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considérable à la fois par son étendue et par ses révolu tions dans l'ordre politique et dans le monde de la pensée, remplie d'événements tumultueux et grandioses, digne de fixer la curiosité passionnée de l'historien, du philosophe, du lettré, de l'artiste, également intéressante par les contraires, l'extrême dans l'autorité comme dans la licence, dans la spiritualité et dans le mépris de toute retenue, dans la grâce et dans la grossièreté; séduisante enfin comme un Sphinx, puisqu'elle tient le secret de quelques-uns des problèmes sociaux et politiques de notre temps, et qu'elle a mûri les germes de plus d'une institution qui nous régit encore: c'est le Moyen Age. Dans ces siècles obscurs et tourmentés s'est élaborée silencieusement, et transformée, la conscience même des générations modernes; c'est alors que l'âme de nos ancêtres, telle que l'avaient façonnée les croyances et les institutions du monde antique, se modifie sous la double et puissante action d'une idée religieuse nouvelle et de formes politiques jusqu'alors inconnues. Tandis que les plus Grecs et les plus Romains d'entre nous ne peuvent revivre la vie de l'antiquité que par un effort souvent stérile d'érudition, chacun de nous porte au fond de lui-même, alors même qu'il le renie, un homme du Moyen Age; il nous suffirait de nous abandonner au courant des souvenirs et des habitudes héréditaires pour le ressusciter en nous tout entier.

C'est pourtant une étrange chose que, de toutes les parties de notre histoire, cette période mère soit à la fois la moins connue et la plus discréditée. Son nom seul éveille la défiance, décourage l'attention, provoque la critique, arme la controverse. Depuis l'écolier, dont l'esprit est embarrassé dans les broussailles des faits et des

dates, jusqu'à l'homme mûr, chez lequel ont survécu les rancunes de l'écolier, la plupart de nos contemporains se détournent avec ennui du spectacle de ces temps méconnus, et ceux même qui ont gardé pour l'étude de l'histoire quelque préférence, choisissent plutôt dans son vaste champ un autre domaine. Il m'a paru intéressant de rechercher avec vous les causes de cet état de l'opinion, d'étudier comment l'esprit public de plusieurs générations a été peu à peu faussé, et de montrer par quelle pente insensible les Français en sont venus à méconnaître la grandeur de leur histoire nationale à ses origines et à prétendre répudier une large part de l'héritage de leurs pères.

Quand on aime ou qu'on hait sans mesure, la vraie cause en est souvent que l'on connaît mal l'objet de son sentiment. Le Moyen Age a subi la loi commune. Ce n'est point un paradoxe de prétendre que cette époque est mal connue. Non que les grandes recherches lui aient manqué et qu'elle n'ait fourni la matière de travaux immenses d'un prix infini. Cédant à une affinité secrète, les érudits. dont s'est honorée à différentes époques l'Église de France, ont tourné de ce côté l'activité de leurs recherches, et parmi les laïques, plus d'un a fondé sur des travaux dont le Moyen Age fut l'objet une renommée discrète, mais durable. Depuis un demi-siècle même, sans préoccupation de parti, on a mis en France une sorte de patriotisme à reprendre l'œuvre des historiens érudits des âges précédents, et une École spéciale s'est fondée, l'École des Chartes, qui a fait du Moyen Age comme sa province propre. Vous la connaissez, Messieurs, par ses œuvres et dans son esprit; elle est dignement représentée parmi

Mais ces travaux de l'érudition française depuis deux siècles n'ont pas encore produit sur l'esprit public l'effet qu'on eût été en droit d'en attendre. Le jugement des lettrés a été en partie réformé; mais on n'a pas encore vu s'établir, même dans la région moyenne de ces esprits à demi-cultivés qui font l'opinion publique d'une nation, ce grand courant de vérité et de justice dans lequel doivent se perdre à la longue les rancunes des partis, les vestiges des haines civiles et tous ces éléments de mésintelligence et de discorde que le passé lègue d'ordinaire aux générations trop près de lui. L'esprit public est encore vicié par des préjugés nombreux, séculaires, qui ne lui permettent pas de saisir la vraie notion des choses, de juger sainement les hommes, les institutions, les services.

