Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Il serait difficile de dire si les juges, les procureurs et les avocats purent former, aux premières représentations de la pièce, une cabale assez forte pour en amener la chute. Ils n'auraient pas d'ailleurs manqué d'auxiliaires parmi les envieux de Racine. Mais peut-être le mauvais succès qu'eurent d'abord les Plaideurs doit-il être attribué surtout à la dureté d'intelligence du public, qui ne sentant pas bien toute la finesse et toute la vérité cachées sous des extravagances en apparence si outrées, craignit de paraître s'amuser à des enfantillages, ou vint au théâtre avec ce préjugé que dans une pièce remplie de termes de chicane il ne pouvait y avoir le mot pour rire. Racine indique lui-même l'une et l'autre disposition des spectateurs comme ayant nui à l'effet de sa comédie. Quoi qu'il en soit, Valincour raconte « qu'aux deux premières représentations les acteurs furent presque sifflés, et n'osèrent pas hasarder la troisième. » C'était en vain que Molière, noblement équitable, avait réclamé contre de si injustes dédains, et avait dit bien haut que << ceux qui se moquoient de cette pièce méritoient qu'on se moquât d'eux1. » Il ne fallut rien moins que l'autorité du goût de Louis XIV pour relever la comédie tombée. Voici comment Valincour raconte le retour inespéré de fortune qui vint surprendre tout à coup Racine, lorsqu'il devait croire la bataille décidément perdue à l'Hôtel de Bourgogne : « Un mois après, les comédiens étant à la cour, et ne sachant quelle petite pièce donner à la suite d'une tragédie, risquèrent les Plaideurs. Le feu Roi, qui étoit très-sérieux, en fut frappé, y fit même de grands éclats de rire; et toute la cour, qui juge ordinairement mieux que la ville, n'eut pas besoin de complaisance pour

1. Racine lui aurait bien mal témoigné sa reconnaissance, s'il fallait croire qu'à la fin de son avis Au lecteur il ait voulu, comme on l'a dit quelquefois, donner à entendre de lui ce qu'il dit de ces auteurs qui, par de sales équivoques, font retomber le théâtre dans l'ancienne turpitude. Mais pourquoi supposer une accusation, qui eût été si contraire à la vérité? C'était peut-être déjà trop que de dire : « Je n'attends pas un grand honneur d'avoir assez longtemps réjoui le monde.» Cette manière dédaigneuse de parler de la comédie pouvait ressembler à un secret désir de rabaisser Molière. Si Racine n'a pas pensé à lui, cet oubli seul était déjà un tort.

l'imiter. Les comédiens, partis de Saint-Germain1 dans trois carrosses à onze heures du soir, allèrent porter cette bonne nouvelle à Racine.... Trois carrosses après minuit, et dans un lieu où jamais il ne s'en étoit tant vu ensemble, réveillèrent le voisinage. On se mit aux fenêtres; et comme on vit que les carrosses étoient à la porte de Racine, et qu'il s'agissoit des Plaideurs, les bourgeois se persuadèrent qu'on venoit l'enlever pour avoir mal parlé des juges. Tout Paris le crut à la Conciergerie le lendemain. » Il semble, quoi que Valincour en dise, qu'avant d'avoir eu bon goût, et de s'être avoué qu'il fallait rire, les gens de cour avaient eu besoin de voir rire le maître; car c'est eux que Racine désigne dans son avis Au lecteur comme ayant trouvé malséant de se divertir à propos de gens de robe. Nous devons donc laisser à Louis XIV tout l'honneur d'avoir apprécié le premier sa juste valeur une charmante comédie. Il eut en même temps le grand mérite de protéger la liberté de l'art, et d'être sourd aux plaintes des Dandins contre Racine, comme il l'avait été à celles des marquis contre Molière. Dans la persuasion où il était que l'État c'était luimême, lui seul, il y avait cela de bon du moins, que les attaques qui s'arrêtaient au-dessous de lui ne lui paraissaient pas trop facilement des crimes d'État : la comédie en a profité; et bien des sociétés moins despotiquement gouvernées n'auraient pas eu autant de tolérance et auraient en une telle occasion exercé sur le théâtre une censure plus rigoureuse.

Le suffrage du Roi eut le même effet décisif à la ville qu'à la cour. La pièce, reprise à l'Hôtel de Bourgogne, y fut souvent et longtemps représentée avec un grand succès. Le Registre de la Grange nous apprend que dans les derniers mois de 1680, après la réunion des comédiens français de l'une et de l'autre troupe, les Plaideurs furent joués quatre fois à la ville, et qu'il en fut donné aussi une représentation à Versailles. Nous en comptons sur le même registre cinq représentations en 1681, trois en 1682, deux en 1683, deux en 1684, trois dans les premiers mois de 1685. Le Mercure et le Journal de Dangeau en

1. Racine, dans son avis Au lecteur, ne dit pas que ce fut à SaintGermain, mais à Versailles, que la pièce reprit faveur.

2. Histoire de l'Académie françoise, tome II, p. 332 et 333.

mentionnent plusieurs qui furent données devant la cour en 1702, en 1703 et en 1714. Celle du 19 octobre de cette dernière année eut lieu à Fontainebleau, chez Mme de Maintenon. Ce fut aussi à Fontainebleau, en 1698, que le duc et la duchesse de Bourgogne jouèrent eux-mêmes la comédie de Racine, ou tout au moins qu'ils étudièrent les rôles qu'ils y avaient choisis, comme nous le savons par le Journal de Dangeau'. Ils prirent cet amusement pendant le voyage d'octobre, le dernier voyage de cour auquel Racine ait été invité, et que sa maladie, déjà très-grave, ne lui permit pas de faire. Après les rôles dont s'étaient chargés le prince et la princesse, il en restait encore six, qu'ils donnèrent à la duchesse de Guiche, à Mme d'Heudicourt, à la comtesse d'Ayen, à Mmes d'O et de Montgon, et à Mlle de Normanville.

