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pouvaient abriter jusqu'à 700 moines, le monastère de Clairvaux ne pouvait suffire aux arrivées toujours croissantes de nouveaux postulants. La popularité de son illustre abbé devint telle, que, de tous côtés, on demandait des ouvriers évangéliques formés à son école. Déjà plusieurs villes du territoire actuel de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, possédaient des colonies issues de Clairvaux. Pour en fonder de nouvelles et les unir entre elles par les liens de la fraternité chrétienne, saint Bernard parcourut ces différentes contrées dès l'année 1122. « Montrez-vous mères en caressant et pères en corrigeant, » disait-il aux abbés de ces monastères.

Profitant d'un voyage que les intérêts de son Ordre lui prescrivaient, il se rendit à Grenoble vers la fin de l'année 1123; il y fut magnifiquement reçu par saint Hugues, évêque du diocèse, et de là, franchissant les montagnes, il alla visiter à la Grande-Chartreuse les disciples de saint Bruno, auxquels il portait un attachement particulier 1.

Il est permis de croire que, pour rejoindre sa cellule, il traversa la Savoie, contrée intermédiaire entre la Bourgogne et le Dauphiné, et que peut-être il visita les religieux de Cessens. Ainsi serait corroborée cette assertion de l'ancienne chronique, que, vers cette époque, soit pendant l'année 1125, sur les instances de saint Bernard, traversant cette contrée, les moines du premier couvent d'Hautecombe se seraient transférés sur l'autre rive du lac du Bourget.

Cette active sollicitude avait fait de saint Bernard le centre et l'âme de l'Ordre de Citeaux, bien qu'il ne fût que simple abbé de Clairvaux. Malgré son amour et son

1 RATISBONNE, opere citato.

désir de la retraite, il fut mêlé à tous les grands événements contemporains et il fut l'oracle de son siècle. « On avait une si haute idée de sa science et de sa piété, dit un de ses biographes, que les princes le faisaient juge de leurs différends. Les évêques recevaient ses décisions avec respect et lui envoyaient les plus importantes affaires de leurs diocèses. Les papes s'empressaient de le consulter, regardant ses avis comme des lois. Les peuples partageaient ces sentiments de confiance en ses lumières et de vénération pour sa personne. Enfin, on peut dire que, du fond de sa solitude, il gouvernait toutes les églises de l'Occident. >>

Cependant, sa mission politique et religieuse ne s'accomplissait point sans qu'il fut souvent tiré de sa retraite. Appelé par Dieu à diriger son Église pendant les luttes douloureuses qu'elle eut à soutenir au XIe siècle contre la puissance civile et contre sa propre anarchie, manifestée surtout par le schisme, Bernard préside des conciles, se rend auprès des deux grands souverains du moyen-âge, le pape et l'empereur, et parvient à les réconcilier; il vole de France en Italie, d'Italie en Allemagne, partout, en un mot, où la cause de l'Église le réclame. Après avoir été l'oracle du concile de Pise, après avoir rallié Milan et les autres villes de la Lombardie à Innocent II, il regagne, au printemps de 1135, sa chère cellule abandonnée depuis plusieurs années.

Son voyage à travers le nord de l'Italie, la Suisse et la France ressemblait à une pompe royale. En Suisse, les pâtres descendaient de leurs montagnes pour se joindre à son cortége; et les bergers des Alpes, quittant leurs troupeaux, venaient se jeter humblement à ses pieds, ou poussaient des cris aigus du sommet des rochers, pour lui

demander sa bénédiction. Il arriva enfin à Besançon, d'où il fut conduit jusqu'à Langres; et là, non loin de la ville, il trouva ses religieux qui l'attendaient, impatients de revoir leur père. << Tous, dit un chroniqueur, se mirent à genoux et l'embrassèrent, chacun lui parlant à son tour, et, pleins d'allégresse, ils le ramenèrent à Clairvaux'.

Ce récit de son retour en France, extrait des Annales de Citeaux, indique qu'il dut passer par le Valais et, dès lors, dans les environs de l'abbaye d'Aulps. Rien ne prouve qu'il s'y rendit. Mais ce qui permet de hasarder cette supposition, c'est que l'abbaye d'Aulps, comptant alors bientôt un demi-siècle d'existence, était déjà importante; c'est qu'elle était sortie de Molesme comme celle de Cîteaux, dont plus tard était issu à son tour Clairvaux; c'est qu'enfin, cette même année, saint Guérin réforma le genre de vie de ses religieux, et que, l'année suivante, son monastère fut agrégé à l'ordre de Citeaux et affilié spécialement à Clairvaux2.

