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Pendant longtemps, au moyen âge, l'art d'écrire fut, comme l'on sait, une sorte d'occupation roturière ou plutôt un métier, que les princes, et les nobles en général, dédaignaient d'apprendre et de faire enseigner à leurs enfants. Dans toutes les cours, des secrétaires, des notaires, de nombreux scribes, étaient chargés de rédiger et de copier, non seulement les actes politiques et les mandements administratifs, mais aussi les lettres particulières de leur seigneur. Il faut arriver à la seconde moitié du XIVe siècle pour voir l'enseignement de l'écriture pénétrer et se propager dans les familles de la plus haute noblesse. Ce progrès, qui coïncide avec une large diffusion de l'emploi du papier au lieu du parchemin, semble avoir été accueilli avec une faveur toute spéciale de la part de diverses princesses d'alors, telles que Bonne de Bourbon, Bonne de Berry, Marguerite de Beaujeu, Béatrix d'Armagnac, Valentine Visconti, etc., dont nous possédons encore quelques autographes. Les princes de la même époque, au contraire, écrivaient peu, et chez quelques-uns ce talent n'allait peut-être pas au-delà du tracé de leur nom ou de leur titre comme signature; en tout cas leurs autographes sont excessivement rares de nos jours. La plus ancienne lettre, connue, écrite tout entière de la main d'un souverain, parait être la missive du roi de France, Charles V, datée du 7 décembre 1367, laquelle est reproduite en héliogravure dans le Musée des Archives nationales (p. 221).

Pour ce qui est des autographes des Princes de la Maison de Savoie, il n'en a été signalé jusqu'ici aucun, qui soit antérieur au XVe siècle. En 1883, P. Vayra, dans son beau livre, intitulé « Autografi dei Principi sovrani della Casa di Savoia », faisait remarquer qu'on n'avait pu découvrir ni souscriptions, ni écrits autographes des trois comtes Amédée, V, VI et VII, et que les lettres, qui nous sont restées d'eux, avaient été écrites et signées par leurs secrétaires. Toutefois le savant archiviste se montrait enclin à croire que ces princes « avaient manié la plume ». Ses recherches pour le prouver n'ont pas abouti, mais il a rencontré une curieuse lettre écrite par Bonne de Berry à son mari, Amédée VII, dit le comte Rouge, et il en a publié le fac-simile en tête de sa collection de lettres autographes. C'est du reste la seule qu'il ait pour le XIVe siècle. Ce document a une certaine importance, car il nous donne une vague idée du caractère et des qualités de

l'épouse du comte Rouge. En effet les termes de cette missive prouvent que la jeune comtesse de Savoie nourrissait une tendre affection pour son mari et qu'elle lui était humblement soumise. D'autre part la manière, dont elle lui recommande certain maître Guillaume, nous montrent qu'elle était douée d'un excellent cœur, et qu'elle aimait à témoigner sa gratitude envers ceux, qui l'avaient obligée. En transcrivant de nouveau cette lettre, je ferai observer qu'elle est orthographiée, ça et là, suivant la prononciation berrichonne (p. ex.: il m'anye pour il m'ennuie; sarés pour saurez; tout pour tôt, etc.);

Mon tres redouté segneur, je me recomande a vous si tres humblemant come je puis plus, et vous plese savoir que le plus grant dezir que je aye, c'et de savoir votre bon etat, le quel je prie a Dieu qu'i soit si bon come je dezire; si vous suplie qu'i vous plese de le moy fere savoir si sovant come il vous plera por l'ayse de mon cuer, qui sera toutes les foys, que je pouray savoir

bonnes noveles.

Mon tres redouté segneur, se de l'etat de par deza vous plet savoyr, ma dame (1) et moy et Amé, votre fis, etion en bon point, la mercy de Notre Segneur! Qu'i soit ensi de vous, mon tres redouté segneur !

Ma dame envoye metre Guillaume par devṛes (2) vous; si vous supli, mon tres redouté segneur, qu'i vous plese, por l'amor de moy, avoir le por recomandé, car en bonne fey, mon segneur, c'et un bon home et je hy suy bien tenue por ce que je vous ay dit autre foys. Si vous suply qu'i se coynese que mes prieres li ayet valu; et je ne vous say autre chose que etcrire mays, que je pance que nous ne nous vayrons pas si tout come je cuydoye (3), dont il m'anye tant come il pourayet plus; toutes foys, pance je, se hon ne se chanje, que vous le sarés byen tout. Je pri Dieu qu'i vous doint se que votre cuer et le myen dezire.

Etcrit de ma main en Rippalie.

Votre tres humble et obeisant
Bonne de Berry.

