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ressources du rhythme, l'enchaînement et la filiation des idées. Enfin, si l'on considère que sa perfection peut être opposée à la perfection de Virgile, et si l'on se souvient qu'il parlait une langue moins flexible, moins poétique et moins harmonieuse, on croira volontiers que Racine est celui de tous les hommes à qui la nature avait donné le plus grand talent pour les

vers.

Soyons donc justes, et rendons gloire à la vérité et au génie. Andromaque est le premier chef-d'œuvre qui ait paru sur la scène française. On avait vu de belles scènes; on vit enfin une belle tragédie. Eh! quel homme prodigieux que celui qui, à vingt-sept ans, a pu fixer une époque si glorieuse pour la France et pour lui!

Que le génie est brillant dans sa naissance! Quel éclat jettent ses premiers rayons! C'est l'astre du jour qui, partant des bornes de l'horizon, inonde d'un jet de lumière toute l'étendue des cieux. Quel œil n'en est pas ébloui, et ne s'abaisse pas comme accablé de la clarté qui l'assaillit! Quel homme, témoin de ce grand réveil de la nature, n'est pas saisi de respect et d'enthousiasme? Tel est le premier effet du génie. Mais cette impression si vive et si prompte s'affaiblit par degrés. L'homme, revenu de son premier étonnement, relève la vue, et ose fixer d'un regard attentif ce que d'abord il n'avait admiré qu'en se prosternant. Bientôt il s'accoutume et se familiarise avec l'objet de son respect. Il en vient jusqu'à y chercher des défauts, jusqu'à en supposer même. Il semble qu'il ait à se venger d'une surprise faite à son jugement, ou d'une injure faite à

son amour-propre, et le génie a tout le tems d'expier, par de longs outrages, ce moment de gloire et de triomphe que ne peut lui refuser l'humanité qu'il subjugue

en se montrant.

Ainsi fut traité l'auteur d'Andromaque. On l'opposa d'abord à Corneille, et c'était beaucoup si l'on songe à cette admiration si juste et si profonde qu'avait dû inspirer l'auteur du Cid, des Horaces et de Cinna, demeuré jusqu'alors sans rival, maître de la carrière, et entouré de ses trophées.

Sans doute même les ennemis de ce grand homme virent avec plaisir s'élever un jeune poëte qui allait partager la France et la renommée. Mais aussi combien une supériorité si décidée et si éclatante dut jeter d'effroi parmi tous les aspirans à la palme tragique! Combien un succès si rare à cet âge dut exciter de jalousie, et humilier tout ce qui prétendait à la gloire! A ce parti si nombreux des écrivains médiocres, qui, sans s'aimer d'ailleurs et sans être d'accord sur le reste; se réunissent toujours comme par instinct contre le talent qui les menace, se joignait cette espèce d'enthousiastes qui avaient déclaré qu'on n'égalerait pas Corneille, et qui étaient bien résolus à ne pas souffrir que Racine osât les démentir. Ajoutez à tous ces intérêts qui lui étaient contraires, cette disposition secrète qui, même au fond, n'est pas tout-à-fait injuste, et qui nous porte à proportionner la sévérité de notre jugement au mérite de l'homme qu'il faut juger. Voilà quels étaient les obstacles qui attendaient Racine après Andromaque; et quand Britannicus parut, l'envie était sous les armes.

L'envie, cette passion si odieuse qu'on ne la plaint pas, toute malheureuse qu'elle est, ne se déchaîne nulle part avec plus de fureur que dans la lice du théâtre. C'est là qu'elle rencontre le talent dans tous l'éclat de sa gloire, et c'est là surtout qu'elle aime à le combattre. C'est là qu'elle l'attaque avec d'autant plus d'avantage, qu'elle peut cacher la main qui porte les coups. Confondue dans une foule tumultueuse, elle est dispensée de rougir; elle a d'ailleurs si peu de chose à faire, l'illusion théâtrale est si frêle et si facile à troubler, les jugemens des hommes rassemblés sont dépendans de tant de circonstances, et tiennent quelquefois à des ressorts si faibles; l'impression exagérée d'un défaut se répand si aisément sur les beautés qui le suivent, que toutes les fois qu'il y a eu un parti contre un ouvrage de théâtre, le succès en a été troublé ou retardé. Les exemples ne me manqueraient pas sans doute; mais quand je n'aurais à citer que Britannicus, n'en serait-ce pas assez?

