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inflexions douces et tendres, lorsque le rôle réclame surtout de l'énergie.

Après tant de talents divers qui s'étaient tour à tour produits dans le même rôle, peut-être, quoiqu'il faille au théâtre se défier de l'avantage qu'ont naturellement pour nous les admirations présentes sur les admirations de nos pères, peut-être avons-nous vu la plus admirable des Hermiones, supérieure aux Champmeslé et aux Lecouvreur. On croyait que l'ancienne tragédie française, qui avait fait place, sur notre scène, au drame moderne, ne vivait plus que dans les livres et dans l'admiration des lettrés, et qu'elle était passée à l'état de bel archaïsme, lorsque Mlle Rachel, de son souffle inspiré, la ranima devant la foule. Hermione fut, dans le théâtre de Racine, le premier rôle qu'elle joua à la Comédie française; c'était au mois de juin 1838, dans ses premiers débuts. Quelque admirée qu'elle ait été dans d'autres tragédies de notre poëte, nous croyons que dans aucune elle n'a paru aussi parfaite que dans Andromaque. La terrible ironie d'Hermione convenait merveilleusement à son talent. Elle avait le secret de pousser cette ironie à ses dernières limites, sans rien lui faire perdre de sa dignité tragique. On ne pouvait la voir sans se dire que le génie de Racine n'avait pas autrement conçu la fierté, la passion de ce rôle magnifique. La dernière représentation qu'ait donnée Mlle Rachel (23 juillet 1855) a été une représentation d'Andromaque. Elle a fait, dans le rôle d'Hermione, ses adieux au grand art qu'elle avait relevé.

Les grands comédiens que Saint-Évremond affectait de croire nécessaires à Andromaque pour la soutenir dans la faveur publique n'ont donc en aucun temps manqué à cette tragédie. C'est un bonheur qui n'arrive qu'aux belles œuvres, source inépuisable d'inspiration, ouverte pour toutes les générations.

Il est très-vrai, comme le dit Racine dans sa seconde préface, qu'il ne doit rien, pour le sujet de sa tragédie, à la pièce du théâtre grec qui porte le même titre. Il n'y a pas trouvé non plus la première idée de ses caractères. Nous aurons à signaler seulement quelques emprunts de détail qu'il a faits à l'Andromaque d'Euripide, aussi bien qu'aux Troyennes du même poëte, et aux Troyennes de Sénèque. Voltaire, dans sa préface du Pertharite de Corneille, joué en 1652, dit qu'il croit avoir dé

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couvert dans cette pièce le germe de la belle tragédie d'Andromaque. Avant sa découverte, quelques rapports frappants entre les deux tragédies avaient déjà été signalés; mais il exagère beaucoup lorsqu'il avance qu'on trouvera dans Pertharite « toute la disposition de la tragédie d'Andromaque; » il suffisait de dire quelques situations qui se ressemblent. Son intention d'ailleurs n'était pas de rabaisser la gloire de Racine. C'était Corneille dont il traitait le génie avec trop peu de respect, lorsque dans son commentaire il ne craignait pas d'écrire « Il est évident que Racine a tiré son or de cette fange. Pour Racine, il prend soin de le disculper de plagiat : personne n'eût songé à en accuser l'auteur d'Andromaque. Ni dans son plan général, ni dans ses caractères, ni dans ses admirables peintures des passions, sa tragédie ne doit rien à Pertharite; il a donc pu légitimement demander quelques inspirations à Corneille, sans avoir dans cet emprunt rien perdu de son originalité.

