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formé d'un plateau granitique qui s'élève au milieu des terrains d'alluvion du Bas-Poitou, l'aspect à la fois sévère et mélancolique de cette vaste solitude, d'un côté entourée de forêts, et de l'autre présentant de riches vallons arrosés par des ruisseaux et par des étangs, semblaient, en effet, désigner particulièrement les Châtelliers au choix de l'envoyé de Giraud de Salles. Giraud s'étant rendu lui-même aux Châtelliers, au mois de mai suivant, après avoir prêché en passant à Saint-Maixent, donna son approbation au projet de son disciple. Vers l'époque de la SaintJean, ce dernier fut envoyé une seconde fois aux Châtelliers avec deux compagnons, et, à la fin d'août, la nouvelle communauté, régulièrement constituée, avait à sa tête un prieur nommé Giraud, désigné par le fondateur pour achever et continuer son œuvre (2). Tels furent les humbles commencements d'un établissement qui devait devenir plus tard l'Abbaye royale de Notre-Dame des Châtelliers.

Les abus du régime féodal, dont l'esprit avait fini par pénétrer l'église elle-même, amenèrent, vers le onzième siècle, une réaction religieuse et sociale, que l'on doit regarder comme l'une des causes du nombre prodigieux de monastères qui ont été fondés à cette époque. A la vue de l'épiscopat tendant à dégé

(2) Post dies illos, Petrus de Vars, unus de discipulis Giraudi, venit in burgum S. Maxentii, diebus quadragesimalis jejunii, et quibusdam honestioribus caritate eum retinentibus, retulit quod venerabilis Guillelmus, episcopus, domno Giraudo, magistro suo, totam diocesim suam exposuit et obtulit ad currendum et edificandum religionis locum quo congruit, et ipse libenter annueret et adjutorium impenderet; cumque diversi diversa et illa edicerent Ir ca, demum quidam intulit Castellaria, ut pote pratis et silvis, aquis et fossatis, vastisque solitudinibus abundantia. Adductus ad locum discipulus venit et vidit, probavitque, quod audierat, rediensque ad magistrum, exposuit quod viderat. Excitus Giraudus his sermonibus, mense maio, devenit ad burgum, sermonem fecit ad populum; Castellaria videre exivit in crastinum, et in die primus in terrâ illâ primum meruit accipere donum, et sic reversus est unde fecerat exitum. Circa vero Baptista natalitia, Petrum de Vars, cum duobus aliis discipulis, ad locum excolendum destinavit, et circa festum Bartholomæi ad consolationem eorum domnum Giraudum, virum justum et pium, eis mittens, in priorem ordinavit. Facta sunt autem hæc omnia, anno domini millesimo centesimo decimo nono. (Vita B. Giraudi.)

nérer en fiefs, et du bas clergé plongé dans une ignorance et un avilissement qui n'étaient surpassés que par la misère du peuple, quelques hommes, animés d'une foi ardente, sentirent instinctivement le besoin d'une réforme dans la société et dans l'église. Plaçant leur idéal de perfection dans la pratique du plus pur ascétisme, ils pensèrent que, sans aborder les questions de principe, il serait possible d'opérer la réforme de la société par les conversions individuelles, qui furent innombrables, grâce à l'éloquence et au zèle des missionnaires, et la réforme de l'église par la création d'ordres nouveaux d'une observance plus étroite et plus exclusivement voués aux œuvres de pénitence. Le stoïcisme ne saurait être la religion que de quelques âmes d'élite, et la fragilité humaine condamnait sans doute cette tentative à n'avoir qu'un succès éphémère, mais on doit reconnaître qu'elle n'était pas sans grandeur.

En tête des promoteurs de ce grand mouvement de rénovation religieuse, dont un réveil général des esprits fut bientôt la conséquence, l'histoire a placé le nom de Robert d'Arbrissel, et à la suite celui de Giraud de Salles, auquel est due la fondation de plus de neuf abbayes dans toute l'Aquitaine, dont cinq dans le diocèse de Poitiers Bonnevaux, Saint-Benoît-du-Pin, les Alleuds, l'Absie en Gâtine et les Châtelliers. Me proposant de résumer dans cette Notice l'histoire de cette dernière abbaye, à l'aide des documents contenus dans le Cartulaire des Châtelliers, je crois ne pouvoir me dispenser de faire connaître rapidement la vie de Giraud de Salles qui, après avoir consacré à cette fondation les dernières années de sa vie, voulut terminer ses jours et être inhumé dans ces lieux où sa mémoire et son culte ont survécu à la ruine de l'institution monastique elle-même.

