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vant le cours de ses succès, Alphonse attaqua et prit, après un long siége, la forte place d'Algéziras. Il voulait enlever aux infidèles Gibraltar, leur première conquête, qui assurait leurs communications avec l'Afrique. Malheureusement, lorsqu'il se croyait déjà maître de ce dernier boulevard de la puissance arabe, une maladie épidémique, la fameuse peste noire, qui depuis plusieurs années ravageait l'Europe (1), se déclara dans son armée avec une violence extraordinaire. Le roi de Castille, qui partageait toutes les fatigues de ses soldats, fut atteint du fléau et y succomba au milieu de son camp, à la fleur de l'âge, le vendredi saint, 27 mars 1350. Sa mort plongea dans la désolation l'Espagne entière. Les musulmans euxmêmes firent éclater leur admiration pour leur redoutable ennemi; ils cessèrent toute hostilité contre l'armée, qui s'éloignait de leurs remparts emportant le cercueil de son roi, et la terreur du nom d'Alphonse sembla dicter la paix avantageuse aux chrétiens qui se conclut presque aussitôt après la levée du siége de Gibraltar (2).

II.

Pour apprécier les conséquences de cette mort, il est nécessaire de connaître quels étaient les principaux personnages appelés à jouer un rôle à l'occasion de ce grand événement. Alphonse ne laissait qu'un fils légitime, don Pèdre, alors âgé de quinze ans et quelques mois, dont la mère, doña Maria, était une infante de Portugal, fille du roi Alphonse IV, surnommé le

(1) Ayala, Cron. de don Pedro, p. 8.

(2) Ayala, p. 12 (Abreviada).

Brave. La politique seule avait formé cette union, qui ne fut pas heureuse. Peu de temps après le mariage du roi (1), doña Léonor de Guzman, jeune veuve issue d'une famille illustre de Séville, avait pris sur son esprit l'empire le plus absolu. Dès que la reine doña Maria eut donné un héritier à la Castille, en 1334, elle fut complétement négligée par son mari. Doña Léonor, au contraire, était la confidente de tous les projets d'Alphonse; elle habitait publiquement avec lui. C'était en sa présence que les officiers de justice et de chancellerie expédiaient toutes les affaires, c'était à elle qu'ils en rendaient compte en l'absence du roi. « Elle donnait sa main à baiser, dit un chroniqueur, comme si elle eût été dame propriétaire du royaume de Castille (2). » Par l'élévation de son esprit et la force de son caractère, la favorite ne se montra pas indigne de sa haute position; et le roi dut peut-être à ses sages conseils une partie de ses succès. Elle avait eu soin de l'entourer de ses parents et de ses alliés, et les principales charges de l'état étaient entre leurs mains. Pour elle-même, elle avait obtenu des domaines immenses, maint château fortifié, de nombreux vassaux. Depuis la mort de son frère, don Alonso Mendez, maître de Saint-Jacques, elle disposait du sceau de l'ordre et en administrait toutes les affaires (3). Perez Ponce,

(1) En 1329. Cron. de don Alf. XI, p. 166.

(2) E quando el rei ia fóra do reino os officiaes de justiza e da chancellaria ficavam com ella como senhora do stado de Castella et faziaô o que ella mandava... E como as mais das mulheres saô naturalmente vâas e ambiciosas, moormente as daquelle stado de vida errada, assi dava a mão à beijar como senhora proprietaria do reino de Castella.

Chronicas dos reis de Portugal, de Duarte Nunez do Liaô, t. II, p. 95. (3) Bulario de Santiago, 15 juillet 1350.-V. la note de M. Llaguno, Ayala, p. 22.

un de ses parents, était maître d'Alcántara. Elle avait ainsi deux petites armées toujours entre ses mains.

Léonor avait eu dix enfants du roi, neuf garçons et une fille; tous furent richement apanagés. Don Henri, l'aîné de cette nombreuse lignée de bâtards, né en 1332, fut élevé pour être le premier sujet du roi de Castille. Tout enfant, il avait une maison princière, le magnifique domaine de Trastamare (1) et portait le titre de comte, très rare encore à cette époque, et réservé presque exclusivement aux membres de la famille royale. Agé de dix ans à peine, le frère jumeau de don Henri, don Fadrique, avait été nommé Maître de Saint-Jacques. En arrachant cette élection aux chevaliers de l'ordre, don Alphonse avait voulu tout à la fois assurer à son fils une situation élevée dans le royaume et rattacher à sa couronne un ordre puissant, qui, dirigé par un chef ambitieux, aurait pu lui porter ombrage.

