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pide; et il est plus que douteux que Racine, comme le disent Grimarest dans sa Vie de Molière, et l'abbé Granet dans la préface de son Recueil de dissertations 1, ait pu s'y méprendre, que même il ait seulement voulu en faire semblant. La seule part que prit Molière à cette attaque contre Racine, et qui suffirait pour causer beaucoup d'étonnement, si l'on ne se rappelait qu'il avait à se venger de l'Alexandre porté à l'Hôtel de Bourgogne, et de la désertion de la du Parc, fut de prêter son théâtre à la représentation de la comédie de Subligny. Elle y fut jouée pour la première fois le vendredi 18 mai 1668, comme nous l'apprend Robinet, un de ses admirateurs, un de ceux qui croyaient y reconnaître un faux Subligny 3. » Une interruption dans le Registre de la Grange, du 13 au 25 mai 1668, nous cache les deux ou trois premières représentations de la pièce; mais nous voyons dans ce même registre que depuis le 25 mai jusqu'à la fin de l'année, elle fut jouée vingt-sept fois, ce qui atteste suffisamment son succès et plus encore peutêtre celui de la tragédie dont elle escortait le triomphe, en l'insultant.

Imprimée cette même année 1668 *, reproduite dans le Recueil de dissertations de l'abbé Granet, la Folle querelle est encore sous nos yeux, et ceux qui ont le courage de la lire peuvent juger si c'est ainsi que l'auteur de la Critique de l'École des femmes et de l'Impromptu de Versailles imaginait et écrivait ces petites pièces où la discussion de questions littéraires. et la satire personnelle prenaient la forme de charmantes comédies. Subligny, pour censurer, avec une minutie de pédant, le style de la tragédie de Racine et les caractères de ses personnages, avait ramassé pêle-mêle toutes les objections qu'il avait entendu faire, sans oublier Pyrrhus qui ne se conduit pas

1. Tome I, p. ci.

2. Lettre en vers, du 12 mai 1668.

3. Lettre en vers, du 15 septembre 1668.

4. La Folle querelle ou la critique d'Andromaque, comédie représentée la par troupe du Roi. A Paris, chez Thomas Jolly, M.DC.LXVIII. L'Achevé d'imprimer est du 22 août. La pièce est en trois actes et en prose.

5. Tome II, p. 87-187.

en honnéte homme. Il serait inutile de rien citer de ses lourdes et froides plaisanteries; nous rappellerons seulement dans les notes d'Andromaque quelques-unes de ses critiques de détail, celles principalement auxquelles Racine a fait droit. Ce qu'il y a peut-être de plus intéressant dans cette satire, c'est qu'elle constate maladroitement que l'Andromaque avait tourné les tètes, et qu'il se passait alors parmi nous quelque chose de comparable à la fameuse Euripidomanie des anciens. Éraste, dans la pièce, personnifie cette fureur d'enthousiasme ; et une soubrette vient se plaindre de la folie générale : « Cuisinier, cocher, palefrenier, laquais, et jusqu'à la porteuse d'eau, il n'y a personne qui ne veuille discourir d'Andromaque. Je pense même que le chien et le chat s'en mêleront, si cela ne finit bientôt.»

La mauvaise guerre faite à Racine sur le théâtre de Molière ne put donc guère troubler sa victoire. Pour le consoler du gros rire des spectateurs de la Folle querelle, n'avait-il pas d'ailleurs les larmes qu'Andromaque faisait verser? Le souvenir de celles qui, à la première lecture de la pièce, étaient tombées des yeux de la charmante Henriette d'Angleterre, a été recueilli par Racine lui-même, et conservé, comme un titre de gloire, dans l'épître où il reconnaît à la princesse une sorte de collaboration à son œuvre. N'oublions pas non plus les larmes de Mme de Sévigné, qui coulaient sans doute un peu malgré elle, et devaient lui sembler une infidélité au vieux Corneille. On connaît le passage d'une de ses lettres, écrite de Vitré à Mme de Grignan: « Je fus...... à la comédie : ce fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes; c'est assez pour une troupe de campagne. » A Paris, où elle trouvait de meilleurs comédiens, elle pleurait apparemment sans compter. Et que d'autres en ce même temps, non certes douées de plus de sensibilité qu'elle, mais moins en garde contre Racine, durent s'attendrir avec plus d'abandon! C'est depuis Andromaque que la cause de Racine fut gagnée dans le cœur des femmes; et l'on peut dire avec Fontenelle, sans y mettre la même intention railleuse « Voilà ce qu'il falloit aux femmes, dont le jugement a

