenon des scrupules qui firent supprimer Jes spectacles de Saint-Cyr; et ATHALIE n'y fut point représen tée. Racine la fit imprimer en 1691; mais elle trouva peu de lecteurs. On se persuada qu'une pièce faite pour des enfants n'était bonne que pour eux; et les gens du monde, qui craignent l'ennui autant que la douleur, et qui, moins par défaut de lumières que d'application, n'ont guère en général d'autres sentiments que ceux qu'on leur inspire, suivirent le torrent, et continuèrent à dépriser ATHALIE sans l'avoir lue.

Racine, étonné que le public reçût avec cette indifférence un ouvrage qui aurait suffi pour l'immortaliser, s'imagina qu'il

avait inanqué son sujet; et il l'avouait sincèrement à Boileau, qui lui soutenait au contraire qu'ATHALIE était son chef-d'œuvre : « Je m'y connais, lui disait-il, et le public y reviendra. » La prédiction de Boileau s'est accomplie, mais si longtemps après la mort de Racine, que ce grand homme n'a pu ni jonir du succès de sa pièce, ni même le prévoir.

Cette nouvelle injustice du public, qui venait de commettre un second crime envers la poésie et le bon goût, détermina enfin Racine à ne plus s'occuper de vers, et à renoncer pour jamais au théâtre. Il était né très-sensible; et cette extrême mobilité d'âme, qui donnait à la fortune et aux événements tant de moyens divers de le tourmenter et de le rendre malheureux, devint en effet pour lui une source de peines. « Quoique les applaudissements que j'ai reçus, disait-il, m'aient beaucoup flatté, la moindre critique, quelque mauvaise qu'elle ait été, m'a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m'ont fait de plaisir. » Un homme du génie le plus fécond, le plus original et le plus universel qu'il y ait jamais eu, et qui a d'ailleurs beaucoup d'autres rapports avec Racine, aurait pu faire le même aveu.

La sensibilité de Racine se portait sur tous les objets; elle abrégea même ses jours. Il avait fait, dans les vues de madame de Maintenon, et pour répondre à la confiance qu'elle lui témoignait, un projet de finances dont l'objet était de proposer un plan de réforme et de législation qui pût soulager la misère du peuple. Louis XIV surprit ce projet entre les mains de madame de Maintenon, et blâma hautement le zèle inconsidéré de Racine. « Parce qu'il sait faire parfaitement des vers, dit le roi, croit-il tout savoir? et parce qu'il est grand poëte, veut-il être ministre? » Racine aurait mieux fait sans doute, pour sa gloire et pour son repos, de donner au public une bonne tragédie de plus, que de s'occuper à écrire des lieux communs plus ou moins éloquents sur des matières qu'il n'avait pas étudiées, et sur lesquelles, avec beaucoup de connaissances et une longue expérience, il est si facile et si ordinaire de se tromper. Mais la vanité lui fit un moment illusion: son amour-propre fut flatté que madame de Maintenon l'eût choisi pour porter la vérité, ou ce qu'il prenait pour elle, aux pieds du trône; et l'espoir si séduisant et si doux de devenir l'instrument du bonheur du peuple, après avoir été si longtemps celui de ses plaisirs, lui ferma les yeux sur les dangers de sa complaisance.

Cependant madame de Maintenon lui fit dire de ne pas paraître à la cour jusqu'à nouvel ordre. Dès ce moment Racine ne douta plus de sa disgrâce. Accablé de mélancolie, et portant partout le trait mortel dont il était atteint, il retourna quelque temps après à Versailles : mais tout était changé pour lui, ou du moins il le crut ainsi; et Louis XIV un jour ayant passé dans la galerie sans le regarder, Racine, qui n'était pas, dit Voltaire, aussi philosophe que bon poëte, en mourut de chagrin, après avoir traîné pendant un an une vie languissante et pénible.

On ne peut assez regretter que Racine, trop indifférent pour ses tragédies profanes, qu'il aurait même voulu pouvoir anéantir s'il en faut croire son fils, ait toujours négligé de donner une édition correcte de ses œuvres. Toutes celles qui ont paru de son vivant et depuis sa mort sont si fautives, et le texte en est si corrompu, que je ne connais aucun ouvrage qui ait plus souffert de l'incapacité des éditeurs et de la négligence des imprimeurs. L'édition publiée avec des commentaires est plus belle mais non plus exacte que les précédentes; et l'on doit surtout reprocher aux éditeurs de n'avoir porté dans l'examen et le choix des diverses leçons ni une critique assez éclairée, ni un goût assez sévère. A l'égard de leurs notes, il me semble qu'à l'exception des remarques de Louis Racine et de l'abbé d'Olivet, dont ils ont profité, mais qu'ils n'ont pas toujours entendues, elles n'offrent rien d'utile et d'instructif. Peutêtre aussi Voltaire était-il seul capable de faire un bon commentaire sur Racine, et d'apprécier avec justesse ses beautés et ses défauts; mais on ne trouve dans ses ouvrages que des réflexions générales sur cet auteur, et quelques observations particulières sur BÉRÉNICE, qui sont un modèle de goût, de précision, et qui montrent toutes un jugement sain, une étude profonde et réfléchie des principes de l'art, des vues neuves et fines sur la langue et sur la poétique, et partout l'admiration la plus sincère pour Racine. Voltaire le croyait le plus parfait de tous nos poëtes, et le seul qui soutienne constamment l'épreuve de la lecture. Il en parlait même avec tant d'enthousias. me, qu'un homme de lettres lui demandant pourquoi il ne faisait pas sur Racine le même travail qu'il avait fait sur Corneille : « Il est tout fait, lui répondit Voltaire; il n'y a qu'à écrire au bas de chaque page, BEAU, PATHÉTIQUE, HARMONIEUX,

SUBLIME.

1 Le 21 avril 1699.

PRÉFACE

DE LA THÉBAÏDE OU LES FRÈRES ENNEMIS.

Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d'indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent : j'étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j'avais faits alors tombèrent par hazard entre les mains de quelques personnes d'esprit; elles m'excitèrent à faire une tragédie, et me proposèrent le sujet de la THEBAÏDE.

Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d'ANTIGONE mais il faisait mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte. Le reste était en quelque sorte le commencement d'une autre tragédie, où l'on entrait dans des intérêts tout nouveaux; et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l'une sert de matière aux PHÉNICIENNES d'Euripide, et l'autre à l'ANTIGONE de Sophocle.

Je compris que cette duplicité d'action avait pu nuire à sa pièce, qui d'ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits. Je dressai à peu près mon plan sur les PHÉNICIENNES d'Euripide: car pour la THÉBAÏDE qui est dans Sénèque, je suis un peu de l'opinion d'Heinsius, et je tiens, comme lui, que non-seulement ce n'est point une tragédie de Sénèque, mais que c'est plutôt l'ouvrage d'un déclamateur qui ne savait ce que c'était que tragédie.

La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante; en effet, il n'y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin : mais aussi c'est la THÉBAÏDE, c'est-à-dire le sujet le plus tragique de l'antiquité.

L'amour, qui a d'ordinaire tant de part dans les tragédies, n'en a presque point ici : et je doute que je lui en donnasse davantage si c'était à recommencer; car il faudrait ou que l'un des deux frères fùt amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d'autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers? Ou bien il faut jeter l'amour sur un des seconds personnages, comme j'ai fait; et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides, et toutes les autres horreurs qui composent l'histoire d'OEdipe et de sa malheureuse famille.

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