Visita-t-il << ses pauvres frères d'Hautecombe ? » Nous l'ignorons; mais nous pouvons affirmer qu'ils entrèrent définitivement dans la grande famille cistercienne, quelques mois après son nouveau passage dans les Alpes. Au milieu de la divergence des rares documents qui peuvent

MANRIQUE, Annales cisterc.

• Manrique rapporte à cette date de 1136 l'agrégation de l'abbaye d'Aulps à Citeaux; c'est aussi l'opinion des annotateurs des Euvres de saint Bernard, édition Palmé, 1866. — Voir Lettres de saint Bernard, 142 et 254. - La date de 1121, adoptée par Ménabréa, est

inexacte.

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On lit, à ce sujet, dans la Chronologia Bernardina, qui précède les Œuvres de saint Bernard dans la Pathologie de l'abbé Migne, vol. 182, sous la date de 1136: Denique adoptatur monasterium Alpense, tradente Guarino abbate.'

éclairer l'histoire du monastère à cette époque, nous croyons devoir admettre, avec l'auteur de l'ancien récit de sa fondation', que, vers 4425, sur les conseils de saint Bernard, les religieux de Cessens descendirent à Charaïa et adoptèrent les principes de l'institut de Cîteaux; mais, avant d'y être régulièrement agrégés, ils vécurent encore quelques années, peu nombreux, ayant à lutter contre l'apreté du sol et du climat. Touché de leurs bonnes dispositions, saint Bernard aurait facilité leur entrée dans son ordre en faisant compléter le nombre de treize religieux qu'ils n'avaient pu réunir, et qui était nécessaire pour former une abbaye cistercienne.

En effet, pendant qu'il ramenait Guillaume X d'Aquitaine à l'Église catholique, Godefroy, prieur de Clairvaux, qu'il appelait un autre lui-même, détacha de ce monastère une colonie de moines qui, réunis à ceux se trouvant déjà à Charaïa, réalisèrent le nombre prescrit par les Règles générales de Citeaux. Le couvent d'Hautecombe, constitué dès lors en abbaye régulière, fut incorporé définitivement à l'ordre de Citeaux comme une filiation de l'abbaye de Clairvaux. L'arrivée des religieux de cette maison paraît avoir eu lieu le 14 juin et l'installation définitive et régulière du nouveau monastère le 16 août 2, mais, dans tous les cas, pendant l'année 1435.

Vivian ou Bivian, ami particulier de saint Bernard, et qui favorisa sans doute la réalisation de ses désirs, fut le premier abbé de cette communauté cistercienne. C'était un homme d'un âge mûr et d'une vertu éprouvée. La bar

1 Voir plus haut, p. 12.

MANRIQUE, Annales cistercienses, I, 301, 4. HENRIQUEZ, Menologium cisterciense. Chronologia Bernardina.

barie des habitants voisins, entravant la prospérité de son abbaye, le poussa à se rendre à Rome, probablement pour obtenir quelque faveur particulière destinée à la protéger contre leur brutalité. L'abbé de Clairvaux le recommanda à Haimeric, chancelier du Saint-Siége, par une lettre écrite vers 1436, où on lit:

«Je désire et je demande que, par amour pour Dieu et pour nous, le porteur de cette lettre, le vénérable Vivian, abbé d'Hautecombe, auquel je suis, à cause de sa piété, uni par une étroite amitié, ressente les effets de la vôtre dans son affaire 1.

Peu après leur agrégation à son institut, saint Bernard donna aux moines d'Hautecombe une nouvelle preuve de sa sollicitude, qui a passé à la postérité. Écrivant à Arducius, récemment promu à l'évêché de Genève, après avoir déploré le peu de mérite de sa vie antérieure et l'avoir exhorté à honorer au moins à l'avenir sa nouvelle dignité, il lui recommande ses pauvres frères des Alpes, qui sont auprès de lui, les religieux de Bonmont et d'Hautecombe. << Nous ferons en eux, ajoute-t-il, l'épreuve de l'intérêt que vous nous portez 2. »

Sur la foi de l'ancien récit de la fondation d'Hautecombe et sur les assertions de Guichenon, induit en erreur peutêtre par ce même document, la plupart des écrits publiés sur cette abbaye fixent à l'année 1125 la translation de la communauté de Cessens sur les rives du lac, son agrégation à l'ordre de Cîteaux et encore la donation de l'emplacement du nouveau monastère, faite par Amédée III, comte de Savoie, au bienheureux Amédée d'Hauterive, qui passe pour premier abbé d'Hautecombe.

1 Lettre 54e.

Lettre 28, écrite en 1135.

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