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Si Andromaque avait eu réellement quelques modèles, nous n'aurions pu négliger d'en parler sans laisser incomplet l'historique de cette pièce; il est moins nécessaire d'énumérer les traductions ou imitations qui en ont été données. Mentionnons cependant, parce qu'elle a eu au dix-huitième siècle quelque célébrité, la tragédie de la Mère en détresse (Distrest Mother), que Philips fit représenter sur la scène anglaise, et qui est moins une imitation qu'une traduction, mais une traduction quelquefois inexacte, d'Andromaque. On y trouve trois nouvelles scènes ajoutées au dénoûment de Racine. La pièce a été imprimée en 1712'. L'abbé du Bos et Louis Racine en ont parlé; Richardson, dans son roman de Paméla2, en a fait une critique de quelque étendue, qui, dans son intention, s'adressait plutôt au poëte original qu'à son traducteur; il est à regretter qu'il n'ait pas suffisamment distingué l'un de l'autre, et qu'en quelques endroits il ait paru croire avoir affaire à Racine, tandis qu'il n'eût dû s'en prendre qu'à son copiste

1. The distrest Mother, a tragedy, written by Mr Philips. Printed for T. Johnson, bookseller at the Hague, M.DCC. XII (in-12).

2. Pamela, or Virtue rewarded (Londres, M.DCC.XLII, 4 vol. in-8o), vol. IV, letter x1, from Mrs. B. to lady Davers, p. 66-88.

peu fidèle. Philips n'avait pas été dans son pays le premier traducteur de la pièce de Racine. « Dès 1675, dit l'abbé du Bos1, les Anglais avaient une traduction en prose de l'Andromaque, retouchée et mise au théâtre par M. Crown. » Mais la Mère en détresse, qui est en vers, semblait par cela même une tentative plus sérieuse pour naturaliser en Angleterre le chefd'œuvre de notre poëte. Richardson nous apprend que Mrs Porter, chargée du rôle d'Hermione, le jouait avec un talent incomparable. Il parle avec indignation d'un épilogue récité à la suite de la pièce; cet épilogue, qui a été imprimé sous le nom de Budgell, et qu'on a quelquefois attribué à Addison, était, dit Richardson, rempli d'équivoques absurdes et assez indécentes pour faire perdre contenance aux spectatrices. Il est au moins certain que c'était une bouffonnerie ridicule, et d'autant plus sacrilege qu'on la faisait débiter par l'actrice qui venait de représenter Andromaque, la plus noble figure de cette tragédie. De telles monstruosités de goût ne permettaient plus de savoir gré aux Anglais de l'hommage que par leur traduction ils semblaient rendre au génie du poëte français. Richardson du moins, que révoltait tant de grossièreté, était digne de sentir les beautés délicates d'Andromaque, même à travers une traduction qui l'affaiblissait beaucoup et quelquefois la dénaturait. Dans l'examen qu'il en fait, il exprime souvent une juste et vive admiration; mais il était trop austère pour que la pièce ne lui parût pas offrir quelques dangers; il inclinait à ranger l'auteur d'Andromaque parmi les écrivains qui « semblent avoir pour but de soulever ces orages du cœur dont la violence emporte tout, religion, raison, bonnes mœurs. » Son génie, qui se complaisait dans la peinture candide des sentiments les plus doux, ne pouvait s'accommoder d'un Pyrrhus si féroce, d'une Hermione si emportée, si cruelle. Quelques-unes de ses appréciations sévères ne font que reproduire ce que d'autres censeurs de la pièce avaient dit avant lui, et sont fort contestables, quoique, dans sa lettre à d'Alembert, Rousseau les déclare très-judicieuses, heureux qu'il était de trouver pour sa thèse

1. Réflexions critiques, 2o partie, section xxxII.

2. Cette actrice était la célèbre Mrs Oldfield, qui fut, dit J. J. Rousseau, enterrée à Westminster.

sur les vices du théâtre l'appui d'une telle autorité. Mais nous avions seulement à rappeler en quelques mots la traduction anglaise de Philips, et non à rentrer dans l'histoire des diverses critiques d'Andromaque.