En première ligne, comme une épaisse fumée qui dérobe le contour des choses, les préjugés politiques. Le Moyen Age est devenu comme le lieu historique, la patrie dans le temps des plus déplorables régimes. Ce n'est pas assez de lui laisser la responsabilité de ceux qu'il a produits; on a mis à son compte jusqu'aux excès des régimes qu'il n'a pas connus et qui se sont établis longtemps après sa ruine tels, l'absolutisme royal, le régime du bon plaisir, œuvre d'une révolution qui est consommée à la fin du XVe siècle ou au début du xvre, lorsque le Moyen Age est depuis longtemps fermé. A ces critiques, qui ont souvent plus de bonne foi que de lecture, on pourrait rappeler les avantages d'une bonne définition, et le prix qu'il y a en histoire à définir les périodes, à les bien limiter, pour répartir équitablement ses sentences et distribuer à propos son admiration ou ses colères.

Il suffirait, certes, à l'humeur chagrine de ces détracteurs que la féodalité fût un produit authentique du

Moyen Age; et quelle matière à discours que cet état féodal où il est convenu qu'il n'y eut rien de généreux, aucun abri pour la faiblesse et le droit tout nu, rien que l'oppression systématique du petit par le grand et comme une tragique gageure de tout immoler aux fantaisies de la force. Le malheur veut que nous-mêmes, Messieurs, nous soyons habitués à juger la féodalité par les fruits d'un arbre déjà malade; dressés à suivre dans notre histoire, comme pensée directrice, le développement de la royauté, nous sommes d'instinct pour le roi contre les seigneurs, et cet instinct ne nous égare pas toujours; car, au jour des conflits suprêmes, la justice fut plus souvent en effet du côté où resta la victoire; et la féodalité finissante méritait en effet de finir.

Mais à l'heure où le système féodal, développant tout à coup dans une admirable variété le luxe de sa jeune frondaison, laissait éclater les germes divers qu'il avait puisés dans les profondeurs de la société romaine décomposée ou dans le fonds encore mal défriché de la Germanie, ce ne furent pas des cris de haine qui accueillirent son apparition. Si quelques esprits élevés, nourris dans les traditions de l'antiquité classique et tout imprégnés du sentiment de cette unité de gouvernement chère à l'Église, saluaient avec mélancolie le grand fait de l'effondrement de l'Empire et interrogeaient douloureusement l'avenir, les peuples regrettaient peu cette grande machine où ils ne trouvaient plus un abri; ils se sentaient, ou se croyaient mieux protégés dans l'étroite circonscription dont ils pouvaient toucher les bornes, sous un chef qui n'était pas distrait par des soins généraux de l'unique objet de leur défense. Avant de passer pour des oppresseurs, les seigneurs furent acclamés et recherchés comme les protecteurs

naturels de la faiblesse désarmée, et leur puissance grandit avec la complicité longtemps infatigable de la reconnaissance publique.

Un écrivain, chez lequel la plus complète liberté d'esprit ne servit qu'à faire tomber toutes les entraves qui auraient gêné son impartialité, a ramené à quelques traits précis la physionomie du régime féodal : « Au premier abord, dit-il, il apparaît comme un morcellement de l'autorité souveraine, et il semble qu'un pareil système n'exige pour s'établir aucune condition avancée de civilisation. Cela serait vrai, et on pourrait n'y voir qu'un de ces accidents produits par une aristocratie forte contre des princes faibles, s'il n'était pas joint à trois éléments capitaux qui en font le caractère et qui lui donnent une place hors ligne. Le premier, c'est d'avoir reconnu un suzerain, ce qui conserva l'idée de l'État; le second, c'est d'avoir reconnu une autorité spirituelle, pleinement indépendante de lui, et cette autorité était le catholicisme; le troisième, est d'avoir été compatible avec la transformation de l'esclavage antique en servage. Ce sont de grandes choses, et qui exigent le respect de l'historien et la reconnaissance de la postérité 1. »

En rappelant que le Moyen Age a pu être appelé un << régime catholico-féodal, » on éveille tout un ordre de préjugés nouveaux : les préjugés religieux. Ils ne sont ni moins funestes, ni moins vivaces. Le Moyen Age est, en effet, l'époque par excellence de l'expansion du pouvoir de l'Église, son œuvre et son domaine. « L'Église eut alors

1 Littré, Étude sur les Barbares et le Moyen Age, p. 386.

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