1. Lettre du 12 août 1671, tome II, p. 318.

2. Dans sa Vie de Corneille.

J. RACINE. II

tant d'autorité au théâtre françois. Aussi furent-elles charmées. >> Fontenelle aurait pu ajouter :

Et je sais même sur ce fait

Bon nombre d'hommes qui sont femmes.

Mais il a mieux aimé dire : « J'en excepte quelques femmes qui valoient des hommes. »>

Il serait peu intéressant de donner au lecteur le relevé que nous pourrions faire soit dans le Registre de la Grange, soit dans le Mercure, des nombreuses représentations d'Andromaque à Paris, à Fontainebleau et à Versailles, sous le règne de Louis XIV, pendant la vie comme après la mort de Racine. Pour l'Alexandre, on pouvait être curieux de savoir jusqu'à quel point et combien de temps il s'était soutenu dans la faveur de la ville et de la cour; mais il importe peu de connaître quel nombre de fois, en telle ou telle année, a été jouée une tragédie dont le succès n'a jamais faibli dans tout le cours du grand siècle, qui depuis n'a pas lassé l'admiration, et qui vivra tant qu'il y aura une scène française. Disons seulement, au sujet du goût si durable, de la prédilection même témoignée par les contemporains de Racine pour son premier chefd'œuvre, qu'en 1685 ou 1686 Baillet écrivait dans ses Jugemens des savans1: « C'est maintenant de toutes ses pièces celle que la cour et le public revoient le plus volontiers; de sorte que les connoisseurs semblent lui donner le prix sur toutes les autres. » L'opinion de Boileau n'était pas, au témoignage de Brossette, très-éloignée de celle-là; au-dessus d'Andromaque, il ne plaçait que Phedre.

Voltaire, au siècle suivant, ne mettait pas Andromaque moins haut. Il disait dans ses Remarques sur le troisième discours du poëme dramatique, de Corneille3 : « Il y a manifestement deux intrigues dans l'Andromaque de Racine, celle d'Hermione aimée

1. Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs (Paris, Antoine Dezallier), tome IV, 5o partie, p. 414. Ce IVe tome porte la date de M.DC.LXXXVI.

2. Recueil manuscrit des Mémoires touchant la vie et les ouvrages de Boileau Despréaux (appartenant à M. Feuillet de Conches), p. 496. 3. OEuvres complètes de Voltaire (édition Beuchot), tome XXXVI, p. 520.

d'Oreste et dédaignée de Pyrrhus, celle d'Andromaque qui voudrait sauver son fils et être fidèle aux mânes d'Hector. Mais ces deux intérêts, ces deux plans sont si heureusement rejoints ensemble que, si la pièce n'était pas un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie et d'amour, plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du théâtre français. »

Toutes les tragédies de Racine, à partir d'Andromaque, ont eu, dans tous les temps, de célèbres interprètes sur la scène. Comme l'éclat qu'ils y ont jeté n'est qu'un reflet de la gloire du poëte, on ne trouverait ici qu'un historique incomplet de ces chefs-d'œuvre, si nous ne rappelions brièvement le souvenir, non point de tous les talents qui en ont dignement secondé les représentations, mais de ceux qui, dans les grands rôles, ont laissé la trace la plus brillante et la plus durable.

