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l'habitude. Celui qui donne sa foi, la main sur les saints Évangiles, ne sera cru de personne s'il ne livre en otage sa femme et ses enfants, surtout s'il ne remet ses forteresses. Ce dernier gage est toujours considéré comme le seul vraiment sûr. La méfiance est générale, et chacun voit un ennemi dans son voisin. Les grands ne se hasardent hors de leurs châteaux qu'entourés de nombreux hommes d'armes; les laboureurs vont aux champs la lance sur l'épaule (1), car tout homme, tout compatriote surtout, est justement suspect. Il faut craindre celui qu'on a offensé, plus encore peut-être celui qu'on a comblé de bienfaits. La prudence est la seule vertu qui se pratique. Les hommes du xive siècle vivent isolés comme les animaux de proie, et cette énergie, cette force de volonté que nous admirons trop aujourd'hui en eux, ils la doivent peutêtre à la conscience de leur propre méchanceté, leur démontrant sans cesse qu'ils ne peuvent et ne doivent compter que sur eux-mêmes.

(1) Cortès de Valladolid, art. I. Orden. contra los ladrones y malhechores.

II.

RÈGNE D'ALPHONSE, PÈRE DE DON PÈDRE. 1308-1350.

I.

Don Alphonse de Castille, onzième du nom, père de don Pèdre, fut un grand roi. Depuis la mort de saint Ferdinand, la Castille avait été en proie à une anarchie continuelle; des princes faibles, de longues minorités, avaient accru au plus haut degré l'audace des riches-hommes. Tandis qu'ils s'entrebattaient en se disputant le pouvoir, c'est-à-dire le privilége exclusif de mettre le pays au pillage, le peuple des villes et les paysans, exaspérés par l'excès de leurs maux, se soulevaient de toutes parts et exerçaient de sanglantes représailles contre leurs oppresseurs. Voici le tableau qu'un auteur contemporain nous a laissé de la situation où se trouvait la Casulle à l'avénement de don Alphonse :

<< Or, sachez qu'il y avait mainte cause et manière pourquoi les villes du roi et les autres villes du royaume reçussent grand dommage et fussent du tout détruites; car riches-hommes et gentilshommes vivaient de vols et pilleries qu'ils faisaient en la terre, et les tuteurs du roi y donnaient la main,

chacun pour les avoir à son aide. Que si quelqu'un de ces richeshommes ou gentilshommes renonçait à l'amitié d'un des tuteurs, tout aussitôt celui-ci, se sentant abandonné, lui détruisait villes et vassaux, disant qu'à bon droit lui donnait-il ce loyer du mal que le traître avait fait alors qu'il était à ses gages. Pensez que lorsqu'il était de ses privés, tout lui était permis et licite. Et encore, les gens des villes étaient bandés en factions ennemies, aussi bien dans les villes qui tenaient pour les tuteurs que dans les villes qui leur étaient contraires. Ès-villes obéissantes auxdits tuteurs, ceux qui plus pouvaient, opprimaient les autres, tant pour se ménager les moyens de se rendre indépendants que pour se défaire de leurs ennemis particuliers. Ès-villes qui ne voulaient reconnaître lesdits tuteurs, ceux qui avaient l'autorité, prenaient les rentes du roi, d'icelles entretenaient gens de guerre pour fouler le pauvre peuple et le taxer sans merci. D'où advint qu'en telles villes et pour les causes dessus dites se levèrent plusieurs gens de métiers, au cri de Commune! qui tuèrent ceux qui les foulaient et prirent et exillèrent leur avoir. Or, en aucune partie du royaume ne rendait-on la justice comme il est droit. Aussi les gens n'osaient sortir par les chemins sinon trop bien armés, voire en grosses compagnies pour se défendre contre les pillards. Aux lieux qui n'étaient pas bien enmurés ne demeurait personne, et dans les lieux fermés la plupart ne vivaient que de vols et pilleries, à quoi s'accordaient facilement plusieurs hommes des villes, tant gens de métiers que gentilshommes; et si grand était le mal partout le pays, que nul rencontrant des hommes morts par les chemins ne s'en ébahissait. Aussi peu s'étonnait-on des vols, larcins, dommages et maux de toute sorte qui se faisaient dans les villes et les cam

pagnes. Encore les tuteurs mettaient chaque jour taxes nouvelles et impôts trop pesants, par quoi vinrent les bonnes villes à être désertes, ensemble les villes des riches-hommes et des gentilshommes (1). »

