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d'août de cette année, ont remis au théâtre la tragédie de Bérénice, qui a été extrêmement goûtée du public, soit par l'excellence de l'ouvrage, soit par l'exécution admirable des acteurs. Les principaux rôles de Bérénice, de Titus et d'Antiochus sont remplis par la demoiselle Lecouvreur, par le sieur Quinault l'aîné et par le sieur Quinault du Fresne. » Mlle Lecouvreur avait été surtout très-admirée. On dit cependant qu'en 1729, année où elle joua encore le même rôle, la pièce fut reçue plus froidement. Une Bérénice qui lui fut peut-être supérieure, et dont tous les témoignages contemporains s'accordent à célébrer le triomphe, fut Mlle Gaussin. La Champmeslé n'avait pas un son de voix plus touchant. Les représentations de Bérénice qu'elle donna au mois de novembre 1752 firent une impression profonde. Ce fut évidemment alors que Rousseau vit sur la scène l'attendrissante tragédie1; et l'actrice qu'il vante est Mlle Gaussin. Il nous a conservé un souvenir de son jeu dans les dernières scènes : « Au cinquième acte, dit-il, où cessant de pleurer, l'air morne, l'œil sec et la voix éteinte, elle faisoit parler une douleur froide approchante du désespoir, l'art de l'actrice ajoutoit au pathétique du rôle, et les spectateurs commençoient à pleurer, quand Bérénice ne pleuroit plus. » Des vers qu'on trouve cités dans plusieurs recueils du dix-huitième siècle sont un témoignage contemporain de la vérité d'une petite anecdote, qu'on pourrait cependant prendre pour une légende. A l'une de ces brillantes représentations de Bérénice, la sentinelle, de garde au théâtre, entendant Mlle Gaussin, fondit en larmes, et laissa tomber son arme. En 1788, une jeune actrice avait débuté, en qui semblait revivre Gaussin; sa voix faisait couler les larmes, sa sensibilité était profonde. C'était Mlle des Garcins. Bérénice fut un de ses meilleurs rôles. Les éditeurs du Racine de 1807, dans leurs remarques sur Bérénice qui ont pour titre Additions, parlent de ce grand succès de Mlle des Garcins, comme en ayant été eux-mêmes nouvellement témoins. Ce fut sans doute dans les dernières années de la courte carrière théâtrale de cette actrice, qui mourut

1. La Lettre de Rousseau est de 1758. Il y dit avoir assisté à une représentation de Bérénice, a il y a quelques années. » 2. Tome III, p. 400.

en 1797. Deux représentations de Bérénice données en février 1807 réussirent très-peu; elles offrirent cette singularité que le rôle très-sacrifié d'Antiochus était joué par Talma; c'était Damas qui s'était chargé de celui de Titus. Il y avait trente-sept ans qu'on n'osait plus remettre Bérénice sur la scène, lorsqu'au mois de janvier 1844 Mlle Rachel reprit le rôle qu'avaient illustré les Champmeslé et les Gaussin. Elle ne le garda pas longtemps: soit que nous ne sachions plus guère nous contenter d'un intérêt aussi simple que celui de cette douce élégie, soit que l'actrice eût conscience qu'il manquait cette fois quelque chose à son talent, plus remarquable par la fière énergie que par le don des larmes. Elle avait cependant déployé dans l'interprétation de ce rôle quelques-unes de ses grandes qualités. « Un organe pur, encore vibrant et à la fois attendri, dit M. Sainte-Beuve1, un naturel, une beauté continue de diction, une décence tout antique de poses, de gestes, de draperies, ce goût suprême et discret qui ne cesse d'accompagner certains fronts nés pour le diadème, ce sont là les traits charmants sous lesquels Bérénice nous est apparue; et lorsqu'au dernier acte, pendant le grand discours de Titus, elle reste appuyée sur le bras du fauteuil, la tète comme abîmée de douleur; puis lorsqu'à la fin elle se relève lentement, au débat des deux princes, et prend, elle aussi, sa résolution magnanime, la majesté tragique se retrouve alors, se déclare autant qu'il sied, et comme l'a entendu le poëte : l'idéal de la situation est devant nous. »

L'édition de 1697 est celle que nous suivons pour le texte de Bérénice, comme pour celui des pièces précédentes. Nous donnons les variantes de 1671, édition séparée et la première de toutes, et celles des recueils de 1676 et de 1687.

