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tout faite, mais elle a toujours été d'un grand effet au théâtre; et cette fois Tacite s'est trouvé n'être pas seulement bon au coin du feu. On en peut donner pour preuve les triomphes éclatants dont Britannicus a été l'occasion pour plusieurs acteurs. Rappelons quelques-uns des souvenirs que les plus renommés d'entre eux ont laissés dans les principaux rôles.

On a vu par le récit de Boursault que la des OEillets s'était surpassée dans le personnage d'Agrippine, et que Floridor avait été très-admiré dans celui de Néron. Si l'on en croit le Bolæana, Floridor ne put longtemps tenir ce rôle, où, malgré l'excellence de son jeu, il faisait tort à la pièce, et cela pour une raison très-étrange, qui donnerait à penser que Racine avait affaire à un parterre très-naïf. « M. Despréaux, dit Monchesnay, m'apprit une circonstance assez particulière sur cette tragédie.... Le rôle de Néron y étoit joué par Floridor, le meilleur comédien de son siècle; mais comme c'étoit un acteur aimé du public, tout le monde souffroit de lui voir représenter Néron, et d'être obligé de lui vouloir du mal. Cela fut cause qu'on donna le róle à un acteur moins chéri; et la pièce s'en trouva mieux1. »

Lorsque Baron faisait partie de la troupe de l'Hôtel de Bourgogne, où il était entré en 1673, après la mort de Molière, il eut, dit-on, l'ambition de jouer le rôle de Néron. Celui de Britannicus convenait mieux alors à sa jeunesse; il fallut cependant un ordre du Roi pour le forcer à le remplir. Après avoir quitté le théâtre en 1691, il y remonta au bout de vingt-neuf ans, en 1720. Pour sa rentrée il choisit ce même rôle de Britannicus, qu'il avait autrefois dédaigné, et pour lequel il semble qu'il fût alors bien vieux, étant âgé de soixante-sept ans. Il n'avait du moins avec les années rien perdu de son merveilleux talent. Il voulut dans le même temps satisfaire enfin son désir de représenter le personnage de Néron. Tous les rôles de cette tragédie de Britannicus le tentaient : il est dit dans les Mémoires de Préville qu'il se chargea aussi de celui de Burrhus.

Beaubourg, qui avait paru sur la scène après la première retraite de Baron, joua Néron avec un grand succès. Il n'avait point le jeu correct et naturel du fameux comédien formé par

1. Bolæana, p. 105.

Molière et par Racine, mais il savait donner à quelques parties de son rôle une expression énergique qui frappait de terreur.

Au dix-huitième siècle, la plus admirée des Agrippines fut Mlle Dumesnil. Elle joua ce rôle dans ses débuts en 1737. Grimm le cite1 comme un de ses plus beaux; ainsi que ceux de Sémiramis et de Mérope, il convenait particulièrement à la noblesse imposante de sa physionomie. Mlle Volnais et Mlle Raucourt, avec moins d'éclat sans doute, passent cependant aussi pour avoir mérité beaucoup d'applaudissements dans ce même rôle d'Agrippine. On reprochait à Mlle Raucourt d'y apporter une dignité trop étudiée; mais elle en rendait supérieurement la fierté; et dans les imprécations de la scène vi du dernier acte, elle produisait une forte impression.

Nous comprenons peu ce que dit Grimm, lorsqu'il prétend que jusqu'à le Kain le rôle de Néron n'avait été regardé que comme un rôle secondaire; il ne l'est certainement point dans la pièce elle-même; et quant à la manière dont il avait été joué jusque-là, nous avons vu qu'il avait déjà trouvé d'excellents interprètes. Mais il se peut que le Kain les ait surpassés. Quelques mois après la mort du célèbre acteur, en 1778, Grimm écrivait : « Il n'est presque aucune tragédie de Racine que nous ayons vue plus suivie dans ces derniers temps (que Britannicus), et c'est au rôle de Néron qu'elle dut tout son effet. L'art de le Kain y sut présenter la vive et frappante image de la jeunesse d'un tyran échappant pour la première fois aux liens de la contrainte et de l'habitude 2. »

Un reproche qui ne peut s'accorder avec ce témoignage de Grimm est celui que Geoffroy adressait à le Kain en même temps qu'à Talma. A l'en croire, tous deux oubliaient trop que Néron est un jeune prince qui commence seulement à développer des vices longtemps comprimés par une bonne éducation, et lui donnaient trop de profondeur et de politique. C'était d'ailleurs Talma surtout que, suivant son habitude, Geoffroy accablait de ses critiques. Il cherchait à faire ressortir

1. Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot (édition de 1829-1830), tome IX, p. 148 (juillet 1776).

2. Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot, tome IX, p. 488 (février 1778).

en bien des points la supériorité de le Kain, par exemple dans les entretiens de Néron avec Junie, où, suivant lui, il faisait mieux sentir l'ironie et la malignité du personnage. Mais si nous ne pouvons aujourd'hui apprécier le plus ou moins de justesse de ces comparaisons, il est très-certain du moins que Geoffroy, qui s'est efforcé longtemps de décourager Talma dans ce rôle, où il le disait déplacé, s'est trouvé en opposition avec le sentiment de tous ses contemporains. Leur admiration unanime ne laisse point de doute sur les magnifiques inspirations que le grand tragédien puisa dans la pièce de Britannicus.