Tel était le triste état de la Castille lorsque don Alphonse commença de gouverner par lui-même. Il se sentait du courage et de l'intelligence, il voulut être roi. D'abord, n'ayant pas de parti, il fut obligé de se jeter dans les bras d'une des factions qui déchiraient son royaume. Elle lui prêta des forces pour détruire les autres. Puis, lorsque les grands vassaux qui lui avaient fourni des armes pour faire respecter son autorité exigèrent des récompenses au-dessus de leurs services, il se trouvait assez fort déjà pour commander l'obéissance au lieu de l'acheter. Unissant à propos la rigueur à la clémence, il fit un exemple des plus factieux et se hâta de pardonner aux autres dès qu'il leur eut prouvé sa supériorité et les eut réquits à demander grace. Ses premiers succès ne l'aveuglèrent pas sur la gravité du mal qu'il prétendait extirper. Il comprit qu'il fallait donner un cours à l'humeur inquiète et perturbatrice de sa noblesse. Conspirateurs incorrigibles pendant la paix, ses riches-hommes étaient des soldats dociles pendant la guerre. Alphonse les poussa contre les Maures de Grenade, et tourna au profit de sa gloire et de l'agrandissement de son royaume des armes qui depuis long-temps ne s'étaient exercées que dans les discordes civiles. A l'ap

(1) Cronica de don Alphonso XI, p. 78. L'impossibilité de traduire littéralement dans notre français moderne le castillan du xive siècle m'a fait essayer d'employer la langue de Froissart dans ce passage et quelques autres citations. J'ai conservé l'orthographe moderne pour ne pas me rendre inintelligible à plaisir.

proche de la formidable tempête qui allait fondre sur eux, les Maures andalousiens appelèrent à leur secours leurs frères d'Afrique. Il y avait alors en Barbarie un prince puissant, Abdul-Hassan, qui, après avoir soumis tous les petits despotes musulmans ses voisins, songeait à porter ses armes au-delà du détroit. Il envoya une armée africaine dans l'Andalousie bien plus nombreuse que celle qui, cinq siècles auparavant, avait subjugué toute la Péninsule. Alphonse se montra le digne successeur de Pélage et de saint Ferdinand. Dans le péril général, le courage et l'audace obtiennent l'obéissance la plus absolue. Les communes de Castille, délivrées par leur roi de la guerre civile et des exactions des riches-hommes, lui donnèrent leurs soldats et lui fournirent généreusement toutes leurs ressources pour la terrible lutte qui allait de nouveau décider du sort de l'Espagne. A l'exemple de Charles Martel, Alphonse n'hésita pas à exiger du clergé des sacrifices qui, dans tout autre temps, auraient compromis la tranquillité du royaume. Mais sa cause était juste, il était aimé du peuple, vaillant, généreux; pas une voix ne s'éleva pour lui résister (1). De ses voisins, les rois de Portugal et d'Aragon, il n'obtint que de faibles secours, mais leurs bannières suivant la sienne semblèrent lui rendre hommage comme ses vassales et reconnaître la suprématie de la Castille. Le 29 octobre 1340, les deux armées se rencontrèrent non loin de Tarifa, sur les bords du Rio-Salado, et la victoire se déclara pour les chrétiens. Deux cent mille Africains, dit-on, restèrent sur le champ de bataille, et l'Espagne fut pour jamais délivrée de la crainte d'une invasion musulmane. Poursui

(1) V. Cortes de Valladolid, ord. de Prelados, art. 1, 2, 5.

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