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LA TORTURE AU BAILLIAGE DU MACONNAIS

PAR M. HENRI GLORIA.

« In criminibus eruendis quæstio adhiberi solet, » a dit Ulpien au livre VIII, De officio proconsulis1. « Pour découvrir les crimes, on a coutume d'appliquer à la question. » Telle fut, en effet, depuis les temps historiques jusqu'au siècle dernier, la pratique dangereuse et cruelle universellement adoptée.

Imbus de cette idée que l'aveu de l'inculpé était le moyen le plus sûr et le plus facile pour arriver à la découverte de la vérité et à la punition du coupable, les hommes inventèrent de lents supplices, afin d'arracher par la douleur ce que la persuasion n'avait pu obtenir.

Les limites étroites de cette simple note ne nous permettent pas de remonter bien haut dans l'histoire. Il nous suffira de rappeler que les Romains, nos maîtres dans la science du droit, tout en paraissant excepter certains citoyens privilégiés par la naissance, les dignités ou les fonctions militaires, employaient la question et y soumettaient, dans de trop 1 Digeste, livre XLVIII, titre 17.

fréquentes circonstances, d'innombrables et innocents. esclaves. Tite-Live, Tacite, tous les historiens, tous les auteurs latins, fournissent d'abondants exemples de l'emploi de la torture, et les actes des martyrs ont rendu populaires les victoires saintes remportées par ces chrétiens d'un âge héroïque sur les tourments inouïs de leurs persécuteurs.

Quelques esprits élevés avaient conçu, cependant, des doutes sérieux sur l'efficacité de la question: « Quæstioni fidem non semper, nec tamen nunquam habendam, constitutionibus declaratur : etenim res est fragilis, et periculosa, et quæ veritatem fallat. Nam plerique patientia, sive duritia tormentorum ita tormenta contemnunt, ut exprimi eis veritas nulla modo possit: alii tanta sunt impatientia, ut quodvis mentiri, quam pati tormenta velint: et ita fit, ut etiam vario modo fateantur, ut non tantum se, verum etiam alios comminentur1 ».

Ces réflexions si sages n'étaient pas assez généralement comprises alors pour qu'on essayât d'abolir un usage invétéré. Aussi voyons-nous la torture survivre à la chute de l'empire romain et se perpétuer en France, où elle fut prescrite par les ordonnances successives de nos rois.

Nous passerons sous silence les textes antérieurs à l'ordonnance du mois d'août 1670. En réformant, en améliorant sur beaucoup de points l'instruction criminelle, Louis XIV crut, non sans hésitation cependant, devoir

1 « Les constitutions déclarent qu'il ne faut pas toujours ajouter foi à la question ni lui refuser toute confiance : c'est en effet une épreuve incertaine, dangereuse même, et qui peut induire en erreur, car la plupart des hommes résolus et endurcis par les tourments déjà éprouvés, arrivent à les mépriser tellement qu'on ne peut rien tirer d'eux pour l'établissement de la vérité; d'autres, au contraire, sont à ce point sensibles à la douleur qu'ils préfèrent avouer tout ce qu'on veut plutôt que de souffrir la torture, et il arrive que, par suite de variations dans leurs aveux, ils s'accusent eux-mêmes et aussi les autres. » (Digeste, liv. XLVIII, t. 18, 823.)

consacrer encore un titre tout entier à la réglementation de la question:

<< S'il y a preuve considérable contre l'accusé d'un crime qui mérite peine de mort, et qui soit constant, dit l'art. Ier du titre XIX, tous juges pourront ordonner qu'il sera appliqué à la question, au cas que la preuve ne soit suffi

sante. >>

Ainsi, dans ce siècle où la société s'était élevée à la plus brillante civilisation, un usage qui exposait l'innocence à tant d'affreux tourments et les juges à de si fatales erreurs était sanctionné de nouveau.

La question, d'après l'ordonnance de 1670, pouvait être employée dans deux circonstances différentes.

La première, lorsqu'il existait contre un accusé d'un crime digne d'une peine capitale des preuves sérieuses, mais insuffisantes pour opérer une certitude absolue et juridique, de nature à autoriser une condamnation à mort. La torture ordonnée dans ce cas se nommait question préparatoire.

