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NOTICE.

LE Mercure galant, sous la date du 9 janvier 1672, annonce en ces termes la première représentation de Bajazet : « On représenta ces jours passés, sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne, une tragédie intitulée Bajazet, et qui passe pour un ouvrage admirable. » L'expression « ces jours passés» suppose évidemment une date antérieure au vendredi 8 janvier, veille du jour où la lettre du Mercure fut écrite. L'Histoire du théâtre françois1 hésite entre le 4 et le 5 janvier, incertitude dont nous avons déjà rencontré d'autres exemples dans le même ouvrage, et qui est assez étrange, lorsqu'il était facile, comme ici, d'exclure celui de ces deux jours où le théâtre était fermé, c'est-àdire le lundi 4. La date du mardi 5 janvier est vraisemblable. Le 3 janvier, qui était un dimanche, eût été moins bien choisi pour une première représentation; à plus forte raison, nous le croyons, le vendredi précédent, premier jour de l'année. Du moins est-il douteux qu'on puisse nous opposer l'exemple de Phèdre, jouée, dit-on, le 1er janvier 1677, mais peut-être à Versailles, et non à l'Hôtel de Bourgogne2.

Voici comment la distribution des quatre principaux rôles est indiquée par les éditeurs des OEuvres de Racine avec commentaires de la Harpe3: « Les rôles d'Acomat et de Bajazet furent joués à la satisfaction du public par la Fleur.... et par Brécourt, qui remplissait avec succès l'emploi des jeunes premiers. Atalide fut donnée à Mlle d'Ennebaut, actrice fort aimée; et Mlle Champmeslé.... fut vue avec transport dans le rôle de

1. Tome XI, p. 183.

2. Voyez au tome III la Notice de Phèdre.

3. Tome III, p. 401, Additions des éditeurs.

Roxane. La liste que l'on trouve dans l'édition de M. AiméMartin est la même : l'autorité des éditeurs de 1807 lui a sans doute paru suffisante. Cependant ceux-ci n'avaient pas été tout à fait exacts, comme nous l'apprenons par le témoignage contemporain de la gazette de Robinet. Dans la lettre en vers du 30 janvier 1672, cette gazette nous parle d'abord des rôles des deux amantes rivales, joués par la d'Ennebaut et la Champmeslé, qui, à son jugement, y étaient admirables l'une et l'autre par la véhémence de la passion :

Sans avecque de grands adverbes
Décrire les habits superbes
Dont chacun d'eux est affublé,
D'Ennebaut et la Champmeslé
Entrent dedans leur caractère
D'une force, d'une manière
A toucher les cœurs les plus durs,
Fussent-ils plus Turcs que les Turcs,
Et jusqu'à donner de la crainte
Qu'elles ayent, poussant trop la feinte,
Le sort des quatre grands acteurs
Morts des fureurs de leurs auteurs.

Le comédien Champmeslé représentait Bajazet :

Champmeslé, dessus ma parole,

De Bajazet soutient le rôle

En Turc aussi doux qu'un François,

En musulman des plus courtois.

Le grand vizir Acomat était joué par la Fleur; son confident

Osmin par

Hauteroche:

La Fleur tout de même s'acquitte

Du sien avec bien du mérite,

A savoir du premier vizir.

En le voyant avec plaisir,

Je crus, s'il faut que je le die,
Que le vizir qui prit Candie

Naguère', n'est pas si bien fait,

1. Robinet veut désigner le fameux Achmet Kiuperli, qui fut grand vizir de 1661 à 1675, et fit capituler Candie le 5 septembre 1669.

Quoiqu'il soit plus Turc en effet.
Hauteroche en son personnage
De favori prudent et sage
Paroit, et c'est la vérité,

Un acteur expérimenté.

Robinet nomme aussi, pour n'omettre personne, les deux esclaves confidentes, dont les personnages étaient représentés par Mlle Brécourt et Mlle Poisson.

Ainsi la distribution des rôles attestée par Robinet n'est pas seulement plus complète que la liste des éditeurs de 1807; elle est en contradiction avec cette liste sur un point, d'une importance secondaire, il est vrai : ce ne fut pas Brécourt qui représenta Bajazet. Nous avons déjà vu, dans la Notice de Bérénice, que M. Aimé-Martin avait dépossédé Champmeslé du rôle d'Antiochus pour l'attribuer à Brécourt. Ces erreurs peuvent venir de ce que plus tard celui-ci aurait été chargé des rôles de Champmeslé.