1. Portraits littéraires, tome I, p. 125.

A MONSEIGNEUR COLBERT,

secrétaire d'État, contrôleur GÉNÉRAL DES FINANCES, SURINTENDANT DES BÂTIMENTS, GRAND TRÉSORIER DES ORDRES DU roi, MARQUIS DE SEIGNELAY, ETC.'.

MONSEIGNEUR,

Quelque juste défiance que j'aie de moi-même et de mes ouvrages, j'ose espérer que vous ne condamnerez pas la liberté que je prends de vous dédier cette tragédie. Vous ne l'avez pas jugée tout à fait indigne de votre approbation. Mais ce qui fait son plus grand mérite auprès de vous, c'est, MONSEIGNEUR, que vous avez été témoin du bonheur qu'elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.

L'on sait que les moindres choses vous deviennent considérables, pour peu qu'elles puissent servir ou à sa gloire ou à son plaisir. Et c'est ce qui fait qu'au milieu de tant d'importantes occupations, où le zèle de votre prince et le bien public vous tiennent continuellement attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre jusqu'à nous, pour nous demander compte de notre loisir.

J'aurois ici une belle occasion de m'étendre sur vos louanges, si vous me permettiez de vous louer. Et que ne dirois-je point de tant de rares qualités qui vous ont attiré l'admiration de toute la France, de cette pénétra

1. Jean-Baptiste Colbert, né à Reims en 1619, mort le 6 septembre 1683. Racine avait déjà fait son éloge dans l'Épitre au duc de Chevreuse qui précède Britannicus. Les gens de lettres voyaient un Mécène dans ce grand ministre; mais on chercherait en vain quelque convenance particulière entre un nom si austère et la tragédie que cette dédicace met sous sa protection.

tion à laquelle rien n'échappe, de cet esprit vaste qui embrasse, qui exécute tout à la fois tant de grandes choses, de cette âme que rien n'étonne, que rien ne fatigue?

Mais, MONSEIGNEUR, il faut être plus retenu à vous parler de vous-même; et je craindrois de m'exposer par un éloge importun à vous faire repentir de l'attention favorable dont vous m'avez honoré. Il vaut mieux que je songe à la mériter par quelque nouvel ouvrage. Aussi bien c'est le plus agréable remercîment qu'on vous puisse faire. Je suis avec un profond respect,

MONSEIGNEUR,

Votre très-humble et très-obéissant

serviteur,

RACINE.

PRÉFACE.

Titus reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab urbe dimisit invitus invitam1.

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C'est-à-dire que « Titus, qui aimoit passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu'on croyoit, lui avoit promis de l'épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. Cette action est très-fameuse dans l'histoire; et je l'ai trouvée très-propre pour le théâtre, par la violence des passions qu'elle y pouvoit exciter. En effet, nous n'avons rien de plus touchant dans tous les poëtes, que la séparation d'Énée et de Didon, dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant d'un poëme héroïque, où l'action dure plusieurs jours', ne puisse suffire pour le sujet d'une tragédie, dont la durée ne doit être que de quelques heures? Il est vrai que je n'ai point poussé Bérénice jusqu'à se tuer comme

1. Suétone, Titus, chapitre vII. -Racine, dans cette citation, a mêlé deux phrases de Suétone, séparées par un assez grand intervalle; et devant les mots : cui etiam nuptias, il n'a pas cité ceux-ci: propter insignem reginæ Berenices amorem, que traduit cependant sa phrase: « qui aimoit passionnément Bérénice. » Corneille, dans la dernière scène de Tite et Bérénice (vers 1726), a rendu très-exactement l'invitus invitam de Suétone. A Tite qui lui dit :

L'amour peut-il se faire une si dure loi?

Bérénice répond :

La raison me la fait malgré vous, malgré moi.

2. Après les mots : « où l'action dure plusieurs jours,» il y a dans l'édition de 1671 : « et où la narration occupe beaucoup de place. » 3. Cette fin de phrase: « dont la durée ne doit être que de quelques heures,» manque dans l'édition de 1671.

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