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tre. Suivez sur la vaste mer, non point les pseudo-marins des clubs de certains ports, mais les hardis et gais matelots. Passez les frontières; rendez-vous compte, en pénétrant dans les innombrables institutions populaires utiles d'autres pays, de l'effrayant arriéré du nôtre, qui croit se rattraper par du verbiage vide ou des cris et marcher à la tête de tous.... Et vous sentirez alors profondément quelle infime minorité humaine représentent, même avec leurs similaires d'autres climats, ces terroristes qui font tant de bruit.

Il est vrai, avouent parfois ceux de leurs guides qui essaient de donner à des folies figure de doctrine et apparence de mysticisme; mais les premiers chrétiens aussi étaient minorité, et ils transformèrent le monde. Pourquoi ne ferions-nous pas comme eux ? C'est que les premiers chrétiens ne se réclamaient précisément pas de l'égoïsme comme principe, de la violence comme moyen. Ils ne menaçaient pas leurs contemporains de révolutions. sanglantes; c'étaient eux qu'on menaçait, qu'on frappait, qu'on dépouillait, qu'on tuait. Ils agissaient par l'exemple du désintéressement, du sacrifice, de la patience, de l'amour: on en faisait des martyrs, ils n'annonçaient l'expropriation et le massacre de personne. Ils priaient dans leurs catacombes, et ne promettaient pas d'explosif aux palais païens. Ils ne prêchaient pas au peuple la suspension universelle du travail, et comme idéal un maximum de jouissance pour un minimum d'effort...

A côté de ces prédicants avoués de la subversion, il arrive à chacun de nous de rencontrer des gens honnêtes et paisibles qui se disent socialistes. Qu'entendent-ils par là ? Frappés dans la marche du mécanisme social par des à-coups et des abus, ils croient possible une refonte absolue. Des sentiments les entraînent qui ont saisi tant d'âmes de

notre temps, une révolte contre certains égoïsmes, une pitié de certaines misères, un ardent désir de donner aux multitudes un sort plus doux. Comment ? En refaisant l'organisation totale du monde. D'abord ils ne croient pas que la violence soit au bout d'un tel songe. Peu à peu, quand ils l'entrevoient, ils s'efforcent d'en détourner.

Qu'est-ce pourtant qui prédomine dans les débats publics des socialismes subversifs, si ce n'est pas la violence et la haine? La haine dans le ton des discours, dans les querelles intestines, dans les moindres paroles; la violence dans les conclusions. La grève générale, la révolution générale, telle est la plus récente de ces conclusions: en d'autres termes, la famine et l'égorgement.

Il ne faut point au surplus prendre le public pour niais. La révolution qu'on décore de ces longs mots socialisation, collectivisation, si elle était réalisable autrement que sur le papier sans que tout capital humain s'évanouît, ne serait point autre chose que la spoliation de millions de familles dans notre pays, la destruction de toute propriété foncière ou mobilière depuis la parcelle défrichée avec amour par le paysan jusqu'à la coupure de rente achetée par le serviteur et au livret d'épargne de l'ouvrier, l'abolition du droit des parents à transmettre les fruits de leur travail à leurs enfants... Est-ce que des actes dont une violence aussi extrême est l'essence peuvent être exprimés avec modération?

Attendez que nous soyons les maîtres, objectent les socialistes (1) : c'est alors que la paix sera certaine, et pour toujours. Des causes de conflits, il n'en saurait plus surgir dans la fraternité des travailleurs. Les litiges, nous les aurons vite tranchés, sans peine, en frères... Il n'y paraît pas trop, à voir comment la fraternisation internationale a été

(1) M. Liebknecht récemment.

entendue naguère sur le dos des mineurs belges, à écouter les douceurs qu'échangent les chefs, à se rappeler les scènes sauvages d'Homestead. Dès là qu'il s'agit de briser un monde, qui résiste, le point terminus fatal, c'est, qu'on le veuille ou non, la méthode des anarchistes. Songez que c'est une civilisation entière à écraser. Car tout, dans ces doctrines, est au rebours des tendances que l'évolution a mises dans notre civilisation moderne: depuis les projets de détail comme le lotissement de la commune rurale au profit d'usufruitiers qui nous ramènerait au vieux mir russe, jusqu'au principe général de tout livrer à l'État en une époque où chacun supporte de plus en plus impatiemment les interventions de l'État.

Ah! si l'on nous dit qu'il y a des déviations à redresser, des égoïsmes à rappeler à la solidarité, d'immenses progrès nouveaux à accomplir, qu'il faut élargir la part du travail dans les fruits de la production et élever sans cesse le niveau de vie du plus grand nombre, nous applaudirons.