Le millésime n'est pas indiqué dans la date de cette pièce (4): c'était la règle, au XIVe siècle, pour les lettres missives. Mais ce qui est extraordinaire, c'est qu'il y manque et le quantième et le mois. D'autre part l'adresse, au dos, « A mon tres redouté segneur » est incomplète; le papier ne présente pas la moindre trace du sceau de cire, qui aurait dû clore la missive; enfin l'écriture est très négligée, jusque dans la signature (cfr. pl. I, n. 2) et les corrections sont grossièrement faites comme dans un brouillon. Ces diverses considérations me portent à croire, que le document découvert par M. Vayra n'est autre qu'une minute écrite par Bonne de Berry pour la lettre qu'elle voulait envoyer à son mari.

(1) Bonne de Bourbon. Dans les Comptes de la Trésorerie générale de Savoie, elle est toujours appelée madame la grant, et Bonne de Berry, madame la juene ou la joyne. (2) Lisez devers.

(3) je cuydoye, du lat. cogitabam, je pensais.

(4) M. Vayra suppose qu'elle a été écrite pendant que le comte Amédée VII se trouvait dans le Piémont pour faire la guerre au marquis de Montferrat, c'est à dire en 1387.

C'est également en vain, je l'avoue, que je me suis mis en quête de quelque écrit autographe d'Amédée V et d'Amédée VI. Pourtant j'ai noté qu'au bas d'une missive adressée par ce dernier au duc Othon de Brunswick, la souscription « Comes Sabaudie» (1) était d'une écriture différente de celle du texte, et j'en suis à me demander si ces deux mots n'auraient pas été tracés par le comte Vert, lui-même, car il est peu probable qu'il y eût alors à la cour de Savoie un secrétaire chargé spécialement de signer pour le comte, c'est à dire un de ces « secrétaires de la main » comme il y en eut plus tard à la cour de France (2).

Relativement à Amédée VII, mes investigations ont été plus fructueuses. Il y a quelques années déjà, j'avais acquis la certitude qu'il savait écrire, en relevant dans un compte de la Trésorerie générale de Savoie, qu'au mois de juillet 1390, on avait envoyé vers lui, à Ripaille, certain Jean Richard pour lui faire écrire quelque adjonction à des lettres, qui devaient être expédiées au pape et à son camerlingue (3). Amédée VII y ajouta-t-il plusieurs lignes ou simplement sa signature? C'est-ce que je ne saurais dire. Mais peu importe, car depuis j'ai eu la bonne fortune de trouver aux Archives camérales de Turin divers mandements de la main de ce prince, adressés à son secrétaire et à son trésorier. Le plus ancien, celui que nous reproduisons en héliogravure (pl. I, n. 3) est de 1385. C'est un autographe, qui porte en soi tous les caractères d'une authenticité incontestable, et je m'étonne qu'il ait pu rester inconnu à P. Vayra.

Ce document fait partie d'une liasse de feuilles détachées, non numérotées, dépendant des Comptes de l'Hôtel (4). Il est écrit sur un morceau de papier grossier, de om 25 X om 10, ayant pour filigrane une grande fleur

(1) Cette signature, dont nous donnons ci-joint le fac-simile (pl. I, n. 1), est à la fin de la lettre suivante, conservée au Musée des Archives de l'Etat à Turin:

Illustri consanguineo nostro carissimo domino

Ottoni Duci Brusvicensi.

Illustris consanguinee carissime, significamus vobis nos hodie recepisse litteras nobis per dominum Bartholomeum de Chinino, consiliarium nostrum fidelem, transmissas super potestate per Illustrem comitem Virtutum nepotem nostrum carissimum, super hiis que simul habetis agendis nobis novissime attributa. Propter quod, Illustris consanguinee carissime, nostre intencionis existit ad vos ad partes Pedemoncium de proximo nos transferre et ostendemus vobis litteras potestatis predicte; et inspiciens una vobiscum super hiis quid agendum et laborabimus, quantum cum Deo poterimus, quod negocium bonum consequatur effectum. Omnipotens vos

conservet.

Datum Morgie, die tercia octobris.

Interim vos nichil nominatim penitus faciatis.

Comes Sabaudie.

L'année manque au texte, mais une main moderne a écrit sur le verso, 1378 avec un point d'interrogation.

(2) Cfr. A. GIRY, Manuel de diplomatique, p. 771.

(3) Turin, Archives camérales, Trésoriers généraux, vol. XXXVIII, fol. 63 v.:

« Item a Johan Girard tramis en Rippallie par devers Monseigneur, pour fere escripre de la main Monseigneur es lettres que Monseigneur envoye au pape et au camellenc per le fait des decimes, le xv jour de juillet, l'an dessus (1390) — xviij gros ».

(4) Arch. cam. Inventario XXXVIII, mazzo 13 (1383-91).

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