Don Henri et don Fadrique accompagnaient leur père dans son expédition contre Gibraltar et faisaient leurs premières armes sous ses yeux, tandis que l'infant don Pèdre, l'héritier légitime du trône, demeurait à Séville, loin du bruit des armes, témoin des humiliations dont sa mère était abreuvée, négligé lui-même par les courtisans, toujours empressés à régler leur conduite sur l'exemple du roi. On eût dit le fils d'un de ces despotes orientaux destiné à passer tristement sa jeunesse dans l'enceinte d'une prison dorée. Il voyait ses deux frères couverts de brillantes cuirasses, suivis de leurs bannières et de leurs hommes d'armes, prendre part aux travaux

(1) Ce nom est écrit diversement dans les manuscrits que j'ai eus sous les yeux. Dans les chartes conservées aux archives d'Aragon, on voit Trestamera, Trastamera, Trastamena. J'ai suivi l'orthographe usitée aujourd'hui.

et aux gloires de la guerre, tandis qu'il se consumait, oisif au milieu d'une cour déserte, à pleurer les outrages de sa mère et les siens. Les impressions de l'adolescence sont ineffaçables. Les premiers sentiments qu'éprouva don Pèdre furent la jalousie et la haine. Nourri par une femme faible et offensée, il ne reçut d'elle que des leçons de dissimulation et n'apprit à former que des projets de vengeance.

L'âge de don Alphonse, sa vigueur, son tempérament endurci aux fatigues, lui promettaient une longue vie. Sa mort, trompant tous les calculs, réveilla soudain toutes les ambitions. D'après les lois de la Castille, qui fixaient la majorité des rois à quinze ans, don Pèdre succédait immédiatement à son père; mais, encore incapable de gouverner par lui-même, il ne pouvait manquer de donner à ses conseillers l'autorité de véritables tuteurs. Dans quelles mains allait tomber le pouvoir? Quel serait l'heureux ministre destiné à régner sous le nom du jeune prince? Ces questions agitaient toute la noblesse, qui, long-temps contenue par la fermeté de don Alphonse, se préparait à secouer le joug, confiante maintenant dans la faiblesse de son successeur.

Don Alphonse était trop prudent pour ne pas retenir auprès de lui, surtout pendant ses expéditions militaires, les plus puissants, c'est-à-dire les plus dangereux de ses riches-hommes; aussi son camp devant Gibraltar réunissait-il tous les personnages qui, par l'étendue de leurs domaines et le nombre de leurs vassaux, tenaient le premier rang parmi la noblesse castillanne, tous ceux, en un mot, que l'opinion publique désignait pour prendre en main la direction des affaires. Les principaux étaient don Juan Alonso d'Alburquerque et don Juan Nuñez de Lara, seigneur de Biscaïe. Le premier, un de

ces riches-hommes sans patrie, parce qu'il avait des terres dans plusieurs royaumes, était né en Portugal et apparenté à la maison régnante. De bonne heure, il avait abandonné son pays et quitté le service de son suzerain naturel pour offrir son épée et ses conseils à don Alphonse, au moment où ce prince, déterminé à faire rentrer ses grands vassaux dans le devoir, commençait par s'attaquer au plus puissant de tous, à don Juan Nuñez de Lara. A cette époque, don Alphonse n'avait pas encore révélé son génie, et la fortune semblait flotter incertaine entre le roi de Castille et ses riches-hommes révoltés. Sans chercher si le choix d'Alburquerque avait été déterminé par un motif généreux ou par un pressentiment politique, don Alphonse n'oublia jamais le secours utile qu'il en avait reçu; il le combla de biens, le chargea de l'éducation de son héritier présomptif et l'admit au nombre de ses plus intimes conseillers. Devenu grand-chancelier et le principal ministre du roi de Castille, le Portugais, avec une rare prudence, s'était toujours abstenu de prendre parti ouvertement entre la reine et la favorite. Malgré ses ménagements, il était considéré par Léonor comme un adversaire dangereux; mais, en déclinant d'entrer avec elle dans une lutte que l'affection du roi eût rendue trop inégale, il avait su se faire respecter, et, sans se compromettre, il jouait le rôle d'un protecteur auprès de la reine délaissée, qui lui accordait toute sa confiance.

Don Juan Nuñez de Lara appartenait à la maison royale de Castille, comme fils de l'infant don Fernand de la Cerda, petit-fils de don Alphonse X (1). De sa femme, fille d'un infant

(1) Le fils aîné d'Alphonse X, Fernand de la Cerda, devait ce surnom à un signe naturel recouvert de soies qu'il avait entre les deux épaules. Il mourut du vivant de son père, laissant deux fils, don Alphonse et don Fernand, qui

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