Au fond de la plupart des griefs du travail manuel, il y en a un essentiel et grave, quoiqué exploité sans bonne foi par les fauteurs d'antagonisme : c'est l'insuffisance de sa part dans les bénéfices de la production.

C'est un point délicat que nous touchons ici. Nous nous exposons à être accusé de partialité pour l'une des deux parties de ces malheureuses querelles. Nous ne songeons qu'à la justice et à la paix sociale. L'œuvre de l'industrie exige trois agents: le travail manuel, le capital, l'intelligence, à notre avis également indispensables. Si nous répondons aux négateurs insensés du capital en le démontrant nécessaire, aux exagérateurs de son rôle il est aussi facile de répondre que sans travail manuel la production est impossible. Et encore faut-il ajouter que le travail manuel s'acquitte de sa fonction avec de cruels risques pour la créa

ture, homme ou femme, qui le remplit. Reçoit-elle pourtant, cette créature, dans les profits de l'œuvre collective une part suffisante, adéquate ou approximative à son rôle et à ses risques? Ne peut-on concevoir le même doute pour l'intelligence? Le capital ne force-t-il pas sa part? Le temps n'est-il pas venu, au lieu de poursuivre par la chimère ou par le crime tels bouleversements du monde qui nous ramèneraient à la barbarie, d'étendre peu à peu la part légitime du travail manuel comme celle de l'intelligence dans les fruits de la production?

La question se pose plus frappante dans la grande industrie. Pourquoi ? Parce que là, et par exemple dans les exploitations de mines, ressort trop intense la disproportion entre la progression des dividendes, par suite des fractions de capital, et la hausse des salaires. Ainsi aux mines de Lens, dont il a été fort parlé naguère, les actions oscillent depuis quelques années entre 25 et 28,000 francs pour une mise initiale de 300. Tout le monde se rappelle les chiffres d'Anzin. Que veut-on que pense le mineur au fond de son puits, à portée sans cesse de la mort terrible, en comparant ces plus-values publiques à celle de sa paye?

A Carmaux comme partout les salaires avaient considérablement monté, en même temps que le coût de la vie matérielle, sauf tel détail exceptionnel, s'abaissait. N'y a-til pas pourtant entre cette majoration du prix de la main d'œuvre et celle du loyer du capital une différence criante ? Il a été distribué aux 23,200 actions des dividendes dont le plus haut a atteint 100 fr. en 1881 et 1882, dont les deux derniers étaient encore de 85 fr. pour 1890 et 1891. Par suite l'action de 500 fr. s'est élevée à des cours dont les maxima ont été de 2,496 fr. en 1882, et qui ne sont pas descendus au dessous de 1,400 fr. pendant les embarras de 1892. Ainsi les succès de l'entreprise apportent deux

profits au capital, la substance et le revenu. Est-il indispensable, économiquement fatal, que le porteur d'une part de 500 fr., subissant il est vrai la possibilité de perte pour son argent, mais ne courant point chance de blessure ou de mort pour sa personne, ait pu revendre cette part de 1,500 à 2,500 fr. (théoriquement nous n'avons pas à nous occuper des acheteurs), ou qu'il perçoive un revenu de 15 ou 20 %, tandis que le mineur attaché au travail le plus périlleux, et dont l'effort augmente sans cesse la production en tonnes, recevra de 12 à 1,500 fr. par an, c'est-à-dire à peine de quoi se nourrir, se loger, se vêtir ?

Voilà un point douloureux d'interrogation. Il appelle, il appellera toujours plus pressante une réponse. La participation aux bénéfices, telle que l'ont introduite de célèbres initiatives, réglée l'expérience, perfectionnée de savants travaux, en est une équitable. Un nombre croissant d'industriels l'applique et s'en loue. Ce n'est point le lieu d'y insister. Mais on peut se demander: qu'est-ce qui empêcherait une grande entreprise prospère comme Carmaux, qui a pu amortir 5 1/2 millions de constructions et installations nouvelles, dont la réserve statutaire est arrivée depuis longtemps à la limite, qui a d'amples réserves extraordinaires pour parer aux mécomptes, qui a triplé et quadruplé la valeur de ses actions, d'essayer quelque chose en ce sens ? Sur des bénéfices qui représentaient en 1888 fr. 1,642,684, en 1889 fr. 1,741,568, en 1890 fr. 2,755,952, en 1891 fr. 2,653,480, serait-il excessif d'attribuer à la main-d'œuvre un tantième de 10 %? Avec 265,000 fr. pour 1891, on eût ajouté au salaire près de 100 fr. pour chacun des 2,794 ouvriers (sauf répartition au prorata des salaires), et c'est énorme dans de si pauvres budgets; par contre, les propriétaires des 23,200 actions eûssent reçu 11 à 12 fr. de moins, mettons 70 fr., ce qui reste un beau dividende. Qu'ils

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