Parmi les imitations de cette tragédie, il en est une qui, dans plusieurs des principales situations, suit Racine à la trace : si peu racinienne cependant, si étrange, qu'on hésite à en parler ici. Si l'on ne regarde qu'au nom de l'imitateur, c'est celui d'un vrai poëte, d'un poëte charmant que l'on peut citer partout; mais son génie s'égarait beaucoup trop dans les sentiers d'une fantaisie déréglée. Dans le petit drame en vers, œuvre de jeunesse, qui a pour titre : les Marrons du feu, et dans laquelle Hermione est devenue la Camargo, Oreste l'abbé Annibal Désiderio, comment dire ce qu'Alfred de Musset a tiré de l'or de Racine? Ne retournons pas la phrase, citée plus haut, du commentaire de Pertharite: elle rendrait mal notre pensée. Mais Voltaire, dans le même commentaire, a parlé de Phidias faisant d'une statue informe son Jupiter Olympien : ici nous songeons à quelque jeune sculpteur téméraire, qui, dans une débauche de son imagination et de son ciseau, aurait changé le Jupiter Olympien en un Satyre; le Satyre est plein de verve; mais c'est toujours une profanation et un malheur de se jouer, fût-ce très-spirituellement, avec les Dieux.

Notre texte est celui de l'édition de 1697. Les variantes nous ont été données par deux éditions séparées : celle de 1668 d'abord, qui est l'édition originale, et celle de 1673 (Paris, Henry Loyson), très-différente en plusieurs points de la première; et par les éditions collectives dont nous avons fait usage pour les pièces précédentes.

MADAME,

A MADAME1.

Ce n'est pas sans sujet que je mets votre illustre nom à la tête de cet ouvrage. Et de quel autre nom pourrois-je

1. Nous avons comparé cette épître avec un manuscrit qui fait partie de la collection d'autographes appartenant à M. le marquis de Biencourt. Ce manuscrit, dont nous ignorons l'histoire, comme celle de beaucoup d'autres autographes, et dont nous ne pouvons contrôler l'authenticité, diffère par une seule petite variante du texte de l'édition originale, lequel est identique avec celui de l'édition de 1736, le premier recueil qui reproduise l'épître. Voyez ce que nous avons dit au tome I (p. 389, note 1) et ce que nous disons plus loin dans le tome II, en tête de Britannicus, de deux autres manuscrits du même genre. — Madame, à qui cette épître est adressée, est HenrietteAnne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, fille de Charles Ier, petite-fille de Henri IV, née le 16 juin 1644, mariée le 31 mars 1661 à Philippe de France, duc d'Orléans, morte à vingt-six ans, le 30 juin 1670. Racine, nous le verrons, ne put lui dédier Bérénice, qu'elle avait inspirée. Elle reçut du moins l'hommage d'Andromaque; et elle en était digne par le charme de son esprit, par son amour pour les lettres, par la protection éclairée qui lui mérita la reconnaissance des plus beaux génies de ce siècle. L'histoire ne dément pas les louanges que Racine lui donne. Son souvenir est devenu inséparable de celui de Bossuet, de Racine et de Molière. Mme de Sévigné (Lettre à Bussy, 6 juillet 1670) dit qu'en la perdant, on perdit « toute la joie, tout l'agrément et tous les plaisirs de la cour. La Fare, dans ses Mémoires, est d'avis que, depuis la mort de Madame, le goût des choses de l'esprit avait fort baissé dans la cour de Louis XIV. « Cette jeune princesse, dit Mme de la Fayette, qui a écrit son Histoire, prit toutes les lumières, toute la civilité et toute l'humanité des conditions ordinaires, et conserva dans son cœur et dans sa personne toutes les grandeurs de sa naissance royale.... Elle possédoit au souverain degré le don de plaire et ce qu'on appelle grâces; et les charmes étoient répandus dans toute sa personne, dans ses actions et dans son esprit. » Voltaire a parlé semblablement de la duchesse d'Orléans au chapitre xxv du Siècle de Louis XIV. - Molière a aussi dédié à Madame un de ses chefsd'œuvre, l'École des femmes.

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