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CHAPITRE DEUXIÈME

ORGANISATION POLITIQUE DE L'ARMÉNIE SOUS LES ROUPÉNIENS

S. I.

Coup-d'œil sur l'organisation politique de l'ancienne Arménie.

Il est bien difficile, dans l'état actuel de nos connaissances, de dire rien de bien positif sur l'état des premiers émigrants, qui, sous la conduite de Haïg, vinrent s'établir dans les régions au centre desquelles se dresse l'Ararat. Tout ce que l'on sait de plus certain à cet égard, c'est que ces colons partis de Babylone, appartenaient à la race que les modernes ont désignée sous le nom d'indo-germanique, et qu'ils s'installèrent dans une contrée primitivement occupée par des populations sémitiques, qu'ils soumirent à leurs lois. Les traditions qui nous sont parvenues des temps, où régna la première dynastie, ne sont que des légendes imaginées après coup, où l'on ne rencontre rien d'authentique et de réel. Toutefois, on découvre dans l'ensemble de ces traditions un point capital, nous voulons parler de la vassalité de l'Arménie, qui dans la première période de son existence, nous apparaît soumise d'abord à l'Empire d'Assyrie et ensuite à celui de la Perse. Ce fut pour la première fois peut-être, à l'époque de Barouïr3, l'un des satrapes de Sardanapale, que l'Arménie conquit son indépendance, et que l'allié d'Arbace, fondateur de la dynastie médique, ceignit son front de la tiare des rois. Mais cette indépendance ne fut pas de longue durée; car déjà sous les premiers Achæménides, nous voyons l'Arménie soumise aux souverains de la Perse. Si les découvertes de la science moderne permettent de tirer quelques lumières de la lecture des textes cunéïformes, nous trouvons qu'après la chute du deuxième Empire d'Assyrie, l'Arménie fut soumise par Sargon, usurpateur du trône de Salmanassar IV, qui conquit le pays de Van (Vannaï), fit la guerre à l'Arménie (Vararat) et établit sa domination sur la ville de Vusasir (Carsissa), qui appartenait à l'armé

1 Moïse de Khorên, Histoire d'Arménie, liv. I, ch. 10.

2 Renan, Hist. des langues sémitiques, liv. I, ch. II, §. 4.

3 Moïse de Khorên, liv. I, ch. 31.

nien Ursakh. Tel est du moins, en résumé, le récit que Sargon fait lui-même de ses exploits, gravés sur les inscriptions des taureaux anthropocéphales de Khorsabad'. À une époque moins reculée, sous Darius, fils d'Hystaspe, l'Arménie, si l'on en eroit les interprètes des textes trilingues de Bisitoun, était une satrapie du royaume des Achæménides, et le satrape Dadarsès l'Arménien fut chargé par le grand roi de faire rentrer ce pays dans l'obéissance.

Tout ceci semble bien indiquer que l'Arménie, sous les satrapes de la race de Haig, fut presque constamment soumise à la domination de maitres étrangers, et qu'à ces époques reculées elle faisait partie de ce vaste systéme monarchique, dont les chefs suprêmes, décorés du titre de roi des rois, furent tour à tour les souverains de Ninive, de Babylone, de Médie et des Perses. Ce vaste système, qui se perpétua sous le gouvernement des Arsacides et des Sassanides jusqu'à la conquête arabe, représentait une vassalité solidement constituée, partant du dernier degré de l'échelle sociale pour s'élever successivement jusqu'au roi des rois. Moïse de Khorên a retracé le tableau fidèle de l'organisation de sa patrie sous le règne du premier des Arsacides, qui dominèrent sur l'Arménie3; et ce qui rend plus curieux ce tableau, c'est que tout porte à croire qu'il ne fait que reproduire le mode de l'organisation politique existant dans la Perse, et que les Arsacides avaient emprunté aux plus anciennes monarchies de l'Asie occidentale. Le souverain de la Perse avait la suprématie sur toutes les autres branches de sa famille établies en Arménie, dans la Bactriane et en Médie. Chacune de ces familles souveraines avait au-dessous d'elle des satrapes, souverains dans leurs domaines, et dont quelques uns étaient aussi puissants que le monarque, bien que soumis à son autorité. En Arménie, ces satrapes ou chefs de race portaient le nom de Twopnupup. Ils étaient maîtres de la terre qu'ils occupaient, et ne pouvaient jamais l'aliéner; leurs domaines étaient héréditaires et ne pouvaient pas être cédés sans le consentement de toute la famille, qui avait, par chacun de ses membres en particulier, un droit réel à la propriété de la satrapie. On peut voir, dans le remarquable ouvrage du savant P. Luc Indjidji, ce qu'il dit de la constitution politique de l'Arménie sous les Arsacides, et l'on comprendra la différence qui existe entre l'ancienne organisation satrapale de ce pays et la féodalité occidentale du moyen âge. En Arménie, l'homme seul, et non la terre, devait l'hommage et le service au rồi, tandis que plus tard, en

1 Oppert, Expédition de la Mésopotamie, 3 fasc. en un vol. in 4.o (Paris, Imp. Impér.®). 2 Oppert, Expéd. de la Mésopotamie, pg. 198 et suiv.; l'explication du texte assyrien de Bisitoun avait été donnée antérieurement, par M. Rawlinson et de Saulcy.

