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LES FRÈRES ENNEMIS,

TRAGÉDIE (1664).

ÉTÉOCLE, rol de Thèbes.

ACTEURS.

POLYNICE, frère d'Étéocle.

JOCASTE, mère de ces deux princes et d'Antigone.

ANTIGONE, sœur d'Étéocle et de Polynice.

CRÉON, oncle des princes et de la princesse.
HÉMON, fils de Creon, amant d'Antigone.
OLYMPE, confidente de Jocaste.

ATTALE, confident de Créon.

UN SOLDAT de l'armée de Polynice.
GARDES.

La scène est à Thèbes, dans une salle du palais royal.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

JOCASTE, OLYMPE.

JOCASTE.

Ils sont sortis, Olympe? Ah mortelles douleurs!

Qu'un moment de repos me va coûter de pleurs!
Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes,
Et le sommeil les ferme en de telles alarmes !
Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,
Et m'empêcher de voir le plus noir des forfaits!
Mais en sont-ils aux mains?

OLYMPE.

Du haut de la muraille

Je les ai vus déjà tous rangés en bataille;

J'ai vu déjà le fer briller de toutes parts;
Et pour vous avertir j'ai quitté les remparts.
J'ai vu, le fer en main, Étéocle lui-même;
Il marche des premiers, et d'une ardeur extrême
Il montre aux plus hardis à braver le danger.

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JOCASTE.

N'en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.
Que l'on coure avertir et hâter la princesse;
Je l'attends. Juste ciel, soutenez ma faiblesse!
Il faut courir, Olympe, après ces inhumains;
Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.
•Nous voici donc, hélas! à ce jour détestable
Dont la scule frayeur me rendait misérable!
Ni prières ni pleurs né m'ont de rien servi;
Et le courroux du sort voulait être assouvi.

O toi, Soleil, ô toi, qui rends le jour au monde,
Que ne l'as-tu laissé dans une nuit profonde!
A de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons?

Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons?
Mais ces monstres, hélas! ne t'épouvantent guères;
La race de Laïus les a rendus vulgaires;

Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,
Après ceux que le père et la mère ont commis.
Tu ne t'étonnes pas si mes fils sont perfides,
S'ils sont tous deux méchants, et s'ils sont parricides;
Tu sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux,
Et tu t'étonnerais s'ils étaient vertueux.

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Ma fille, avez-vous su l'excès de nos misères ?

ANTIGONE.

Oui, madame; on m'a dit la fureur de mes frères.

JOCASTE.

Allons, chère Antigone, et courons de ce pas

Arrêter, s'il se peut, leurs parricides bras.
Allons leur faire voir ce qu'ils ont de plus tendre;

Voyons si contre nous ils pourront se défendre,

Ou s'ils oseront bien, dans leur noire fureur,
Répandre notre sang pour attaquer le leur.

ANTIGONE.

Madame, c'en est fait, voici le roi lui-même.

SCÈNE III.

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, OLYMPE.

JOCASTE.

Olympe, soutiens-moi; ma douleur est extrême.

ÉTÉOCLE.

Madame, qu'avez-vous? et quel trouble...

JOCASTE.

Ah mon fils!

Quelles traces de sang vois-je sur vos habits?

Est-ce du sang d'un frère? ou n'est-ce point du vôtre?
ÉTÉOCLE.

Non, madame, ce n'est ni de l'un ni de l'autre.
Dans son camp jusqu'ici Polynice arrêté,
Pour combattre, à mes yeux ne s'est point présenté.
D'Argiens seulement une troupe hardie
M'a voulu de nos murs disputer la sortie :
J'ai fait mordre la poudre à ces audacieux ;
Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux.

JOCASTE.

Mais que prétendiez-vous? et quelle ardeur soudaine Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine? ÉTÉOCLE.

Madame, il était temps que j'en usasse ainsi,

Et je perdais ma gloire à demeurer ici.

Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre,
De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,
Me reprochant déjà qu'il m'avait couronné,
Et que j'occupais mal le rang qu'il m'a donné.
Il le faut satisfaire; et, quoi qu'il en arrive,
Thèbes dès aujourd'hui ne sera plus captive :
Je veux, en n'y laissant aucun de mes soldats,
Qu'elle soit seulement juge de nos combats.
J'ai des forces assez pour tenir la campagne;
Et si quelque bonheur nos armes accompagne,

L'insolent Polynice et ses fiers alliés

Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds.

JOCASTE.

Vous pourriez d'un tel sang, oh ciel! souiller vos armes?
La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes?
Si par un parricide il la fallait gagner,

Ah mon fils! à ce prix voudriez-vous régner?

Mais il ne tient qu'à vous, si l'honneur vous anime,
De nous donner la paix sans le secours d'un crime,
Et, de votre courroux triomphant aujourd'hui,
Contenter votre frère, et régner avec lui.

ÉTÉOCLE.

Appelez-vous régner partager ma couronne,
Et céder lâchement ce que mon droit me donne?

JOCASTE.

Vous le savez, mon fils, la justice et le sang
Lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut rang :
(Edipe, en achevant sa triste destinée,

Ordonna que chacun régnerait son année;

Et, n'ayant qu'un État à mettre sous vos lois,
Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois.
A ces conditions vous daignâtes souscrire.

Le sort vous appela le premier à l'empire,

Vous montâtes au trône; il n'en fut point jaloux :
Et vous ne voulez pas qu'il y monte après vous!
ÉTÉOCLE.

Non, madame; à l'empire il ne doit plus prétendre :
Thèbes à cet arrêt n'a point voulu se rendre;
Et, lorsque sur le trône il s'est voulu placer,
C'est elle, et non pas moi, qui l'en a su chasser.
Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,
Après avoir six mois senti sa violence?
Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain,

Qui vient d'armer contre elle et le fer et la faim?
Prendrait-elle pour roi l'esclave de Mycène,
Qui pour tous les Thébains n'a plus que de la hame,
Qui s'est au roi d'Argos indignement soumis,
Et que l'hymen attache à nos fiers ennemis?
Lorsque le roi d'Argos l'a choisi pour son gendre,
Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre.
L'amour eut peu de part à cet hymen honteux;

Et la seule fureur en alluma les feux.
Thèbes m'a couronné pour éviter ses chaînes;
Elle s'attend par moi de voir finir ses peines :
Il la faut accuser si je manque de foi;

Et je suis son captif, je ne suis pas son roi.

JOCASTE.

Dites, dites plutôt, cœur ingrat et farouche,
Qu'auprès du diadème il n'est rien qui vous touche.
Mais je me trompe encor; ce rang ne vous plaît pas,
Et le crime tout seul a pour vous des appas.
Eh bien! puisqu'à ce point vous en êtes avide,
Je vous offre à commettre un double parricide
Versez le sang d'un frère; et, si c'est peu du sien,
Je vous invite encore à répandre le mien.

Vous n'aurez plus alors d'ennemis à soumettre,
D'obstacle à surmonter, ni de crime à commettre;
Et, n'ayant plus au trône un fâcheux concurrent,
De tous les criminels vous serez le plus grand.

ÉTÉOCLE.

Eh bien, madame, eh bien, il faut vous satisfaire;
Il faut sortir du trône, et couronner mon frère;
Il faut, pour seconder votre injuste projet,
De son roi que j'étais, devenir son sujet :
Et, pour vous élever au comble de la joie,
Il faut à sa fureur que je me livre en proie;
Il faut par mon trépas...

JOCASTE.

Ah ciel! quelle rigueur! Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur! Je ne demande pas que vous quittiez l'empire; Régnez toujours, mon fils, c'est ce que je désire. Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié, Si pour moi votre cœur garde quelque amitié, Et si vous prenez soin de votre gloire même, Associez un frère à cet honneur suprême : Ce n'est qu'un vain éclat qu'il recevra de vous; Votre règne en sera plus puissant et plus doux, Les peuples, admirant cette vertu sublime, Voudront toujours pour prince un roi si magnanime; Et cet illustre effort, loin d'affaiblir vos droits, Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois.

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