Le goût que Louis XIV et, à son exemple, les princes de sa famille avaient eu pour cette comédie, l'empereur Napoléon Ier semble ne l'avoir point partagé. Nous avons trouvé dans sa Correspondance que le 17 juillet 1808 il faisait écrire de Bayonne par M. de Meneval à M. Barbier, son bibliothécaire, une lettre dans laquelle il donnait l'ordre qu'on formât pour lui une bibliothèque portative d'un millier de volumes. Il était naturel que pour cette bibliothèque de voyage, nécessairement limitée, on se bornât à un choix de chefs-d'œuvre en tout genre; et l'on ne peut s'étonner qu'il fût prescrit « de ne mettre de Corneille que ce qui est resté. Racine devait subir la même loi; et quoique son théâtre, moins inégal, se soit conservé plus entier, il n'y a point cependant à réclamer contre le retranchement de ses deux premières tragédies : « ôter de Racine la Thébaïde et l'Alexandre. » Mais pourquoi avoir ajouté : « et les Plaideurs? » Était-ce que le comique poussé si loin choquait un esprit sérieux, qui ne s'était pas donné le temps d'y reconnaître le véritable sel attique? ou plutôt une forme de comédie qui s'attaque aux institutions sociales déplaisait-elle par sa liberté, comme un dangereux exemple, à un pouvoir plus ombrageux que celui de la vieille monarchie? S'il ne fallait voir dans l'exclusion donnée aux Plaideurs qu'un jugement littéraire, cette exclusion ne

1. A la date du 19 octobre 1698.

2. Lettre no 14207.

se comprendrait pas aussi facilement que celle de la Thébaïde et de l'Alexandre, deux tragédies qui depuis longtemps ont à peu près disparu de la scène. La comédie de Racine s'y est au contraire maintenue, et y excite toujours la gaieté la plus franche et du meilleur aloi on peut affirmer qu'elle n'a pas vieilli, quelques changements heureux que le temps ait apportés et dans nos mœurs judiciaires et dans l'éloquence de notre barreau. Loin de paraître une production inférieure d'un esprit sorti un moment de sa voie, elle inspire seulement le regret que le loisir ait manqué à Racine pour faire quelques autres tentatives dans un genre où il eût certainement continué d'exceller, soit qu'il eût encore avec autant de bonheur imité Aristophane, soit qu'il eût suivi de préférence le penchant qui le portait à prendre pour modèle l'élégance de Térence, la douceur charmante et la vérité de ses peintures morales. De toute façon il eût eu, comme dans les Plaideurs, son originalité; et le voisinage de l'incomparable Molière ne l'eût pas trop écrasé, parce que sa manière, on le voit bien, eût été toute différente..

Les acteurs du Théâtre-Français, qui ont toujours conservé les traditions de la bonne comédie, ont joué de tout temps et jouent aujourd'hui encore les Plaideurs avec beaucoup d'intelligence et de verve. Il serait difficile de nommer tous les comédiens que le public y a tour à tour applaudis. Pour ne parler que des temps déjà un peu anciens, on cite de 1702 à 1740 Dangeville, qui excellait, dit-on, dans le rôle de Chicanneau'; plus tard Baptiste cadet, dont les débuts remontent à 1792, qui ne prit sa retraite qu'en 1822, et reparut même, après 1830, dans quelques représentations, a laissé le souvenir d'une bouffonnerie inimitable dans le rôle de Perrin Dandin.

Pour les variantes des Plaideurs, les éditions dont nous avons

1. Le Mazurier, Galerie historique des acteurs, tome I, p. 209.

fait usage sont d'abord celle de 16691, édition séparée et la première de toutes, puis les différentes éditions collectives dont il a été fait mention à l'occasion des pièces précédentes. Notre texte est, comme pour les tragédies, celui de 1697.

AU LECTEUR.

QUAND je lus les Guêpes d'Aristophane, je ne songeois guères que j'en dusse faire les Plaideurs. J'avoue qu'elles me divertirent beaucoup, et que j'y trouvai quantité de plaisanteries qui me tentèrent d'en faire part au public; mais c'étoit en les mettant dans la bouche des Italiens 2, à qui je les avois destinées, comme une chose qui leur appartenoit de plein droit. Le juge qui saute par les fenêtres, le chien criminel, et les larmes de sa famille, me sembloient autant d'incidents dignes de la gravité de Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon

1. En voici le titre :

LES PLAIDEURS,

COMEDIE.

A Paris,

chez Claude Barbin....

M.DC.LXIX.

Avec privilege du Roy.

Le privilége est donné à Paris le 5 décembre 1668. L'Achevé d'imprimer n'est pas mentionné. Quatre feuillets, sans pagination, pour le titre, l'avis Au lecteur, l'extrait du privilége, et la liste des acteurs. Après ces préliminaires, 88 pages.

2. La troupe italienne donnait, au dix-septième siècle, ses représentations, en alternant avec les comédiens français. Elle joua d'abord au Petit-Bourbon, puis au Palais-Royal, et enfin à l'Hôtel de Bourgogne.

3. Il s'agit de Tiberio Fiurilli, né à Naples en 1608, mort à la fin de 1694. Cet excellent comédien, dont les exemples avaient été profitables à Molière, parut le premier en France sous l'habit de Scaramouche. Voyez ci-dessus la Notice sur les Plaideurs, p. 130 et 131.

« AnteriorContinuar »