Du vivant de Racine, après les comédiens qui ont joué d'original dans Andromaque, et dont nous avons parlé, le nom qui survit entre tous dans la représentation de cette tragédie, est celui de la Champmeslé.

A la rentrée de Pâques de l'année 1670, la Champmeslé, qui venait d'être engagée à l'Hôtel de Bourgogne, y choisit pour ses débuts le rôle d'Hermione, créé avec tant d'éclat par Mlle des OEillets. Malgré son inexpérience, elle eut le plus étonnant succès, surtout dans les derniers actes, où elle rendit les emportements de la passion avec tant de feu que de ce jour elle devint une actrice sans rivale. La des OEillets, éloignée alors de la scène par une maladie à laquelle elle devait bientôt après succomber, avait voulu la voir. Elle sortit de la représentation en s'écriant douloureusement : « Il n'y a plus de des OEillets!» Ce fut, dit-on, par son admirable jeu dans ce rôle d'Hermione que la Champmeslé toucha le cœur de Racine 1.

Il ne nous reste aucun détail sur le jeu, dans le rôle de Pyrrhus, d'un célèbre acteur du même temps, nous voulons parler de Baron. Mais dans tous ses rôles il était sans égal. Floridor, qui s'était retiré du théâtre en 1671, avait le premier, nous l'avons dit, joué Pyrrhus. On dut cesser de regretter ce comédien si aimé lorsqu'en 1673 Baron, entré bien jeune

1. Voyez, au tome I, la Notice biographique, p. 78.

encore à l'Hôtel de Bourgogne, fut chargé de représenter le même personnage. Sa noble figure, sa belle taille, la dignité de son geste le rendaient très-propre à ces rôles de rois. Il reprit celui de Pyrrhus en 1720, lorsqu'il reparut sur la scène, dont il s'était tenu éloigné vingt-neuf ans.

Au dix-huitième siècle, l'art du tragédien fut porté très-haut. On y eut généralement l'opinion, difficile, il est vrai, à contrôler, que les plus fameux acteurs du siècle précédent étaient fort dépassés, surtout que la déclamation s'était beaucoup rapprochée de la nature et de la vérité. Baron appartient aux deux âges. Le rôle de Pyrrhus, qui, nous venons de le voir, avait été si longtemps en bonnes mains, fut aussi un des meilleurs de Quinault-Dufresne, qui brilla sur le théâtre français de 1712 à 1741 acteur plus éblouissant que profond, dit Mlle Clairon dans ses Mémoires1, noble, mais jamais terrible; plein de chaleur, mais sans ordre, sans principes, » et qui devait à son bel et imposant extérieur une grande part de ses succès. Parmi les plus touchantes Andromaques on cite Mlle Gaussin (Andromaque fut un de ses rôles de début en 1731), et, beaucoup plus tard qu'elle, dans les dernières années du siècle, Mlle des Garcins, qui la rappelait, avec moins de beauté, mais presque son égale par la sensibilité touchante, la douceur charmante de la voix et le même don de faire couler les larmes.

Mais de tous les rôles de la tragédie d'Andromaque, ceux que les acteurs du dix-huitième siècle jouèrent avec le plus d'éclat, furent ceux d'Hermione et d'Oreste. Les belles Hermiones sont nombreuses en ce temps. Mlle Lecouvreur, qui avait débuté à la Comédie française en 1717, est la première en date, et peut-être la plus parfaite. Nous disons la première en date; car nous ne croyons pas que la Duclos, qui l'avait précédée au théâtre, et qui, dès 1696, avait doublé la Champmeslé dans ses grands rôles, ait particulièrement brillé dans celui d'Hermione. Louis XIV, à ce qu'on rapporte, avait dit que pour remplir parfaitement le rôle d'Hermione, il eût fallu que la

1. Mémoires d'Hippolyte Clairon (1 vol. in-8°, à Paris, chez F. Buisson, an vII), p. 34.

2. Elle joua aussi plus tard le rôle d'Hermione, qui convenait peutêtre moins au caractère de son talent.

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