I.

On possède une vie du bienheureux Giraud de Salles, composée vers la fin du XIIIe siècle, par un écrivain anonyme, religieux des Châtelliers, et publiée en 1729, d'après un manuscrit de cette abbaye, par DD. Martène et Durand, dans l'Amplissima

collectio. Les continuateurs des Bollandistes l'ont insérée récemment dans la collection des Acta sanctorum, avec une notice préliminaire de M. J. Van Hecke. Une page a été consacrée à l'auteur anonyme de cette vie par M. Joseph-Victor Le Clerc, dans l'Histoire littéraire de la France. Toutefois, si D. Martène, et après lui M. Van Hecke (1), apprécient avec une certaine bienveillance l'œuvre du moine anonyme des Châtelliers, qu'ils ont tour à tour publiée, le jugement porté par l'éminent académicien est empreint, au contraire, d'une sévérité rigoureuse (2). « Fort peu exacte pour la chronologie, dit M. V. Le Clerc, sa compilation n'est qu'un faible exercice de rhétorique. Les actes de piété et d'humilité, les tentations, les miracles, ne sont pour lui qu'une occasion d'antithèses et de phrases rimées: Lucebat ut carbunculus, ardebat ut caminus, fulgebat ut sidus, redolebat ut nardus, etc. Il n'en cite pas moins la Logique d'Aristote (3). La dernière date que nous offre ce mauvais centon est de l'an 1277 (4), mais il peut n'avoir été rédigé que vers la fin du siècle (5). » D. Martene avait trop de goût et était lui-même trop bon latiniste pour ne pas remarquer ces défauts de style qu'on retrouve dans la plupart des écrivains du moyen âge, sans excepter les plus élo

(1) Vitam S. Giraldi, infra edindam, habemus satis prolixam et accurate scriptam, si tamen expungis novos aliquos chronologicos... (Acta sanctorum, octobris tomus X, 1861, p. 249, die vigesima tertiâ octobris. De B. Giraldo de Salis, confessore, Castellariis, in diocesi Pictaviensi, commentarius praevius, auctore J. V. H.)

(2) Histoire lilléraire de la France, tome XXI, XIIIe siècle. Notices supplémentaires, p. 589, 590.

(3) Amplissima collectio, tom. VI, col. 993.

(4) Ibid., col. 1008.

(5) M. V. Le Clerc blâme aussi les Bénédictins, éditeurs de la vie de saint Giraud, d'en avoir retranché le prologue qu'il suppose avoir existé en tête du texte original. Si ce retranchement était imputable aux Bénédictins, on devrait en effet le regretter d'autant plus qu'il reste aujourd'hui peu d'espoir de combler cette lacune. Je remarque toutefois que D. Fonteneau ne trouva pas davantage de préambule dans la copie, d'écriture déjà ancienne, qui fut mise sous ses yeux lorsqu'il visita les archives des Châtelliers, vers le milieu du siècle dernier. On en peut conclure, ce semble, que ce prologue n'existait pas davantage dans le manuscrit qui, une trentaine d'années auparavant, fut communiqué aux savants éditeurs de l'Amplissima collectio.

quents; mais, passant l'éponge sur ces vaines et ridicules enluminures, il reconnaît sans hésiter dans l'agiographe inconnu des Châtelliers quelques qualités réelles. Plusieurs passages de sa narration nous ont paru, en effet, offrir un véritable charme, et nous y avons trouvé des détails pleins de naïveté qui contrastent heureusement avec le ton emphatique que M. Victor Le Clerc remarque dans la première partie de cette légende. Pour nous, d'ailleurs, le talent littéraire de l'écrivain ne saurait être la question principale; cette légende est avant tout un document historique, et ce qui nous importe, c'est de recueillir, en les soumettant à une critique attentive, les faits qu'elle contient, et, s'il se peut, d'en faire ressortir l'intérêt.

