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les choses qui ne se peuvent passer en action; et que tous les anciens font venir souvent sur la scène des acteurs qui n'ont autre chose à dire, sinon qu'ils viennent d'un endroit, et qu'ils s'en retournent en un autre.

Tout cela est inutile, disent mes censeurs. La pièce est finie au récit de la mort de Britannicus, et l'on ne devroit point écouter le reste. On l'écoute pourtant, et même avec autant d'attention qu'aucune fin de tragédie. Pour moi, j'ai toujours compris que la tragédie étant l'imitation d'une action complète, où plusieurs personnes concourent, cette action n'est point finie que l'on ne sache en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. C'est ainsi que Sophocle en use presque partout. C'est ainsi que dans l'Antigone il emploie autant de vers à représenter la fureur d'Hémon et la punition de Créon après la mort de cette princesse, que j'en ai employé1 aux imprécations d'Agrippine, à la retraite de Junie, à la punition de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la mort de Britannicus.

Que faudroit-il faire pour contenter des juges si difficiles? La chose seroit aisée, pour peu qu'on voulut trahir le bon sens. Il ne faudroit que s'écarter du naturel pour se jeter dans l'extraordinaire. Au lieu d'une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudroit remplir cette même action de quantité d'incidents qui ne se pourroient passer qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre, d'autant plus surprenants qu'ils seroient moins vraisemblables, d'une infinité de déclamations où l'on feroit dire aux acteurs tout

1. L'édition de 1670 a : employés.

le contraire de ce qu'ils devroient dire. Il faudroit, par exemple, représenter quelque héros ivre, qui se voudroit faire haïr de sa maîtresse de gaieté de cœur1, un Lacedémonien grand parleur2, un conquérant qui ne débiteroit que des maximes d'amour, une femme qui donneroit des leçons de fierté à des conquérants'. Voilà sans doute de quoi faire récrier tous ces Messieurs. Mais que diroit cependant le petit nombre de gens sages auxquels je m'efforce de plaire? De quel front oserois-je me montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ces grands hommes de l'antiquité que j'ai choisis pour modèles? Car, pour me servir de la pensée d'un ancien, voilà les véritables

D

1. Allusion à l'Attila de Corneille, dans la pièce de ce nom. Les historiens « rapportent, dit Corneille dans son avis Au lecteur (tome VII, p. 105), qu'il avoit accoutumé de saigner du nez, et que les vapeurs du vin et des viandes dont il se chargea fermèrent le passage à ce sang, qui, après l'avoir étouffé, sortit avec violence par tous les conduits. » Et en effet, dans la scène II de l'acte V (vers 1603 et 1604) on voit couler le sang d'Attila. C'est le dénoûment de la pièce qui commence. Il faut dire cependant qu'il s'agit moins d'une ivresse causée par les vapeurs du vin, que d'un mal auquel le roi des Huns est en proie depuis qu'il a tué son frère. Ce qui est rigoureusement exact, c'est qu'Attila veut de gaieté de cœur se faire haïr de sa maitresse Ildione. Voyez la scène i de l'acte III (vers 879-892). 2. Agésilas ou Lysander, dans la tragédie d'Agésilas de Corneille. 3. César, dans le Pompée de Corneille.

4. Cornélie, dans le Pompée de Corneille.

5. C'est de Longin qu'il s'agit. Voici le passage de cet auteur, tel que Boileau l'a traduit au chapitre XII du Traité du Sublime : « Ces grands hommes.... nous élèvent l'âme presque aussi haut que l'idée que nous avons conçue de leur génie, surtout si nous nous imprimons bien ceci en nous-mêmes : « Que penseroient Homère ou Dé« mosthène de ce que je dis, s'ils m'écoutoient? et quel jugement « feroient-ils de moi?» En effet, nous ne croirons pas avoir un médiocre prix à disputer si nous pouvons nous figurer que nous allons, mais sérieusement, rendre compte de nos écrits devant un si célèbre tribunal, et sur un théâtre où nous avons de tels héros pour juges et pour témoins. »

spectateurs que nous devons nous proposer; et nous devons sans cesse nous demander: « Que diroient Homère et Virgile, s'ils lisoient ces vers? que diroit Sophocle, s'il voyoit représenter cette scène? » Quoi qu'il en soit, je n'ai point prétendu empêcher qu'on ne parlât contre mes ouvrages. Je l'aurois prétendu inutilement. Quid de te alii loquantur ipsi videant, dit Cicéron; sed loquentur tamen1.

Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite préface, que j'ai faite pour lui rendre raison de ma tragédie. Il n'y a rien de plus naturel que de se défendre quand on se croit injustement attaqué. Je vois que Térence même semble n'avoir fait des prologues que pour se justifier contre les critiques d'un vieux poëte malintentionné, malevoli veteris poetæ2, et qui venoit briguer des voix contre lui jusqu'aux heures où l'on représentoit ses comédies.

Exclamat, etc..

Occepta est agi,

On me pouvoit faire une difficulté qu'on ne m'a point faite. Mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les lecteurs. C'est que je fais entrer Junie dans les Vestales, où, selon Aulu-Gelle', on ne recevoit personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection, et j'ai cru qu'en considération de sa naissance, de sa

1. « C'est aux autres à voir comment ils voudront parler de vous; mais à coup sûr ils parleront. » (République, livre VI, chapitre xvi.) 2. Racine vient de traduire ces mots : « d'un vieux poëte malintentionné. » Ils se trouvent dans le Prologue de l'Andrienne, aux vers 6 et 7.

3. « On commence à jouer la pièce : il s'écrie, etc. » (Eunuque, Prologue, vers 22 et 23.)

4. Nuits attiques, livre I, chapitre XII.

vertu et de son malheur, il pouvoit la dispenser de l'âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l'âge pour le consulat tant de grands hommes qui avoient mérité ce privilége.

Enfin je suis très-persuadé qu'on me peut faire bien d'autres critiques, sur lesquelles je n'aurois d'autre parti à prendre que celui d'en profiter à l'avenir. Mais je plains fort te malheur d'un homme qui travaille pour le public. Ceux qui voient le mieux nos défauts sont ceux qui les dissimulent le plus volontiers. Ils nous pardonnent les endroits qui leur ont déplu, en faveur de ceux qui leur ont donné du plaisir. Il n'y a rien, au contraire, de plus injuste qu'un ignorant. Il croit toujours l'admiration est le partage des gens qui ne savent rien. Il condamne toute une pièce pour une scène qu'il n'approuve pas. Il s'attaque même aux endroits les plus éclatants, pour faire croire qu'il a de l'esprit ; et pour peu que nous résistions à ses sentiments, il nous traite de présomptueux qui ne veulent croire personne, et ne songe pas qu'il tire quelquefois plus de vanité d'une critique fort mauvaise, que nous n'en tirons d'une assez bonne pièce de théâtre.

que

Homine imperito nunquam quidquam injustius1.

1. Térence, Adelphes, vers 99.

C'est ce vers que traduit Racine lorsqu'il dit un peu plus haut : « Il n'y a rien......... de plus injuste

qu'un ignorant. »

SECONDE PRÉFACE1.

Voici celle de mes tragédies que je puis dire que j'ai le plus travaillée. Cependant j'avoue que le succès ne répondit pas d'abord à mes espérances. A peine elle parut sur le théâtre, qu'il s'éleva quantité de critiques qui sembloient la devoir détruire. Je crus moi-même que sa destinée seroit à l'avenir moins heureuse que celle de mes autres tragédies. Mais enfin il est arrivé de cette pièce ce qui arrivera toujours des ouvrages qui auront quelque bonté. Les critiques se sont évanouies; la pièce est demeurée. C'est maintenant celle des miennes que la cour et le public revoient le plus volontiers; et si j'ai fait quelque chose de solide et qui mérite quelque louange, la plupart des connoisseurs demeurent d'accord que c'est ce même Britannicus.

A la vérité j'avois travaillé sur des modèles qui m'avoient extrêmement soutenu dans la peinture que je voulois faire de la cour d'Agrippine et de Néron. J'avois copié mes personnages d'après le plus grand peintre de l'antiquité, je veux dire d'après Tacite. Et j'étois alors si rempli de la lecture de cet excellent historien, qu'il n'y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m'ait donné l'idée. J'avois voulu mettre dans ce recueil un extrait des plus beaux endroits que j'ai tâché d'imiter'; mais j'ai trouvé que cet extrait tiendroit presque autant de place que la tragédie. Ainsi le lecteur trouvera bon que je le renvoie à cet auteur, qui aussi bien

1. C'est la préface de 1676 et des éditions suivantes.

2. Comme avait fait Corneille dans une de ses éditions du Cid, et plus tard de la Mort de Pompée.

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