Nous avons recueilli les variantes de Britannicus dans le texte de 1670, édition séparée et la première de toutes1, et dans les différentes éditions collectives, déjà nommées à l'occasion des pièces précédentes. Notre texte est conforme à celui de l'impression de 1697.

1. L'édition originale a pour titre :

BRITANNICUS,

TRAGEDIE.

A Paris,

chez Claude Barbin....

M.DC.LXX.

Avec privilege du Roy.

L'Achevé d'imprimer n'est pas mentionné. Le privilége est « du septiéme Janvier 1670. »

Outre huit feuillets pour le titre, l'Építre au duc de Chevreuse, la Préface, l'extrait du privilége, et la liste des acteurs, la pièce a quatre-vingts pages.

A MONSEIGNEUR

LE DUC DE CHEVREUSE'.

MONSEIGNEUR,

Vous serez peut-être étonné de voir votre nom à la tête de cet ouvrage; et si je vous avois demandé la permission de vous l'offrir, je doute si je l'aurois obtenue. Mais ce seroit être en quelque sorte ingrat que de cacher plus longtemps au monde les bontés dont vous m'avez toujours honoré. Quelle apparence qu'un homme qui ne

1. Nous suivons, comme pour toutes les épîtres dédicatoires, le texte de l'édition originale. Nous l'avons comparé à celui d'un manuscrit donné, comme autographe, à la bibliothèque de la ville de Lyon par M. Monfalcon. Ce manuscrit n'est pas entièrement conforme à la première édition de Britannicus, la seule des anciennes qui contienne l'épître, mais à celle de 1736. Nous avons déjà fait la même remarque au sujet de la dédicace de la Thébaide (tome I, p. 389, note 1). Voyez aussi plus haut, dans le tome II (p. 30, note 1), ce que nous avons dit de l'épître d'Andromaque.

2. Charles-Honoré d'Albert, duc de Luynes, de Chevreuse et de Chaulnes, était né le 7 octobre 1646. Il mourut le 5 novembre 1712. Il avait été, comme Racine, mais plus tard que lui, élève de Lancelot. Racine l'avait connu très-jeune à l'hôtel de Luynes, et c'est de lui qu'il parle dans ses lettres de 1661, sous le nom de Monsieur le Marquis. On connaît la liaison si étroite du duc de Chevreuse avec le duc de Beauvillers et Fénelon, et l'influence de ces trois hommes de bien sur le duc de Bourgogne. Saint-Simon a dit du duc de Chevreuse qu'il était « né avec beaucoup d'esprit naturel, d'agrément dans l'esprit,... de facilité pour le travail et pour toutes sortes de sciences. » (Mémoires, tome X, p. 266.) Mais ce qu'en lui il a loué surtout, d'accord en cela avec tous les témoignages et avec les éloges que lui donne ici Racine, ce sont ses vertus, la droiture de son cœur, « sa douceur, sa mesure, sa modestie. » (Ibidem, tome VI, p. 185.)

travaille que pour la gloire se puisse taire d'une protection aussi glorieuse que la vôtre? Non, MONSeigneur, il m'est trop avantageux que l'on sache que mes amis mêmes ne vous sont pas indifférents, que vous prenez part à tous mes ouvrages1, et que vous m'avez procuré l'honneur de lire celui-ci devant un homme dont toutes les heures sont précieuses. Vous fùtes témoin avec quelle pénétration d'esprit il jugea de l'économie de la pièce, et combien l'idée qu'il s'est formée d'une excellente tragédie est au delà de tout ce que j'en ai pu concevoir. Ne craignez pas, MONSEIGNEUR, que je m'engage plus avant, et que n'osant le louer en face, je m'adresse à vous pour le louer avec plus de liberté. Je sais qu'il seroit dangereux de le fatiguer de ses louanges; et j'ose dire que cette même modestie, qui vous est commune avec lui, n'est pas un des moindres liens qui vous attachent l'un à l'autre. La modération n'est qu'une vertu ordinaire quand elle ne se rencontre qu'avec des qualités ordinaires. Mais qu'avec toutes les qualités et du cœur et de l'esprit, qu'avec un jugement qui, ce semble, ne devroit être le

1. Prendre part peut bien signifier simplement ici prendre intérêt. Il nous semble peu probable que le duc de Chevreuse ait eu quelque part aux ouvrages de Racine. De Visé semble, il est vrai, insinuer dans son Mercure qu'un sage, un Socrate collaborait avec notre poëte. Chevreuse était un sage; mais à l'époque où fut composé Britannicus, il était bien jeune pour qu'on pût le reconnaître sous le nom de Socrate. Quoi qu'il en soit, voici le passage du Mercure galant de 1672, écrit à propos de Bajazet : « Ses amis (les amis de Racine) le placent entre Sophocle et Euripide, aux pièces duquel il semble que Diogène Laërce veuille nous faire entendre que Socrate avait la meilleure part des plus beaux endroits. »

2. Racine désigne clairement ici Colbert, dont le duc de Chevreuse avait épousé la fille aînée en 1667. Colbert ne passe pas pour avoir été aussi bon juge des choses de l'esprit que le dit Racine dans ce passage. Mais il avait donné des pensions aux gens de lettres, et Racine lui devait de la reconnaissance.

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