« La vie du béat Giraud de Salles, originaire du Périgord, mort en odeur de sainteté le 14 avril 1120, dit M. V. Le Clerc, fut écrite longtemps après, mais sur d'anciennes relations, par un anonyme, qui paraît avoir été moine de l'abbaye cistucienne de Notre-Dame des Châtelliers, fille de Clairvaux, située entre Poitiers et Maillezais, et une de celles que fonda le béat Giraud. >> Un poème en vers hexamètres paraît, en effet, avoir été composé sur la vie de Giraud de Salles, et l'hagiographe des Châtelliers, qui s'en est évidemment inspiré, nous en a conservé ces deux mauvais vers :

Gyraudus, gente generosus, corpore, mente,
Petragoræ pago fulsit quia lucis imago.

De là les rimes nombreuses, les images et les comparaisons abondantes, critiquées par M. V. Le Clerc. Le compilateur de cette légende nous est d'ailleurs entièrement inconnu, mais il est facile de présumer que s'il était moine dans une des abbayes fondées par Giraud, il était étranger à la province qui a donné naissance à ce bienheureux. Son aversion pour les habitants du Périgord se manifeste, en effet, dès le début de son récit. Giraud, dit-il, naquit, il est vrai, au sein d'une race ne respirant que la guerre et pleine d'arrogance et de méchanceté, mais son cœur n'en fut pas plus altéré que les poissons de la mer ne le sont par le contact de l'eau salée. Cet hagiographe a soin aussi de remarquer que le père et la mère de son héros, Fouque et Aldearde,

appartenaient tous deux à une noble famille de chevaliers et qu'ils étaient riches et considérés dans le pays (1). Giraud de Salles, dont le nom a quelquefois été écrit Géraud ou Gérald de Salis, naquit au hameau de Salles, dans le diocèse de Périgueux, où se trouvent plusieurs villages de ce nom. On est fondé à croire qu'il s'agit ici de Salles, commune et canton de Cadouin, arrondissement de Bergerac (Dordogne), vu le peu de distance qui sépare ce lieu de l'ancien monastère de Saint-Avif-Sénieur, dont il est question plus loin. On pense que la date de sa naissance peut être fixée à l'année 1070. Giraud était l'aîné de deux frères, Grimoard et Fouque, qui, comme lui, sont devenus célèbres par leur sainteté (2). Après avoir puisé dans l'éducation maternelle les premiers principes de la vertu et de la piété, ces enfants furent envoyés aux écoles, pour y apprendre les arts libéraux, et bientôt ils se firent remarquer parmi leurs condisciples (3). Les disputes philosophiques et théologiques qui commençaient alors à retentir dans les écoles ne pouvaient avoir de prise sur l'esprit du jeune Giraud, qui, n'écoutant que les inspirations d'une piété ardente,

(1) INCIPIT vita B. Giraudi.

Giraudus igitur noster ortus est de Petragoricensi territorio, in vico cui vocabulum est Salis, et hæc fuit tanto viro terra natalis. Ibi natus et alitus est per multum temporis, in medio perversæ nationis, bellicosæ ac ferocis: ceterum, de natali cervicositate non plus traxit aliquid tale, quam pisces maris de materno sale. Fulco dicebatur ejus pater, Adeardis mater: ambo incliti et locupletati, generosi et famosi juxta nomen magnorum qui sunt in medio hujus maris magni et spatiosi; ambo milites ex conditione, christiani professione, religiosi devotione, de quibus nobis sermo grandis restat ad interpretandum.

Præclari igitur parentes præclaras tres soboles, quia præclara tria luminaria, præclare genuerunt, omnes futuros ad heremum, Giraudum vocantes primum, Grimoardum secundum, Fulconem novissimum. (Vita B. Giraudi.)

(3) Ingeniosus itaque puer Giraudus magnæ spei et laudabilis indolis, litterarum studiis traditus est a parentibus erudiendus in scholis; erat enim primogenitus in multis fratribus, et ante eos traditus est artibus liberalibus, quibus non multo post fratrem sequi ad scholas fuit maximæ curæ : unicuique secundum tempus et ordinem suæ genituræ. Domi, timere Deum et abstinere ab omni peccato docebat eos devotissima mater; in scholis, disciplinam et scientiam monebat eos sedulus magister, in quibus omnibus supra cunctos coetaneos suos enituerunt in brevi, non tantum eruditione linguæ magistræ quantum unctione Spiritus sancti. (Ibid.)

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