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BÉRÉNICE

TRAGÉDIE

1670

NOTICE.

Il n'y a rien de plus connu que l'historique de la tragédie de Bérénice, et les circonstances dans lesquelles Racine, pour complaire à la duchesse d'Orléans, engagea ce duel avec le grand Corneille. L'abbé du Bos en a parlé dans ses Réflexions critiques1, Fontenelle dans sa Vie de Corneille, Louis Racine dans ses Mémoires et dans l'Examen de Bérénice; Voltaire, avec plus de détails, au chapitre xxv du Siècle de Louis XIV, et dans la préface de son commentaire des deux tragédies rivales. Il peut rester quelque doute sur le sens allégorique qu'on voulait donner à la séparation douloureuse de Titus et de Bérénice; mais ce qui n'en admet aucun, d'après les divers témoignages que nous venons de rappeler dans leur ordre chronologique, c'est que le sujet fut choisi par l'aimable princesse à qui Racine avait dédié son Andromaque, et attribué quelque « soin de la conduite » de cette tragédie. On pourrait cependant s'étonner de voir les deux poëtes, dont les pièces furent jouées quelques mois après la mort de celle qui les leur avait demandées, garder un silence si discret sur l'ordre qu'ils avaient reçu. Corneille en tête de son Tite n'a pas d'avis Au lecteur. Racine, dans la préface de Bérénice, ne nomme pas Henriette d'Angleterre. A l'entendre, il semblerait que de luimême il s'était senti porté vers ce sujet, dont le pathétique et la simplicité l'avaient séduit; et, comme pour nous dérouter davantage, l'épitre dédicatoire est adressée à Colbert, dont la

1. Ire partie, section xvi.

2. Voyez la Notice de Tite et Bérénice dans le Corneille de M. MartyLaveaux, tome VII, p. 185 et 186.

figure sévère, et presque étrange en cet endroit, se trouve ainsi avoir pris, en tête de la tendre tragédie, la place de la douce et gracieuse image qu'on y cherche vainement. Serait-ce qu'il y avait dans la fantaisie de la princesse un mystère qu'on respectait, malgré la transparence du voile dont il était couvert, mystère que la mort rendait encore plus inviolable? Henriette d'Angleterre n'avait-elle pas eu réellement dans le choix de cette tragédie l'intérêt secret dont parle Voltaire? Si cela est, il faut avouer que celle qui était avide de voir retracer sur la scène, pour l'y montrer, il est vrai, dans sa défaite, une passion dont il eût fallu écarter tout souvenir, était demeurée dans une malheureuse disposition d'âme. Voltaire dit qu'elle cherchait ces souvenirs « pour son amusement. » Le mot semble léger.

Reconnaissons d'ailleurs que, sauf la donnée très-générale d'un amour combattu et vaincu par le devoir, il y a peu de rapports entre l'histoire de Titus et de Bérénice et l'inclination qu'avaient pu sentir l'un pour l'autre le beau-frère et la belle-sœur. Il fallait qu'Henriette d'Angleterre se contentat d'allusions fort éloignées, dans lesquelles ce qui pouvait le plus toucher un cœur trop mal guéri de sa passion était apparemment le portrait du grand Roi, indiqué d'une manière trèsclaire aux poëtes par le sujet lui-même. La ressemblance est beaucoup plus frappante avec le triomphe que Louis XIV avait remporté sur un plus naturel entraînement de jeunesse, en se séparant de Marie Mancini, Deux vers de la tragédie de Racine qui reproduisent les paroles mêmes de la nièce de Mazarin achèvent cette ressemblance, dont on croit saisir encore quelques autres traits, par exemple dans ce passage où Titus, parlant de la gloire, dit :

... Cette ardeur que j'ai pour ses appas,
Bérénice en mon sein l'a jadis allumée....

Tout ce que je lui dois va retomber sur elle1.

La glorieuse influence attribuée ici à Bérénice ne remet-elle pas en mémoire ce que l'histoire raconte des conseils donnés par Marie Mancini au jeune Louis XIV? C'est de ce côté seulement que sont les allusions bien marquées. Nous serions disposé à

1. Acte II, scène II.

croire que Racine, courtisan si fin, ne les aurait pas hasardées, s'il n'eût point cru que la princesse les approuvait. Plus que Corneille, dont il semblerait qu'elle pouvait prévoir, qu'elle souhaitait peut-être la défaite dans la lutte poétique provoquée par elle, Racine dut avoir la confidence de sa pensée, et comme son mot d'ordre. Henriette d'Angleterre avait été très-liée avec Marie Mancini par une amitié d'enfance; et lorsqu'après la mort de Mazarin Louis XIV revit souvent chez une autre nièce du ministre, chez Olympe Mancini, celle qui avait été l'objet de sa première passion et qu'il avait voulu épouser, Henriette assista plus d'une fois à ces soirées de l'hôtel de Soissons, si pleines de tendres souvenirs. Il est vraisemblable qu'ellemême proposa ces souvenirs à notre poëte. Mais, si l'on adopte en même temps la supposition de Voltaire, quel charme pouvait-elle trouver à les mêler à ceux qui l'intéressaient plus directement? Nous ne chercherons pas à nous en rendre compte : l'étude des sentiments compliqués d'un cœur de femme ne peut ètre ici notre objet.

α

Corneille ne manqua pas de remplir à sa manière une des conditions du sujet, tel que la duchesse d'Orléans l'avait certainement entendu. On peut citer un passage de sa tragédie, où, comme il est dit dans la réponse à la Critique de l'abbé de Villars, il a voulu copier son Tite sur notre invincible monarque; mais il ne fut pas averti, comme Racine, ou n'eut pas l'idée, comme lui, de mettre ouvertement sur la scène le roman des amours du grand Roi. Cette fois Racine laissa reconnaître bien autrement encore que dans l'Alexandre le modèle qu'il avait eu sous les yeux ; et il eut « le bonheur, dit-il dans son épitre à Colbert, de ne pas déplaire à Sa Majesté. » Louis XIV ne trouvait pas mauvais qu'on étalât en public les faiblesses, nous allions dire très-improprement les secrets, de son cœur. Pour l'avoir fait avec une étrange hardiesse, Benserade n'en était que plus en faveur. Il était loin d'avoir déplu par ses allusions aux amours du Roi et de la Vallière, avant même qu'ils fussent déclarés. Racine, ce qui était plus noble, n'eut du moins à peindre qu'un triomphe remporté sur la passion.

1. Les Nièces de Mazarin, par Amédée Renée (1 vol. in-8°, Paris, 1856), p. 281.

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