Imágenes de páginas
PDF
EPUB

pagne (1), et fut toujours traité par ce prince, de même que par ses successeurs, avec une bienveillance particulière. Sous le règne de don Juan Ier, Pero de Ayala, alferez mayor, ou porte-bannière de l'ordre de l'Écharpe, fut encore une fois fait prisonnier à la bataille d'Aljubarrota. Depuis, il exerça les fonctions de grand-chancelier de Castille. Il mourut dans un âge très avancé, au commencement du XVe siècle.

Ayala a laissé de nombreux ouvrages; les plus importants, et, à ma connaissance, les seuls qui aient été imprimés, sont ses chroniques de Castille, comprenant les règnes de don Pèdre, don Henri II, don Juan Ier, et une partie du règne de don Henri III (2). Il traduisit quelques auteurs latins, notamment Tite-Live, qu'il essaya d'imiter, en écrivant l'histoire contemporaine, dans le castillan grossier de son époque. On possède encore de lui un traité de fauconnerie fort estimé, car il réunissait au savoir d'un clerc les connaissances mondaines dont se piquaient alors les grands seigneurs. Son expérience dans le noble art de la chasse ne contribua pas peu, dit-on, à lui concilier les bonnes grâces des quatre rois sous lesquels il vécut (3).

Cette faveur constante d'Ayala sous Henri II et ses successeurs est, à vrai dire, le seul motif qn'on allègue pour l'accuser de calomnie à l'égard de don Pèdre. En effet, personne n'a pu le convaincre d'avoir falsifié la vérité dans ses écrits sciemment et à maligne intention; au contraire, les auteurs

(1) Il était à Burgos auprès de don Henri en 1367. Ayala, p. 517. Abrev. (2) Il est cependant douteux qu'Ayala soit l'auteur de la Chronique de Henri III. Voir sur cette question Nicolas Antonio, Bibliotheca Hispana vetus, lib. X, cap. 1.

(3) Bibl. Hispana vetus. Lib. X, cap. 1.

mêmes qui l'ont combattu se sont servis de son ouvrage, et, pour n'en citer qu'un seul, le principal apologiste de don Pèdre, le comte de la Roca, l'a copié sans cesse, tout en l'accusant de mensonge. J'examinerai tout à l'heure l'absurde compilation qu'on a opposée à l'histoire d'Ayala, et pour le moment je ne m'occuperai que de répondre à l'accusation générale de partialité par laquelle on a prétendu mettre en suspicion notre chroniqueur.

Un reproche qui ne se fonde sur aucun fait précis est, par son vague même, difficile à réfuter. Sans doute Ayala, spectateur et acteur dans une grande révolution, proscrit par don Pèdre, traité par don Henri avec faveur, n'a pu toujours s'empêcher de laisser voir de quel côté étaient ses affections; mais a-t-il jamais tenté de déguiser les fautes ou les crimes du prince pour lequel il combattit? Les écrivains qui ont porté le jugement le plus sévère sur don Henri ont-ils eu besoin de chercher leurs arguments et leurs preuves ailleurs que dans la chronique même d'Ayala? Il écrivit l'histoire comme on l'ėcrivait au xive siècle; il raconta, sans prétendre juger les hommes. Au milieu de ses récits, il est bien rare que l'opinion personnelle de l'auteur se fasse jour, et s'il se laisse entraîner parfois à quelques courtes réflexions, j'en appelle à tout lecteur impartial, le sentiment qu'il exprime est toujours celui d'un honnête homme. Je ne disconviens pas qu'on ne puisse le reprendre de s'être rendu l'écho de rumeurs accréditées de son temps, et pour nous à bon droit suspectes, mais on remarquera que, dans de telles occasions, il n'affirme point, et qu'il cite ses autorités, si l'on peut donner ce nom à des bruits populaires. D'ailleurs, faut-il s'étonner que la vérité s'altère en pénétrant dans un camp ennemi? A mon sentiment, on doit

plutôt admirer qu'il ait pris tant de soins pour la découvrir, et que dans son ouvrage les passions de son époque et de son parti aient laissé si peu de traces.

C'est peut-être ici le lieu d'indiquer quelques variantes remarquables qui existent entre les différentes éditions, ou plutôt entre les manuscrits de la chronique d'Ayala. On en connaît deux copies principales, que je désignerai, d'après les auteurs espagnols, par les noms de Vulgaire et d'Abrégée. Malgré son titre, l'Abrégée paraît être la plus ancienne, et, suivant toute probabilité, elle nous offre la première rédaction d'Ayala. On y trouve plusieurs passages, supprimés dans la Vulgaire évidemment avec une intention politique. Que ces suppressions soient l'œuvre d'Ayala lui-même, ou, comme cela est plus vraisemblable, qu'il faille les attribuer à quelque copiste courtisan, elles ont leur importance en ce qu'elles montrent jusqu'où pourrait aller, au xive siècle, la liberté d'écrire, puisqu'un si petit nombre de changements, qui d'ailleurs n'altèrent pas d'une manière matérielle les faits principaux, ont satisfait la susceptibilité d'un usurpateur. Que si Ayala luimême a retouché sa première rédaction par esprit de flatterie, on conviendra que le métier de courtisan était beaucoup plus facile au moyen-âge qu'il n'est devenu depuis.