3 Moïse de Khorên, liv. II, ch. 3.

4 S. Martin, Hist. des Arsacides, T. I, pg.

38 et suiv.

5 Archéologie arménienne (en armén.) T. II,

ch. XII.

Europe et aussi dans la Cilicie, la sujétion du feudataire envers le souverain était fondée sur le droit foncier, qui lui avait été reconnu.

A l'époque où le christianisme sortit victorieux de sa lutte contre le paganisme et le mazdeïsme, on vit en Arménie, un pouvoir nouveau prendre place dans l'état ; nous voulons parler du Patriarcat. Bien que purement spirituel dans l'origine, ce pouvoir reçut bientôt de la puissance souveraine, des patrimoines et de riches dotations. Le patriarche était supérieur au roi, en tant que chef de la religion', mais il lui était soumis à titre de seigneur terrien; et bien que les domaines de l'Église fussent exempts des charges, qui pesaient sur ceux des satrapes, toutefois on doit supposer que les vassaux du clergé devaient le service au roi en temps de guerre. Nous manquons absolument de renseignements sur l'état social du chef de l'église nationale d'autant plus que la royauté arménienne disparut peu de temps après la création du patriarcat; les changements que les conquêtes étrangères apportèrent dans l'organisation politique du pays, les bouleversements successifs, qui modifièrent la constitution de l'Arménie, empêchent de retrouver jusqu'aux moindres traces du système, qui durant cette période de troubles et de dévastations, finit par disparaître tout à fait, et réduisit à néant le pouvoir temporel du patriarche.

§. II. :

Constitution sociale et politique de l'Arménie sous les Roupéniens.

A la suite de l'invasion des peuples barbares de l'Asie centrale sur les terres de l'Empire grec et en Arménie, les chrétiens de race arménienne, qui étaient établis dans les contrées arrosées par le cours supérieur de l'Euphrate, et dans celles de la Mésopotamie septentrionale, émigrèrent à différentes reprises du côté de l'occident, pour fuir loin des lieux, qui les avait vus naître et chercher une nouvelle patrie sur les terres de l'Empire byzantin. Dans des temps plus anciens, les contrées sur lesquelles les Arméniens venaient demander un asile, avaient déjà été occupées par leurs ancêtres; lorsqu'ils y arrivèrent, ils trouvèrent sans doute des traces de l'antique domination de leur race et des frères oubliés, qui favorisèrent leur émigration et leur établissement parmi eux. La cour de Byzance ne mit point d'obstacle à la venue des Arméniens sur ses domaines, et pour encourager les nouveaux venus, qui pouvaient servir sa politique en opposant une barrière aux invasions musulmanes, elle s'empressa de concéder des fiefs aux chefs de l'émigration, et à

1 Code de Mékhitar Koche; msc. de la bibl. de S. Lazare de Venise.

conférer des titres en usage à la cour de Constantinople à ceux des princes arméniens, qui par leur origine ou leur influence, étaient placés à la tête de leurs compatriotes. Plusieurs de ces seigneurs arméniens, qui avaient franchi les défilés du Taurus, furent chargés par l'empereur de garder et de défendre des forteresses importantes de la Cilicie, et de ce nombre les historiens nationaux citent d'abord Ochine, originaire de la contrée d'Artzakh dans l'Arménie orientale, qui prit Lampron aux Musulmans et reçut d'Alexis Commène l'investiture de cette place à titre de fief de l'Empire; puis son frère Pazouni, maître de Tarse; et enfin Constantin, fils de Roupèn, issu du sang royal des Bagratides d'Ani, qui possédait des forteresses dans la montagne.