La seconde circonstance était celle où les juges, convaincus de la culpabilité d'un accusé qui refusait de faire connaître ses complices, par un jugement de mort, ordonnaient que le condamné serait préalablement appliqué à la question pour avoir révélation des complices.

La manière d'infliger les tourments était différente dans presque tous les ressorts des parlements.

Dans celui de Paris, on se servait des brodequins ou de l'eau avec extension. Nous verrons plus loin la description de ces supplices.

Au parlement de Besançon, on donnait l'estrapade. Le patient était enlevé en l'air, au moyen d'une corde attachée à ses bras liés derrière le dos, et passée dans une poulie

scellée au plafond de la chambre; un gros poids était, en outre, suspendu aux pieds de l'accusé.

Il y avait encore la question du feu, usitée en Bretagne. L'accusé était enchaîné sur une chaise de fer, et on lui présentait les jambes nues au feu, en les approchant par degrés.

Mais il serait trop long de décrire tous ces supplices, et cette énumération serait aussi pénible à lire que difficile à faire. Bornons-nous à rechercher quel était le système adopté au bailliage du Mâconnais.

Jusqu'aux dernières années du XVIIe siècle, l'estrapade fut usitée dans notre province; c'est ce qui résulte, en effet, d'une délibération des officiers du siége de Mâcon, en date du 26 mai 1693.

Nous croyons devoir insérer ce document: il renferme d'intéressants détails.

« Du vingt-sixième may mil six cent quatre-vingt et treize, à Mâcon, en la chambre du conseil où estoient assemblés les officiers du bailliage et siége présidial, soubsignés '.

» Sur ce qui a esté remontré par le procureur du roy que la manière de donner la question qui ce pratique en ce siége est si rigoureuse qu'elle met un criminel en danger de perdre la vie ou du moins d'estre estropié des bras et des jambes, ainsy que des doigts des pieds et des mains, parce qu'on attache à un accusé, aux doigts des pieds et des mains liées derrière le dos, une pierre du poids de cent soixante et dix livres, avec des cordes passées dans un anneau de fer plombé et joint à la pierre, et on soulève avec des poulies et des cordes l'accusé, en sorte qu'il soit élevé de terre avec la pierre, ce qui luy disloque et desboite les os des parties

1 Archives du greffe du tribunal civil de Mâcon, B. 1697-41.

par lesquelles il est attaché, et, par une suite, cause de trèsgrands désordres sur d'autres parties de son corps. Pour mettre remède à ces inconvénients, il a été ordonné que le procureur du roy se pourvoira à la cour pour obtenir une manière de donner la question plus praticable et moins rude.

» DUMONT, VALLIer, Bernard, de LAMARTINE, BERNARD, TUPPINIER, CHANUET, BUCHET DE ROYER, DE LA BLETONNIÈRE, BOISSEAUD, greffier. >>

Nous ignorons si le Parlement de Paris' répondit à cette requête, mais, peu de temps après, cette compagnie agit par mesure générale, en prescrivant à tous les siéges de son ressort de n'employer que l'eau ou les brodequins.

Voyons comment se donnait la torture de l'eau, avec extension :

Dans une chambre spécialement destinée à la question, deux anneaux de fer étaient scellés dans le mur, à une distance de deux pieds quatre pouces l'un de l'autre, et à trois pieds, au moins, de hauteur du plancher.

Deux autres grands anneaux étaient pareillement scellés dans le plancher, à douze pieds du mur.

Le patient était attaché par les poignets à des cordes passées dans les anneaux scellés au mur, et par les pieds, aux cordages passés dans les anneaux fixés au plancher. On tirait toutes les cordes avec force, et lorsque le corps du criminel commençait à ne pouvoir plus s'étendre, on lui passait un petit tréteau de deux pieds de hauteur sous les reins, de manière à obtenir une extension plus parfaite.

Le questionnaire mettait alors une corne de bœuf creuse

1 Le bailliage de Mâcon a été, jusqu'en 1790, du ressort du Parlement de Paris.

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