Un des caractères du vrai talent, et surtout du talent dramatique, est de passer d'un genre à un autre sans s'y trouver étranger, et d'être toujours le même sans se ressembler jamais. Britannicus offrait un ordre de beautés qui n'était pas dans Andromaque. Boileau, et ce petit nombre d'hommes de goût qui juge et se tait quand la multitude crie et se trompe, aperçurent un progrès dans ce nouvel ouvrage. En effet, dans Andromaque, quelque admirable qu'elle soit, il y avait encore quelques traces de jeunesse. Mais ici tout portait l'empreinte de la maturité, tout était mâle, tout était fini;

c'était une conception forte et profonde, une exécution sûre et sans aucune tache. Les ennemis de Racine, pour se consoler du succès d'Andromaque, avaient dit que l'auteur savait en effet traiter l'amour, mais que c'était là tout son talent; que d'ailleurs il ne saurait jamais dessiner des caractères fiers et vigoureux, tels que ceux de Corneille, ni traiter comme lui la politique des cours; car telle est la marche constante des préjugés: on se venge du talent qu'a signalé un écrivain, en lui refusant celui qu'il n'a pas encore essayé. Burrhus, Agrippine, Narcisse, et surtout Néron, étaient une terrible réponse à ces préventions injustes; mais cette réponse ne fut pas d'abord entendue. Britannicus, qui réunissait l'art de Tacite et celui de Virgile, était fait pour trop peu de spectateurs. Quel homme que Burrhus, qui ne prononce pas une seule sentence sur la vertu, mais qui lui prête un langage assez touchant pour en faire sentir tous les charmes, même à Néron! Et ce Néron! Quelle effrayante vérité dans la peinture de ce monstre naissant! Il n'y a pas un trait, pas un coup de pinceau qui ne soit d'un maître. C'est une des productions les plus frappantes du génie de Racine, et une de celles qui prouvent que ce grand homme pouvait tout faire.

Esprits éclairés, connaisseurs sensibles, pardonnez si je m'étends un peu trop peut-être sur ces beautés que vous connoissez aussi bien que moi. Je n'ai sans doute rien à vous apprendre; mais mon admiration m'entraîne, et vous l'excuserez sans peine, parce qu'elle est égale à la vôtre. Mais comment des beautés si vraies

furent-elles d'abord si peu senties! Indépendamment des inimitiés personnelles qui avaient pu nuire à l'auteur, ne pourrait-on pas trouver dans la nature même de l'ouvrage les raisons de ce succès tardif que le temps seul a pu établir? Cette recherche n'est point étrangère à la gloire de Racine, ni aux objets qui doivent nous occuper dans son éloge.

Il y a dans les ouvrages de l'esprit deux sortes de beautés. Les unes, tenant de plus près à la nature, et réveillant en nous ces premiers sentimens qu'elle nous a donnés, ont un effet aussi infaillible qu'universel, parce qu'il dépend, ou de cette pitié naturelle placée dans le cœur humain pour l'adoucir et le rendre meilleur, ou bien de ce sentiment de grandeur qui l'élève à ses propres yeux, et le soumet par l'admiration au pouvoir de la vertu. Telles sont les plus heureuses productions de l'art, celles qui, par la force du sujet, réussiraient même dans la main d'un homme médiocre ; et quand l'exécution en est digne, ce sont les chefsd'œuvre de l'esprit humain. Telle est cette première espèce de beautés dont tous les ouvrages de l'art ne sont pas également susceptibles. Les autres sont moins aimables, d'un effet mcins sûr et moins étendu, beaucoup plus dépendantes du mérite de l'exécution, des combinaisons de l'art, et de la sagacité des juges : tels sont les ouvrages dont l'objet est plus éloigné de la classe la plus nombreuse des spectateurs, dont le but est plus détourné et plus réfléchi, dont l'intérêt nous est moins cher et nous attache sans nous transporter; dont la morale, développant de grandes et utiles vérités et

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