A peu près dans le même temps, les Franks en nombre considérable quittaient l'Europe et venaient en Asie pour faire la guerre aux infidèles et conquérir le tombeau du Christ. En traversant l'Asie-Mineure et prêts à passer en Syrie, centre de leurs opérations futures, les Franks rencontrèrent les Arméniens. Ceux-ci, voyant venir des chrétiens et des auxiliaires, accoururent en foule à leur aide et prêtèrent un appui sincère aux légions de l'occident, qui trouvaient d'inextricables difficultés à traverser le Taurus et à se procurer des vivres pour eux et leurs chevaux. C'est de ce moment que datent les premières relations des Arméniens avec les croisés, relations qui eurent pour résultat de faire assimiler plus tard l'Arménie-Cilicienne aux états chrétiens de Syrie et de donner naissance au système féodal, qui fut adopté dans ce pays.

Cette introduction d'une organisation sociale, politique et administrative européenne chez un peuple asiatique, semble au premier abord très-difficile à comprendre; et on se demande comment un pareil changement a pu s'opérer presque subitement parmi des populations, dont les usages, les mœurs, les habitudes et les instincts étaient si différents de ces croisés franks, que l'esprit aventureux avait entrainés si loin de leur patrie ? Ce changement ne fut pas aussi radical qu'on est tenté de le supposer. Dans la plus haute antiquité, les Arméniens avaient une féodalité bien différente sans doute de celle, qui subsista en Europe pendant tout le moyen âge, mais qui avait cependant à certains égards des points de contact très-frappants. Une hiérarchie féodale bien définie laisse apercevoir chez les anciens Arméniens, un système, qui ne diffère de la féodalité de l'occident, que par un point capital, il est vrai, l'état de la terre. La terre, dans l'ancienne constitution arménienne, était libre et appartenait à des seigneurs héréditaires ou nakharars, qui la possédaient à titre de franc-alleu. Le propriétaire du sol, indépendant du pouvoir royal, ne devait point d'hommage pour ses possessions héréditaires; il était seulement susceptible d'être appelé au service, pour défendre l'integrité du territoire national menacé en cas de guerre ou d'invasion. Par leurs rapports avec les croisés, qui apportèrent en Syrie leur organisation féo

dale, les Arméniens possesseurs de fiefs furent confirmés par le roi dans la jouissance de leurs possessions; mais avec cette différence, que l'hommage n'était dû au suzerain par le vassal qu'en tant que possesseur de la terre, qui elle-même devait l'hommage.

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Bien que la différence fût grande entre ces deux états de la terre, cependant la révolution, qui s'accomplit pendant le règne de Léon II, se fit sans trop de difficultés. Entouré de Franks, qui étaient à son service, en rapports directs avec les princes de Syrie et les commanderies des ordres religieux fondés aux croisades, recevant à tous instants des ambassades italiennes, qui venaient solliciter l'octroi de priviléges commerciaux pour les marchands de Venise et de Gênes, ayant à satisfaire aux exigences de la cour de Rome et des légats du pape relativement aux affaires religieuses, Léon II vit le systême féodal de l'occident s'introduire dans ses états avec une facilité vraiment extraordinaire. Le roi d'Arménie, qui avait reçu la couronne des mains du pape et de l'empereur d'Allemagne, était vassal nominal des deux cours, et l'hommage qu'il était censé devoir, n'avait au fond aucune signification politique; seulement ce titre de vassal des puissances les plus respectées de l'occident, donnait au roi d'Arménie le moyen de résister aux Grecs, de refuser au besoin de prêter l'hommage à l'empereur et de se détacher tout-à-fait des liens, qui l'unissaient à Byzance.

On ne sait pas l'époque exacte de l'introduction en Cilicie du régime féodal; mais on a tout lieu de croire que ce fut dès le commencement de l'avénement de Léon II au trône comme prince d'Arménie, que le travail d'organisation fut entrepris. En effet, c'est à partir des premières années de son gouvernement, que datent l'introduction des dignités féodales, la création d'offices de cour empruntés aux Franks, l'institution des cours de justice, l'établissement des droits et des redevances, et enfin la condition, qui avait été faite à l'homme et à la terre.

S. III.

Institutions du Roi Léon II.

Léon II, devenu maître de la Cilicie, par suite de la mort de Roupèn III son frère, résolut le difficile problème d'assimiler sa principauté aux états chrétiens de la Syrie, et s'occupa du soin de régulariser la conquête qui, avant

1 Sempad, Chronique; ad ann. 647.

2 Lettres d'Innocent III, passim ; et Rainaldi, Ann. eccles. ; ad ann. 1201 et suiv.

3 Paoli, Cod. diplom., T. I, pg. 98 et suiv. -Willebrand, Itiner. in L. Allatii Zoppixta.

4 Liber Jurium, T. I, f.o 231; et Liber Pactorum, T. I, f.o 167.

5 Rainaldi, ad ann. 1202 et suiv.

6 Sempad, Chr.; ad ann. 647.-Willebrand, Itiner; loc. cit.

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