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comment sa mentalité, sa philosophie, sa méthode de travail, l'amenèrent à devenir le Vieux petit employé; odyssée que l'on peut se permettre de regarder en souriant aujourd'hui, parce que les haines administratives échouèrent et qu'il fut le plus fort.

La préfecture avait lancé contre lui Brissaud, et ce triste et odieux personnage qui avait monté avec un pédéraste le guet-apens Rouvier, l'agent Lombard. Elle le faisait filer par G...d, dit Pieds d'éléphant, et L...n, dit la Terreur des républicains, et A...z, dit le Mouchard du colonel Corbin, et le comte G. de L..., dit Tête-de-Fouine. Elle avait aussi lancé Triou-Desgranges, qui cumulait cette surveillance avec celle de feu l'inoffensif Lepère, alors ministre. Le tableau ne serait pas complet si l'on omettait de faire figurer, accoté à la porte de la maison de Guyot, vendant des pastilles du sérail, un agent, déguisé en Turc plus ou moins authentiquement circoncis, coiffé d'une superbe checchia, ancien repris de justice, naturellement.

C'est qu'en effet les révélations se succédaient, accablantes, terribles.

Quoi, ceci se passait au XIXe siècle? 90 ans apres la Révolution française? Quoi, de misérables gredins, affublés du titre de fonctionnaires, ne supprimaient pas seulement tout droit de liberté individuelle, mais rétablissaient la question, la torture ? Quoi! une institution dite d'ordre municipal, de défense gouvernementale, de lumière judiciaire, était un vrai repaire de stipendiés politiques au ser

vice de la veuve et du fils de Napoléon III, au service des princes d'Orléans? Quoi! une fois agréé là, un quidam, quel que fut son passé, bien mieux à cause d'un passé étoilé de condamnations plus ou moins infamantes, devenait un personnage écouté, inviolable, disposant de l'honneur, de la vie, de la fortune d'un citoyen, de la pudeur d'une femme?

Pas un fait allégué par le publiciste ne pouvait être révoqué en doute.

Les preuves abondaient. S'agissait-il de vengeances politiques c'était l'affaire de l'infortuné Villain, assassiné sur l'ordre d'un Ansart: Guyot exhuma le cadavre de ce malheureux, qui avait femme et enfants. C'était l'affaire Rouvier. D'ailleurs, on ne trouvait que corruptions, menées de complot, concussions indéniables, prises sur le fait, photographiées au grand soleil.

S'agissait-il des illégalités infamantes de la police des mœurs les preuves n'étaient pas moins criantes. Bien mieux, au cours même de la publication des véridiques Lettres, la Préfecture, comme par défi, continuait, multipliait les arrestations de femmes des vierges étaient hissées sur le lit de visite, des jeunes filles arrachées au bras de leur fiancé, des femmes mariées au bras du mari. Une plaisanterie grossière ou une intimidation était tout ce qu'obtenait, dans les commissariats, la plainte des victimes.

Cependant, telle est l'irrésitible puissance de la

publicité, que l'opinion, fortement secouée, demandait justice, ne transigeait plus.

Les Révélations de l'ex-agent des mœurs entraînaient du coup la chute de M. Lecour, l'immuable chef de la police des mœurs. La conscience de ce fonctionnaire était trop nette pour qu'il se hasardât à réclamer en faisant un procès personnel : il préféra, du fond d'une grasse retraite opportunément imposée, suivre les phases de la lutte et s'en faire désormais à l'abri le partial et colérique historien.

Les monstruosités dénoncées dans les Lettres du vieux petit employé vinrent mettre le comble à l'émotion publique.

Le préfet, M. Albert Gigot, était vraiment atterré. Légiste, avocat sérieux, était-il donc vrai qu'il fût le chef d'une telle bande ?

Dans son indignation un peu confuse, il manda Ansart, Lombard, Marseille, Brissaud, Jacob il fallait une explication publique devant des juges. Les sous-ordres durent s'exécuter, l'oreille basse. A défaut de l'inconnu, le Vieux petit employé, la Préfecture réclama des poursuites contre la Lanterne. M. Andrieux a beaucoup plaisanté son prédécesseur de son scrupule et de son procès : < Prendre un tribunal pour juge entre la Préfecture de police et un journaliste, c'était à coup sûr le fait d'un honnête homme qui avait confiance en son bon droit, d'un ancien avocat respectueux de la justice; mais ce n'était pas le fait d'un chef de la police, ayant le sentiment de son autorité. »

La prose de M. Andrieux n'a d'ordinaire point. besoin de commentaires.

Il est superflu d'ajouter que la Lanterne, dans la personne de son gérant, en l'absence de l'insaisissable délinquant, était condamnée. Le président Boulanger, à la requête du substitut Pottier, avait infligé une peine de trois mois de prison et de 1,000 francs d'amende, peine confirmée devant la cour, par le président Ducreux, sur le réquisitoire du procureur général Dauphin. Nous citons les noms à dessein, ils méritent d'être conservés dans cet historique (23 janvier 1879). Guyot a eu raison d'écrire à propos de ces jugements cassés par l'opinion publique : << Certains succès sont des piloris. Ceux qui les ont obtenus doivent y être attachés. Certaines condamnations sont des flétrissures pour les juges et des titres d'honneur pour ceux qu'elles ont frappés. Le nom du juge doit être cloué à son jugement. »

La victoire judiciaire de M. Gigot était en effet une vraie victoire de Pyrrhus. Les faits révélés par les témoins cités au procès étaient révoltants, criminels; aux plaintes des victimes étaient venus se joindre des renseignements donnés par les agents de la Préfecture même. Secrètement ces renseignements affluaient à Guyot. M. Andrieux a écrit depuis savoir pertinemment que trois commissaires de police, dont il pourrait citer les noms, adressaient des notes au Vieux petit employé. M. Andrieux a été lui-même et comme d'ordinaire insuffisamment renseigné ce n'était pas trois commissaires, mais

treize, qui, à notre connaissance, correspondaient avec l'auteur des Lettres.

A cette même date, la commission nommée par M. de Marcère pour faire une enquête sur les agissements de la Préfecture de police rencontrait de graves difficultés à faire la lumière. Elle était composée de MM. Schoelcher et Tolain, sénateurs; Tirard et Brisson, députés; Gigot, le préfet; Boucher-Cadart, directeur de la sûreté générale; Picot, directeur des affaires criminelles, et Liouville, viceprésident du Conseil municipal: le président du conseil, le D' Thulié, qui, un des premiers, avait réclamé enquête et réformes, avait été à dessein omis; il fut adjoint deux jours après. Plusieurs membres montraient d'ailleurs peu d'empressement: M. Henri Brisson, déjà trop prudent, oubliant qu'il avait, lui aussi, en 1869 et en 1817, réclamé la suppression de la Préfecture, ne parut jamais. D'autre part, la présence du directeur des affaires criminelles était gênante toutes les fois que M. Picot prenait place autour du tapis vert, il régnait subitement un grand froid (1). Le ministère comprit cet embarras très légitime, et M. Picot fut promptement nommé conseiller à la cour. Restaient quelques membres de bonne et sincère volonté : ils s'enquirent d'abord de l'affaire Rouvier. Quand la Préfecture vit que là - comme devant le tribunal - les agents cités pour

spéciale

(1) V. Campagne contre la Préfecture de police ment envisagée au point de vue du service des mœurs. (Asselin et Houzeau. 1880.) M. Lecour en fait l'aveu avec une naïveté qui ne désarme pas, p. 255.

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