Si l'on en croyait les frères Parfait, il y aurait à faire dans la liste, où nous venons de trouver cette légère inexactitude, une rectification plus intéressante. « Avant la première représentation de Bajazet, disent ces auteurs1, Racine avoit destiné le rôle d'Atalide à Mlle Champmeslé, et celui de Roxane à Mlle d'Ennebaut. Dans la suite il changea de sentiment, et trouva que cette dernière joueroit mieux Atalide, et Mile Champmeslé, Roxane. Enfin après avoir repris et redonné ces rôles, il revint à son premier dessein, de sorte que Mlle Champmeslé joua Atalide, et Mlle d'Ennebaut Roxane. » Il faut entendre, ce nous semble, que ce partage des rôles entre les deux actrices, réglé, après quelques essais, d'une manière dont on peut s'étonner, aurait eu lieu avant la première représentation. Les hésitations de Racine, qui ne sont pas absolument invraisemblables, seraient un fait à noter, si les historiens du théâtre français l'appuyaient de quelque autorité. On y pourrait trouver un indice que le rôle d'Atalide, rôle tendre et charmant, mais que l'énergique passion de celui de Roxane nous fait paraître un peu pâle, n'était

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De

1. Histoire du Théatre françois, tome XIV, p. 514, note a. laporte, dans ses Anecdotes dramatiques (Paris, 1775), tome I, p. 134, a copié cette note.

J. RACINE. II

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pas, au jugement de l'auteur, un rôle secondaire. Mais si réellement Racine changea plusieurs fois de sentiment sur cette distribution de ses personnages, est-il croyable qu'il s'arrêta à celle que les frères Parfait donnent pour définitive? Le témoignage de Robinet n'a rien, il est vrai, qui soit contraire à leur assertion, puisqu'en nommant la d'Ennebaut et la Champmeslé, il ne dit point expressément de quels rôles elles étaient chargées. Mais, à la cinquième représentation, à laquelle assista Mme de Sévigné1, nous ne saurions comment admettre que Mlle Champmeslé eût représenté un autre personnage que celui de Roxane. Quelque charme de douceur qu'elle fût capable de donner à celui d'Atalide, eût-elle pu y mériter la vive admiration qu'exprime ainsi, dans sa lettre du 15 janvier 1672, celle qui l'appelait plaisamment sa belle-fille, par allusion aux amours de Charles de Sévigné? Ma belle-fille m'a paru la plus merveilleuse comédienne que j'aie jamais vue; elle surpasse la des OEillets de cent lieues loin; et moi, qu'on croit assez bonne pour le théâtre, je ne suis pas digne d'allumer les chandelles quand elle paroît. Un peu plus tard Mme de Sévigné, envoyant la pièce à sa fille, lui écrivait encore : « Voilà Bajazet. Si je pouvois vous envoyer la Champmeslé, vous trouveriez cette comédie belle; mais sans elle, elle perd la moitié de ses attraits2. » Estil vraisemblable qu'un si grand effet ait été produit par un autre rôle que celui de Roxane? Il faut donc ou que la Champmeslé l'ait joué dès le commencement, et c'est le plus probable, ou qu'elle ait tardé bien peu à en prendre possession.

α

Quelques mots de Mme de Sévigné, parmi ceux que nous venons de citer, suffiraient pour laisser percer son sentiment sur la pièce, qu'elle était, on le voit, moins disposée à louer que le jeu de la comédienne. C'est chez elle d'abord que nous vou

1. La lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, dont nous allons citer un passage, est datée : « Vendredi au soir, 15o janvier. » Ce jour doit être celui de la cinquième représentation. La lettre fut certainement écrite au sortir de la comédie, qui finissait alors de très-bonne heure. Mme de Sévigné, avant cette date, n'avait assisté à aucune représentation de Bajazet, comme le prouve sa lettre du mercredi 13 janvier. Voyez les Lettres de Mme de Sévigné, tome II, p. 466 et 469.

2. Lettre du 9 mars 1672.

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