Les reproches adressés au chroniqueur s'expliqueront, je pense, si l'on remarque qu'ils portent moins sur de prétendues inexactitudes dans ses narrations, que sur l'opinion qu'il donne du caractère de don Pèdre au lecteur moderne. Ainsi un livre, écrit avec bonne foi, pourrait avoir produit un effet imprévu pour l'auteur lui-même. Une longue série de meurtres impitoyablement additionnés, voilà ce que bien des gens trouveront dans la Chronique de don Pèdre, et c'est plus qu'il n'en

faut pour que, jugeant ce prince avec les idées de notre temps, on le range parmi les plus cruels tyrans qui aient affligé l'humanité. Dans les légendes populaires, encore si vivantes en Andalousie, dans les poètes, ces éloquents orateurs du peuple, d'où vient que les mêmes meurtres, les mêmes crimes, soient racontés, et que cependant don Pèdre y paraisse sous un tout autre jour, jusqu'au point d'inspirer un intérêt véritable? D'accord sur les événements, la légende et la chronique laissent néanmoins l'impression la plus différente. La cause de cette variété existe, ce me semble, dans le caractère particulier de ces deux genres de compositions. L'historien du moyenâge, assez insouciant du bien comme du mal, souvent sec dans sa concision, toujours froidement exact, a raconté, pour les hommes de son temps, des actions qui sont appréciées par un autre âge. Au contraire, la légende populaire, partiale et passionnée, juge d'abord, et raconte ensuite pour justifier ses jugements. Elle entraîne par son merveilleux, elle séduit par ses couleurs romanesques. Le peuple de Castille, avec un singulier instinct de ses intérêts, apprécia les efforts de don Pèdre pour combattre l'anarchie féodale. Il lui sut gré d'avoir voulu substituer l'ordre d'un despotisme éclairé à la tyrannie turbulente et sans système des riches-hommes. Ayala, qui appartenait à la caste dominatrice, ne vit dans don Pèdre que le destructeur des priviléges de la noblesse; le peuple le prit un instant pour son libérateur.

En résumé, le témoignage d'Ayala doit être accepté par l'histoire; mais le témoignage le plus sincère a besoin d'être pesé par elle avec une certaine réserve. Il nous a fait connaître fidèlement les actions de don Pèdre; il nous reste à les expliquer. Aujourd'hui nous avons à tenir compte des mœurs

de son temps et des difficultés qu'il rencontra. Nous devons apprécier ses intentions et les projets de ses adversaires. Tel est l'examen auquel il faut se livrer avant de porter un jugement; tel est le but du travail que j'ai entrepris.

L'autorité d'Ayala paraît avoir été attaquée publiquement pour la première fois, en Espagne, sous le règne des Rois Catholiques. Déjà la civilisation avait fait un grand pas. Le principe qui avait succombé avec don Pèdre triomphait avec Isabelle et Ferdinand. Cette indépendance des seigneurs féodaux, chérie par un chroniqueur-chevalier du xiv° siècle, commençait à être vue sous un tout autre jour par des rois qui venaient de détruire l'anarchie féodale. A la cour de Tolède, on ne disait plus don Pèdre-le-Cruel, mais don Pèdre-le-Justicier. C'est alors que Pierre de Gratia Dei, héraut d'armes des Rois Catholiques, composa une vie de don Pèdre, ou plutôt une réfutation d'Ayala. Il suffit de jeter les yeux sur cette compilation indigeste (1) pour voir combien son auteur méritait le reproche d'ignorance que lui adresse le savant Argote de Molina. Autant qu'on en peut juger aujourd'hui, Gratia Dei avait un double but en composant son œuvre : d'abord de complaire à ses maîtres en justifiant don Pèdre, puis de flatter l'orgueil de quelques grandes maisons, en rattachant leur généalogie à celle d'un roi de Castille. En effet, la plus grande partie de son livre est consacrée à suivre, il ne dit pas d'après quelles autorités, la descendance de don Pèdre. Quant aux événements qu'il raconte très brièvement, il a pris pour guide une obscure chronique du xve siècle, que le marquis de Mondejar

(1) Imprimée pour la première fois en 1790 dans le Semanario erudito de Valladares, t. 27 et 28.

« AnteriorContinuar »